XI UN BAISER EN SONGE

– Il y avait dans la maison de mon père, dit Susannah, dans Goodman’s-Fields, un petit jardin où s’élevaient douze beaux arbres, comme ceux qu’on voit dans les parcs du roi. Il n’y avait que cela dans le jardin.

« J’étais toute petite. Du plus loin que je me souvienne, je me vois, jouant sur le gazon, au pied des grands arbres qui, plantés en rond, me cachaient les maisons environnantes et ne me laissaient apercevoir que le ciel gris de Londres et parfois le soleil, empourpré par le brouillard.

« Je jouais seule, toujours seule. Je ne sortais jamais. Il n’y avait dans la maison que mon père, une presbytérienne, nommée Tempérance, qui s’enivrait du matin au soir, et un domestique nommé Roboam. Roboam était muet.

« Tempérance avait défense de me parler, et mon père la menaça un jour parce que, dans son ivresse, elle m’avait adressé devant lui quelques mots et dont le sens glissa sur ma jeune intelligence.

« Mais les mots eux-mêmes sont restés dans ma mémoire, comme les moindres incidents de cette époque de mon enfance. Il s’agissait d’un lord méchant et cruel, d’un comte, je pense, qui avait abandonné sa fille, et d’une pauvre femme qui pleurait son enfant de l’autre côté de la Clyde.

« Tempérance n’eut garde de recommencer. Mon père lui faisait peur. C’était une grande fille aux membres masculins, à la physionomie hébétée. Son travail se bornait à m’habiller et à mettre en mouvement la balançoire où je me berçais.

« Roboam servait à table. Son mutisme n’était pas une infirmité de naissance, car il portait sur son visage les traces d’une mutilation barbare. C’était, du reste, un véritable esclave. Mon père le battait. Il a fait pendre mon père.

« Vous connaissiez mon père, milord. Je vous ai vu souvent venir dans la maison de Goodman’s-Fields. Mais vous y vîntes seulement bien des années après l’époque dont je vous parle. Ismaïl Spencer était alors un jeune homme. Je ne puis me souvenir de lui qu’avec un sentiment de terreur. Il ne m’aimait pas. Moi, je l’aimais. J’aimais Tempérance aussi, et j’avais pitié du pauvre muet Roboam.

« Mon père restait quelquefois trois ou quatre jours sans me voir. Je demeurais seule alors avec Tempérance et Roboam. Roboam sculptait de petits morceaux de bois dur dont j’appris la destination plus tard. Tempérance buvait du genièvre jusqu’à ce qu’elle tombât, inerte, sur le parquet. Moi, je courais sous les grands arbres avec ma biche. Je ne vous ai pas parlé de ma biche, Brian, ma pauvre Corah, qui était si douce, si belle, et qui m’aimait tant ! Mon père l’avait amenée dans notre petit jardin, et Roboam lui fit une cabane en planches. J’eus bien peur d’abord, mais Corah lécha ma main. C’était la première fois de ma vie que je recevais une caresse. Je me jetai au cou de Corah dont j’embrassai la joue de fauve avec transport. Mon père se prit à rire. Ce rire me glaça.

« – Ce sera désormais votre compagne, Suky, me dit-il ; elle ne sortira plus de ce jardin.

« Je devins triste. D’où venait-elle cette charmante créature qu’on renfermait dans ma prison ? Elle semblait à l’étroit entre les murs du jardin, qu’elle parcourait en tous sens comme pour chercher une issue. Sans doute hier encore elle était libre comme ces jeunes filles qui couraient joyeusement sur le gazon de Goodman’s-Fields. Moi, du moins, je n’avais jamais été libre.

« Toute cette nuit-là, au lieu de dormir, je pensai aux choses que je ne pouvais atteindre…

Susannah s’arrêta pensive. Brian, qui jusque-là l’avait écoutée avec un muet étonnement, profita de ce moment de silence.

– Vous n’avez donc point connu votre mère, Susannah ? demanda-t-il.

– Non, répondit la belle fille ; mon père m’a parlé d’elle, mais c’était pour m’exhorter à la haïr.

Brian fit un geste de surprise.

– Haïr votre mère ! répéta-t-il ; mais n’avez-vous pas de plus lointains souvenirs que les paroles de votre père ?

– Non, dit encore la belle fille.

– N’y avait-il point de femme auprès de votre berceau ?

– Tempérance, répondit Susannah, qui buvait et qui dormait.

