XIII LE MÉDAILLON

Il me fut impossible, continua Susannah, de tirer rien autre chose de Tempérance. Elle me laissa le médaillon qu’elle avait suspendu à mon cou. À la place où se trouve maintenant ce grattage confus, Susannah tenait le médaillon à la main en parlant ainsi, on voyait une petite estampe, des armoiries, je pense. Au-dessus de l’écusson, un mot avait été ajouté au poinçon, un seul mot, gravé d’une main tremblante. Je ne savais pas lire encore, mais chacune des lettres burina sa forme au fond de ma mémoire, et plus tard je pus les épeler en mon souvenir. Le mot écrit au-dessous de l’écusson était un nom, et ce nom était Mary.

– Mary ! répéta Brian.

Une idée venait de germer vaguement dans son esprit. Il se pencha sur le médaillon. Mais qui jamais a pu voir deux fois de suite la même figure dans les nuages ? Brian chercha en vain les deux aigles qu’il avait reconnus aux deux côtés de l’écusson. La couronne de comte, seule, restait visible au-dessus des armoiries.

– Et c’est votre père qui a détruit cette gravure, milady ? demanda-t-il.

– J’allais vous le dire, répondit Susannah.

– Vous pensâtes à votre mère, Susannah ?

La belle fille baissa la tête.

– Milord, dit-elle, je pensai à une femme douce et bonne qui m’aimait. Je ne pensai pas à ma mère, puisque je croyais qu’elle me détestait. Parmi les cruels souvenirs qui forment tout mon passé, le plus amer et le plus cruel est celui-ci : j’ai souvent maudit ma mère. J’étais encore à regarder mon cher médaillon, lorsque Ismaïl vint me faire sa visite du soir. J’essayai de le cacher dans mon sein ; mais il aperçut ce mouvement et me saisit le bras.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, miss Suky, savons-nous déjà la route de notre sein, cette cachette dont on n’use guère à votre âge ? Montrez-moi cela, mon enfant. Ce ne peut être encore un billet doux, je pense ?

– Ne me le prenez pas ! m’écriai-je ; je vous en prie, ne me le prenez pas !

– Nous y tenons donc bien, miss Suky ? Voyons ! Je vous le rendrai ; mais il faut me le montrer tout de suite.

– Vous vous souvenez d’Ismaïl, milord ? c’était un homme terrible. Il me semble voir encore son pâle visage, dont la partie inférieure était cachée par une barbe épaisse, noire, soyeuse. Tempérance disait qu’il était beau. C’était, en tout cas, une effrayante beauté que la sienne. Et sa voix ! comme elle éclatait sourde, moqueuse, menaçante ! J’ai entendu depuis une voix semblable. C’était la voix d’un homme…

Susannah baissa le ton et s’approcha de Brian.

– C’était la voix de l’homme qui est maintenant mon maître, acheva-t-elle.

L’attention de Brian redoubla. Susannah reprit :

– Cet homme, qui s’est fait connaître à moi sous le nom de Tyrrel, et que lady Ophélia nomme sir Edmund Makensie.

– Sir Edmund Makensie ! s’écria Lancester.

– Vous le connaissez, milord ?

– À coup sûr, je le connais, madame. Qu’alliez-vous me dire sur sir Edmund Makensie ?

– J’allais vous dire, milord, que sa voix a fait une fois sur moi un effet extraordinaire. Cette fois, cette seule fois, il parla avec colère, avec passion, et sa voix devint celle d’Ismaïl.

Brian sourit d’un air de doute.

– Oh ! ce fut un douloureux moment ! ajouta la belle fille, il y avait là un mourant qui dormait, et l’on me dit de le baiser au front. Je le baisai, milord, parce qu’on me menaçait de vous perdre. Dieu veuille qu’il n’en soit point résulté de mal !

Brian la regarda avec inquiétude.

– Vos paroles deviennent pour moi des énigmes, Susannah, dit-il. Au nom du ciel, expliquez-vous !

