III LA LANTERNE JAUNE

Mistress Gruff tourna doucement la clé et poussa la porte.

Anna et Clary avaient résisté longtemps. Mistress Gruff prit la précaution de passer à plusieurs reprises la bougie devant leurs yeux.

Les deux sœurs ne bougèrent pas.

Aussi la douce hôtesse mit-elle de côté le sourire de commande qu’elle avait appelé sur ses lèvres. Son visage reprit la repoussante expression que la nature lui avait infligée. L’hypocrisie tomba ; sous l’hypocrisie parut une dureté réfléchie.

– Vingt livres ! murmura-t-elle en examinant les deux pauvres filles d’un air connaisseur ; maître Lantern fera un joli bénéfice, qu’il veuille les vendre mortes ou vivantes… Ce sont là, ma foi, des morceaux sans défaut, et plus d’un lord viderait sa bourse dans la main d’une honnête femme qui se chargerait…

Mistress Gruff s’arrêta. Peut-être eut-elle l’idée de couper l’herbe sous le pied de Bob et de lui voler sa marchandise, mais le souvenir d’Angus Mac-Farlane vint changer le cours de ses pensées. Elle gagna l’escalier, et toussa de cette façon affectée qui, par tous pays, est un appel.

Le violon de mister Gruff cessa subitement de se faire entendre et le digne aubergiste fut bientôt en haut de l’escalier.

– Est-ce fait ? demanda-t-il tout bas.

– Taisez-vous ! ordonna mistress Gruff par habitude ; que fait le laird ?

– Pas de danger, ma bonne amie. Le laird est dans ses lubies de montagnard. Il cause tout seul de seconde vue et autres fadaises. Oh ! continua mister Gruff en s’arrêtant devant les deux sœurs et avec une véritable commisération ; les deux jolies petite créatures !

– Taisez-vous ! répéta aigrement mistress Gruff, et posez le fanal.

L’aubergiste s’éloigna en soupirant.

– Est-il possible, murmura l’hôtesse avec mélancolie, qu’une femme comme moi ait un mari pareil ! Je suis une pécheresse et Dieu me fait porter ma croix en ce monde, maître Gruff, voilà qui est certain.

Celui-ci souleva d’un bras robuste le châssis de la fenêtre que la pauvre Clary n’avait point pu ébranler et ouvrit une lanterne suspendue à la muraille extérieure. Mistress Gruff lui tendit une bougie allumée. La lanterne, en s’illuminant, jeta sur le mur des reflets d’un jaune vif et brillant.

De l’autre côté de la fenêtre se trouvait une seconde lanterne qui était fermée par un vitrage vert.

Nous l’avons vu briller, cette seconde lanterne, certain soir de dimanche sur la Tamise, pendant le brouillard, et nous savons qu’elle servait de signal à l’escadrille du bon capitaine Paddy, qui venait charger les dépouilles des malheureux qu’exploitait le petit commerce des époux Gruff. Nous aurons à nous étendre plus tard sur les mérites de cette nocturne industrie.

Quant à la lanterne jaune, c’était aussi un signal, mais qui s’adressait aux spéculateurs de la mort. Il n’annonçait pas des dépouilles, mais des cadavres.

Maître Gruff lâcha le châssis inférieur de la fenêtre, qui glissa en grinçant le long des rainures humides et retomba bruyamment.

– J’ai cru voir la barque de Bob en avant de Whitefriars, dit-il, dans trois minutes il sera ici.

– C’est un homme entendu, celui-là ! riposta l’hôtesse avec emphase en couvrant son époux d’un long regard de mépris.

Maître Gruff s’était involontairement rapproché des deux sœurs et les contemplait avec compassion.

– J’ai bien fait du mal en ma vie, murmura-t-il, mais du diable si ce n’est pas une triste chose que de livrer deux beaux enfants comme cela à ce boucher de Bob !

– Que dites-vous ? s’écria l’hôtesse dont le jaune visage devint pourpre de colère ; depuis quand vous mêlez-vous de réfléchir ? Descendez voir si le laird s’impatiente et rapportez-moi un verre de whisky. Allons, plus vite que cela !

Maître Gruff obéit.

Au moment où il revenait annoncer que le laird restait toujours au coin du feu, perdu dans les brouillards de ses pensées, un coup de cloche résonna.