– Et quel âge aviez-vous au temps dont vous me parlez ?

– Je ne sais. Il y a de cela dix ans, et je pense avoir dix-huit ans.

Brian se tut. Susannah se recueillit un instant, puis son beau visage s’éclaira d’un reflet de bonheur et elle reprit tout à coup :

– Que je vous raconte un mystérieux événement, milord, qui vint rompre à cette époque la monotonie de ma réclusion. Longtemps, bien longtemps, lorsque je voulais être heureuse, je fermais les yeux et appelais à moi par la pensée ce rêve ou ce souvenir. C’était un soir. Je me trouvais au parloir, où je m’étais endormie, la tête sur l’épaule de ma biche Corah. Quand je dormais ainsi, Corah restait immobile durant des heures entières. Cette fois, pourtant, elle fit un mouvement qui souleva ma paupière et je vis, dormant toujours ou éveillée, je ne sais, une femme qui se glissait dans le parloir, suivie de Tempérance.

« Que cette femme était belle, milord, et qu’il y avait de bonté sur son doux visage ! Mon cœur s’élança vers elle dès que je la vis ; mais je n’osai bouger, retenue que j’étais pas la sauvagerie de l’enfance, augmentée chez moi par une continuelle solitude. Je tins mes yeux demi-clos et fis semblant de sommeiller. Tempérance et la belle dame s’arrêtèrent au milieu du parloir ; les flancs de Corah frémissaient sous moi, parce que Corah était sauvage aussi et qu’elle avait peur à la vue d’une étrangère.

« J’étais trop enfant, n’est-ce pas, milord, pour inventer de pareils détails ? J’ai vu cette femme ; j’ai senti Corah tressaillir : ce n’était pas un rêve !

Le regard de Susannah se releva sur Brian et interrogea son visage.

– Comme vous eussiez aimé votre mère ! murmura Lancester avec émotion.

– Vous pensez donc que c’était un rêve ? demanda tristement la belle fille.

– Je pense que Dieu a été miséricordieux envers moi et que je ne méritais pas votre amour. Continuez, oh ! continuez à me dire votre vie. Je commence à comprendre ce que vous êtes ; je commence à deviner ce mystérieux et divin travail qui a fait croître un ange là où l’on n’avait jeté que des semences infernales.

– Hélas ! milord, dit Susannah en secouant la tête, vous ne vous souvenez donc plus que je suis une malheureuse esclave entre les mains de gens pervers et forts…

Brian lui prit la main et l’interrompit en souriant.

– Vous êtes une pauvre enfant trompée, répliqua-t-il ; nous sommes à Londres, Susannah ! où deux millions de regards sont ouverts, à Londres où tout pouvoir occulte comme celui dont vous m’avez parlé vaguement est impossible !

– Prenez garde, milord ! j’ai vu des choses…

– Vous me direz tout cela, Susannah, reprit Brian. D’ailleurs, ajouta-t-il de ce ton badin qu’on prend avec les enfants pour s’accommoder à leurs chimériques frayeurs, si ce sont des géants nous les pourfendrons, madame, et si ce sont des diables, nous tâcherons de les exorciser.

Susannah reprit :

– Vous ne sauriez croire, Brian, combien je tiendrais à penser que cette belle dame n’était point une vision. C’est le seul souvenir heureux que j’ai gardé de mon enfance. Elle me contemplait avec des yeux ravis. « Qu’elle est jolie ! » disait-elle d’un air triste et joyeux à la fois. Tempérance n’avait pas bu ce soir-là. – Madame, c’est tout votre portrait ! répondit-elle.

« On entendit un bruit de pas au bout du corridor sur lequel s’ouvrait le parloir.

« Allez-vous-en, madame, allez-vous-en ! s’écria Tempérance qui devint pâle, malgré la couche empourprée que l’habitude du gin avait mis sur sa joue ; au nom de Dieu, allez-vous-en !

« La dame fit un mouvement pour se retirer ; mais quelque chose la retint, et, repoussant les efforts de Tempérance qui voulait l’entraîner, elle s’élança vers moi et me pressa convulsivement contre son cœur. Vous dire ce que j’éprouvai en cet instant serait impossible, milord. Mon âme se fondit. Oh ! ce ne pouvait pas être un rêve ; car, voyez, Brian, me voilà qui pleure à la seule pensée de ce baiser, l’unique baiser, que j’aie senti, doux, sur mon front. Oh ! oui ! vous avez raison. Que j’aurais aimé ma mère, milord !