– Bientôt, milord, bientôt. Maintenant que j’y pense, mon cœur se serre encore. Oh ! c’était sa voix… c’était sa voix !

– Madame, dit doucement Lancester, assez de malheurs réels ont pesé sur votre vie, sans aller vous créer des fantômes. Quoi de commun entre le débonnaire visage de sir Edmund et la figure énergiquement méchante du juif Ismaïl ? faut-il vous rappeler qu’Ismaïl est mort ?

– Sur l’échafaud, murmura Susannah ; je le sais… je l’ai vu pendre mon père, milord !

Elle s’arrêta, tremblante, et fut quelques secondes avant de reprendre la parole.

Brian, pendant ce temps, songeait à ce sir Edmund, dont il avait jusqu’alors déploré le malheur, et qui se trouvait être, suivant Susannah, la tête d’une criminelle et mystérieuse entreprise. Il ne savait pas encore quels étaient le but et les moyens de cette entreprise, mais il rêvait déjà aux mesures à prendre pour arracher le masque de cet homme, qui faisait abus de son infirmité et trompait d’autant plus facilement le monde qu’on le plaignait davantage, et que la compassion fermait la porte aux soupçons.

– Je vous disais, milord, reprit Susannah, que mon père m’ordonna de lui remettre l’objet caché dans mon sein. Je dus lui obéir. Aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur le mot écrit au poinçon et sur les armoiries, une exclamation de colère lui échappa.

– Misérable Tempérance ! murmura-t-il ; qui vous a donné ce bijou, miss Suky ?

– Je ne répondis point.

– Il est fort joli, ma fille, reprit-il ; voulez-vous m’en faire cadeau ?

– Non, oh non ! monsieur, m’écriai-je, je vous supplie de me le laisser !

– Je vous le laisserai, Suky, si vous êtes une bonne fille, c’est-à-dire si vous m’avouez que c’est Tempérance qui vous a donné ce bijou.

– Je savais que mon père frapperait Tempérance, et j’avais pitié d’elle.

– Non, monsieur, répondis-je, ce n’est pas Tempérance.

– Cela sait déjà mentir ! murmura-t-il avec un narquois sourire ; l’éducation ne sera ni longue ni difficile à faire.

Il s’assit auprès de moi, tournant et retournant le médaillon entre ses doigts, comme s’il eût voulu l’ouvrir, moi, je n’avais pas même soupçonné qu’il pût être creux. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles il m’entretint de choses frivoles, son doigt pressa par hasard le ressort du secret et le médaillon s’ouvrit. Je poussai un cri de surprise.

– Ah ! ah ! Suky, dit-il, vous ne vous attendiez pas à cela.

– Qu’y a-t-il dedans, monsieur ? demandai-je curieusement.

– Il y a de l’eau de Portugal, miss Susannah, et quelques poils de chatte.

En prononçant ces mots, il s’approcha de la grille, et y jeta un objet qu’il avait pris dans le médaillon. Cet objet pétilla en touchant le coke, et rendit un flocon de fumée. Ce devait être une mèche de cheveux.

– Mon père avait pris dans le médaillon un petit papier d’une extrême finesse qui accompagnait les cheveux. Il mit son lorgnon à l’œil et lut :

« À Susannah quand elle saura lire. »

– Bon ! s’écria-t-il, voilà une naïveté ravissante ! Naturellement, Suky, vous ne vous seriez point avisée de lire avant d’avoir appris votre alphabet.

– Mais j’apprendrai, monsieur, interrompis-je ; ce papier est à moi, rendez-le-moi.

– Vous apprendrez, Suky, voilà ce qui est vrai ; vous apprendrez dès demain à lire, à chanter, à danser : tout ce qu’une belle fille doit apprendre pour captiver le cœur d’un homme. Quant au papier, c’est autre chose. Ne vous en inquiétez pas, et laissez-moi déchiffrer ce griffonnage.

Il commença, en effet, la lecture du billet enfermé dans le médaillon.