– Voilà maître Bob, dit l’hôtesse ; en besogne, tout de suite !

Ils se mirent à deux pour soulever la table, qu’ils transportèrent dans un coin de la pièce, et Gruff, saisissant à l’aide d’un crochet une corde qui s’enroulait à une poulie vissée dans l’une des poutres du plafond, la fit descendre jusqu’à terre. Pendant cela, l’hôtesse séparait sans trop de précaution les deux sœurs, qui se tenaient toujours embrassées. Elle savait que désormais il n’y avait aucune chance des les éveiller.

Deux draps furent étendus à terre. Gruff et sa femme enveloppèrent Clary, et la déposèrent dans une sorte de hamac préalablement fixé au bout de la corde. D’ordinaire, ce hamac ne servait point à des vivants.

Maître Gruff, à la place où se trouvait naguère la table servie, souleva une lourde trappe, qui cria sur ses gonds rouillés, et laissa voir un trou béant.

– Who’s there ? demanda-t-il tout bas.

– Fellow ! répondit au fond du trou la voix de Bob-Lantern.

La poulie se prit à tourner, et le paquet blanc qui renfermait la pauvre Clary disparut dans le trou.

– Pas si fort ! dit Bob-Lantern, n’allez pas m’avarier cela, maître coquin ! Laquelle est-ce ?

– Du diable ! si j’ai songé à lui mettre une étiquette sur le dos, répondit Gruff d’un ton bourru ; c’est la première venue. La tenez-vous ?

– Attendez ! pas d’imprudence ! C’est fragile, cela maître assommeur. Là, je la tiens, cette chère enfant. À l’autre !

La corde remonta. Mistress Gruff, pendant cette première opération, avait eu le temps d’ensevelir Anna qui se trouva prête ainsi à faire le voyage à son tour.

Mais, au moment où les deux époux la déposaient dans le hamac, un bruit de pas se fit à la porte et le sombre visage du laird Angus Mac-Farlane parut sur le seuil. Mistress Gruff terrifiée lâcha prise ; la tête d’Anna n’étant plus soutenue tomba hors du hamac et souleva en tombant le coin du drap qui la recouvrait. Ses longs cheveux dénoués ruisselèrent aussitôt jusqu’à terre.

Le laird avait monté l’escalier, non point par l’effet d’un soupçon quelconque ou d’un mouvement de curiosité. La pente naturelle de ses pensées l’entraînait fort souvent loin des choses de ce monde, comme il arrive à tous les adeptes de cette superstition endémique en Écosse : la seconde vue. Il était venu là sans réfléchir et parce que, d’ordinaire, c’était là qu’il venait.

– Allez-vous-en ! dit-il en entrant ; je veux être seul.

Mistress Gruff, malgré son agitation, avait eu la présence d’esprit de se placer entre lui et Anna.

– Encore un ballot à descendre, Votre Honneur, balbutia-t-elle.

Le laird marcha lentement vers l’intérieur de la chambre.

– Laisse aller, malheureux, laisse aller ! murmura mistress Gruff en se tournant à demi vers son mari, qui demeurait comme pétrifié.

– Vous ferez approcher un cab, dit le laird dont les idées semblèrent revenir aux choses de la vie ; je veux me rendre à Cornhill pour voir mes filles.

– Comme elles vont être contentes, les pauvres chères demoiselles, osa dire l’hôtesse, qui ajouta en se tournant vers son mari : Veux-tu bien lâcher la poulie, misérable !

L’aubergiste restait frappé de stupeur. C’était à coup sûr un coquin désespéré ; mais la présence de ce père auprès de ses deux filles sacrifiées, le glaçait d’horreur et de crainte à la fois. Le laird, cependant, était arrivé au milieu de la chambre et mistress Gruff le séparait seule de sa fille, suspendue au-dessus de la trappe béante.

L’hôtesse était une femme de tête. D’un coup d’œil, elle toisa la situation. Sans plus tenir compte de son mari, sur l’appui duquel il ne fallait point faire fonds, elle combina un de ces plans rapides, dont le mérite est dans leur simplicité même.

La chambre était éclairée par une seule bougie, dont la lumière tombait de loin, d’aplomb, sur le joli visage d’Anna. Un pas de plus, le laird se trouvait face à face avec sa fille.