– Mais c’était elle ! s’écria Lancester ; c’était votre mère, milady : votre mère, qu’on avait sans doute éloignée de vous violemment.

Susannah joignit ses mains et jeta les yeux au ciel avec passion.

– Ma mère ! répéta-t-elle comme si ce mot eût affecté délicieusement ses lèvres au passage ; ma mère ! j’aurais vu ma mère !

Elle se laissa glisser sur le rebord du sofa et tomba à genoux.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle ; faites qu’elle soit heureuse, bien heureuse ! Et faites qu’avant de mourir je puisse encore sentir sur mon front les lèvres de ma mère !

– Ma vie est à vous, madame, dit Lancester en la relevant ; le temps que je donnais à ma rancune ou à mes folies, je vous le donnerai désormais sans réserve. Nous chercherons. Et, si trouver votre mère est une chose possible, nous la retrouverons, je le jure !

Susannah pressa son front à deux mains.

– Non ! non ! murmura-t-elle avec un découragement subit ; ce sont de folles illusions, milord. Écoutez ! lorsque cette bouche amie toucha mon front, je poussai un cri de joie et je tendis mes petits bras afin de rendre étreinte pour étreinte. Hélas ! mes bras se refermèrent sur le vide. Il n’y avait plus au-dessus de moi de belle dame penchée pour me donner un baiser. J’ouvris les yeux : une obscurité profonde était dans la chambre.

Presque aussitôt après la voix menaçante de mon père éclata à la porte du corridor. Je ne pouvais comprendre ce qu’il disait parce qu’il parlait à Tempérance dans une langue à moi inconnue. J’ai su depuis que c’était le patois de l’Irlande occidentale. Tempérance répondait en tremblant, Ismaïl menaçait toujours. Enfin, la pauvre fille poussa des cris perçants, et, parmi les cris, j’entendis la main de mon père retomber sur elle lourdement à plusieurs reprises.

Quand on ralluma la bougie, je vis Tempérance étendue sur le parquet, le visage sanglant et tuméfié. Ismaïl la frappait souvent ainsi. Je m’approchai d’elle pour la consoler : mon père me repoussa rudement.

– Avez-vous bien dormi, Suky ? me demanda-t-il.

– Je ne dormais pas, monsieur, répondis-je, et j’ai vu…

– Vous me conterez votre rêve une autre fois, Suky. Mais ne dormez plus ainsi sur le carreau : les soirées sont froides et vous êtes cause que je suis obligé de châtier Tempérance.

– Quoi ! m’écriai-je, c’est pour moi !

– Écoutez, Suky, reprit Ismaïl avec son méchant sourire ; quand vous aurez comme cela des rêves, venez me les conter tout de suite. Le ferez-vous, Suky ?

– Une question de mon père, milord, c’était toujours un ordre ou une menace. Je courbai la tête et me mis à trembler.

– Le ferez-vous ? répéta Ismaïl en me secouant le bras.

– Je le ferai, monsieur.

– Oui, Suky ; vous êtes une bonne fille. Et d’ailleurs, si vous ne le faisiez pas, je tuerais votre biche.

– Pour la première fois je regardai Ismaïl en face et ses sourcils froncés ne me firent pas baisser les yeux.

– Si vous voulez tuer Corah, je la défendrai, répondis-je.

– Il me frappa doucement sur la joue.

– Suky, dit-il, si vous défendez votre biche je vous tuerai toutes les deux.

Brian tressaillit sur le sofa.

– Le misérable ! prononça-t-il involontairement.

– Il est mort, dit Susannah ; et il était mon père, milord. Quand il fut sorti, je m’approchai de Tempérance, qui gisait sur le parquet, et j’essayai de la relever.

– Du gin ! me dit-elle avec sa voix rauque.

– J’allai chercher du genièvre. Elle but avidement et à plusieurs reprises. Quand elle eut bu, elle se mit à chanter. Je lui demandai instamment et à genoux quelle était cette belle lady qui s’était penchée sur moi pour m’embrasser. Elle éclata de rire et but encore.

– Puis, au lieu de se relever, elle s’étendit de tout son long dans la poussière, en disant :

– Le juif me bat, mais il me laisse boire.

– Tempérance, bonne Tempérance ! m’écriai-je, répondez-moi, par pitié !

– Quant j’ai du gin, je ne crains pas les coups, balbutia-t-elle ; qu’il frappe, le juif, je boirai !

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