– Le papier était très petit, milord ; pourtant il contenait sans doute bien des choses, car mon père fut longtemps à le lire. Tout en le lisant, il murmurait d’amères paroles et haussait les épaules avec dérision.

– Que c’est bien cela ! s’écria-t-il enfin ; il y a là, pardieu, dans ce misérable chiffon, de quoi faire fondre en larmes tout un bataillon de vieilles femmes ! Si la personne qui vous écrit ces fadaises était riche, Suky, je crois que nous pourrions nous arranger ensemble, car rien ne lui coûterait.

– Quelle est cette personne, monsieur ? demandai-je d’une voix suppliante.

Il répondit avec son sourire moqueur :

– C’est un beau jeune homme qui se meurt d’amour pour vous, Suky.

– Et c’était Ismaïl qui vous parlait ainsi, madame ! dit Lancester, dont les sourcils s’étaient froncés ; votre père !

– Milord, Ismaïl alla plus loin. Il y a huit jours, je vous aurais répété sans rougir tout ce que me disait Ismaïl. Depuis huit jours, la lumière s’est faite en moi : je sais que, devant Dieu comme devant le monde, ces enseignements sont infâmes.

– Quoi ! madame, s’écria Brian, faut-il donc que je suppose ?

– Laissez, milord, dit Susannah, dont un sourire noble et pur éclaira la tristesse, ne m’interrogez pas. Je ne comprendrais point vos questions peut-être.

Brian de Lancester se sentit rougir tant il y avait loin de cette candeur à la demande qu’il avait été sur le point de formuler.

– Ismaïl avait toujours à la main le médaillon, reprit cependant Susannah. Tout à coup il tira de sa poche un outil pareil à celui dont se servait Roboam pour sculpter ses petits morceaux de bois, et vint brusquement se rasseoir auprès de moi. Puis, à l’aide de son outil, il commença le grattage de l’écusson.

– Oh ! monsieur, m’écriai-je en sanglotant, vous effacez le nom de la personne qui m’aime. À quoi me servira-t-il d’apprendre à lire ?

– Vous tenez donc bien à savoir ce nom, Susannah ? Ma fille, dans quelque temps, vous compterez par douzaines les gens qui vous aimeront. Sur ma foi, vous serez une heureuse créature, Suky. Je vous donnerai, moi, des parures à écraser les plus brillantes ladies. Vous serez l’astre, vous serez la lionne. Autour de vous se pressera une foule compacte de soupirants. Tous vous demanderont votre cœur. M’écoutez-vous, Suky ?

Je suivais d’un œil triste l’œuvre de destruction à laquelle il se livrait tout en parlant.

– Vous m’écoutez, c’est bien ! reprit-il. Voilà la vie : la vie des femmes, au moins. Or, Suky, beaucoup se perdent par orgueil, beaucoup par étourderie. L’orgueil, que les hypocrites nomment la pudeur, vous conseillera de passer, froide et hautaine, parmi l’encens brûlé en votre honneur ; l’étourderie, que vous entendrez nommer la voix du cœur, vous dira d’aimer quelque jeune gentleman à la voix douce, au tendre sourire. Prenez garde, Susannah ! Le devoir d’une femme… Mais voici votre bijou que je vous rends, ma fille.

Il me rendit, en effet, le médaillon vide et dans l’état où vous le voyez. Puis il reprit, d’une voix presque solennelle :

– Le devoir d’une femme est d’aimer, Susannah, d’aimer et de se donner sans réserve, sans combat, à ceux que choisit leur père ou leur maître… à ceux qui sont riches, généreux, puissants… Vous comprendrez cela plus tard, Suky ; je vous en reparlerai. Dormez bien !

Brian demeurait comme pétrifié.

– Infamie ! infamie ! murmura-t-il enfin.

Il se leva et fit quelques tours dans la chambre. Lorsqu’il revint vers Susannah, son front s’était rasséréné.

– Madame, lui dit-il d’un ton de conviction profonde, cet homme, ce monstre ? n’était point votre père !

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