L’hôtesse, en ce moment décisif, saisit brusquement la corde de la cloche et la tira de toute sa force. La cloche tinta. Le laird, par un mouvement naturel, leva la tête pour voir d’où venait le bruit ; pendant cela, mistress Gruff bondit en avant et éteignit la bougie.

Une complète obscurité régna dans la chambre, mais un cri terrible du laird prouva que la bougie, si rapide qu’eût été l’action de mistress Gruff, avait encore trop longtemps brillé.

Au moment même où s’évanouissait la dernière lueur, Angus avait vu le visage de sa fille.

Il ressentit au cœur une douleur si aiguë que ses jambes fléchirent et qu’il faillit tomber à la renverse.

Mistress Gruff, déconcertée d’abord par le cri du laird, reprit bien vite courage en voyant qu’il demeurait immobile. Elle revint vers la trappe, arracha la corde des mains de son mari et laissa jouer la poulie.

Anna tomba comme une masse au fond du bateau.

– Tonnerre ! grommela Bob qui s’était tenu coi, devinant qu’il se passait là-haut quelque chose d’extraordinaire ; ce coquin de Gruff vous jette cela comme un paquet de chiffons.

– Nage ! interrompit vivement l’hôtesse.

Et la lourde trappe se ferma avec fracas.

Ce bruit fit tressaillir violemment Angus Mac-Farlane et le rendit au sentiment de la réalité.

– Ma fille ! s’écria-t-il en s’élançant vers l’endroit où il avait aperçu Anna ; j’ai vu ma fille.

– Votre fille ! répéta l’hôtesse en tâchant de rire à gorge déployée ; entendez-vous, maître Gruff ! le laird a vu sa fille !

– Le laird a vu sa fille, dit automatiquement maître Gruff.

Mac-Farlane tâtonnait dans l’obscurité et ne trouvait partout que le sol.

– De la lumière ! reprit-il impérieusement ; qu’on m’apporte de la lumière sur-le-champ !

– Volontiers, Votre Honneur, volontiers. Il n’y a pas besoin de vous fâcher pour cela.

Mistress Gruff ralluma la bougie au bec de gaz qui éclairait l’escalier.

Le laird jeta avidement ses regards autour de lui et pressa son front entre ses deux mains.

Mistress Gruff se prit à sourire et dit doucereusement :

– Votre Honneur s’est endormi au coin du feu, en bas ; auriez-vous fait un mauvais rêve ?

– J’ai vu ! murmura Angus avec détresse ; oh ! j’ai bien vu… elle était là… endormie… ou morte !

Il se pencha pour désigner l’endroit. Un objet blanc frappa sa vue, et il s’en empara vivement. C’était un mouchoir de batiste portant les initiales C. M.-F., brodées au-dessus d’une branche d’if.

Le laird se redressa de toute sa hauteur ; ses yeux lancèrent des flammes ; il poussa un gémissement sourd.

– Et Clary aussi ! s’écria-t-il d’une voix creuse ; toutes deux !… toutes deux à la fois !

Il y avait tant de redoutable menace sur le visage du laird, que l’hôtesse s’enfuit en tremblant et ferma la porte derrière elle, abandonnant son mari à la grâce de Dieu.

Angus s’avança lentement vers lui, prit à poignée la peau de sa poitrine et le terrassa sous lui, comme il eût fait d’un enfant.

– Grâce ! grâce ! râla l’aubergiste à demi mort de terreur.

Angus, dont les dents étaient serrées à se briser, se prit à trois fois pour prononcer ces paroles :

– Sont… elles… mortes ?

– Non, Votre Honneur, non, sur mon salut ! s’écria Gruff ; elles ont bu de l’opium, voilà tout.

Un long soupir s’échappa de la poitrine du laird.

– Écoute, dit-il, si tu mens, je vais te tuer. Où les mène-t-on ?

– Sur le nom de Dieu, je n’en sais rien, répondit Gruff.

Angus le traîna jusqu’à la fenêtre dont il souleva le châssis.

– Vois-tu ce bateau ? demanda-t-il.

Bob s’était attardé pour avoir voulu s’assurer que sa marchandise n’était point avariée ; sa barque était à peine à quarante brasses de la croisée. Gruff la désigna du doigt au laird.

– Votre Honneur ; elles sont là-dedans, dit-il.

Le laird monta sur l’appui de la fenêtre et s’élança dans la Tamise.

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