VII POLITIQUE

Le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, garda pendant quelques secondes un silence embarrassé. Il contemplait Rio-Santo à la dérobée, comme s’il eût voulu tout d’un coup deviner le secret de cet homme, qui soulevant un coin du mystère qui l’entourait, venait de se montrer à lui sous un jour si étrange.

– M’est-il permis d’adresser une question à Votre Seigneurie ? lui demanda-t-il enfin.

– D’ordinaire, répondit Rio-Santo en souriant, Votre Grâce me questionne sans savoir si tel est mon bon plaisir.

Tolstoï rougit, et ses petits yeux gris se baissèrent en même temps que ses épais sourcils.

– Ceci est un reproche, dit-il, et je ne sais en vérité si je dois me permettre…

– Faites, milord, je vous en supplie.

Le prince hésita un instant encore, puis, comme si cette question eût soulevé d’elle-même la chair épaisse de ses grosses lèvres, il reprit :

– Connaissez-vous particulièrement l’empereur, monsieur le marquis ?

– Oui, milord.

– Ah ! fit Tolstoï en couvrant son maintien d’une nouvelle couche de réserve courtoise.

– Nicolas Paulowitsch, continua Rio-Santo, m’a fait l’honneur d’écouter certains plans qui n’étaient alors dans ma tête qu’à l’état de vagues projets. J’étais admis en sa présence, le soir, après la réception de la cour, et bien souvent le jour naissant est venu mettre un terme à nos entretiens.

– En vérité, monsieur le marquis ! dit le prince en se faisant petit sur l’ottomane.

– Oui, bien souvent, reprit Rio-Santo, qui semblait emporté par ses souvenirs. Une fois, après une longue conversation où je m’étais laissé aller à tout l’enthousiasme de mon ardente religion politique, Sa Majesté daigna me prendre la main, et attacha sur ma poitrine cette croix que vous y voyez.

Il montrait la grand’croix de Saint-Georges de Russie qui brillait entre les insignes de l’Aigle-Rouge de Prusse et ceux de l’ordre du Marie-Thérèse d’Autriche.

Le prince redressa sa grande taille dans toute la rigueur d’une tenue d’étiquette.

– Nicolas Paulowitsch, reprit encore Rio-Santo, se souvient de moi, milord, et je lui garde moi-même une respectueuse place au fond de ma mémoire. Ma foi politique diffère de la sienne autant que le jour diffère de la nuit, mais une passion commune nous rapproche, moi, le faible particulier, et lui, le puissant prince : nous nous rencontrons dans la même haine. Ah ! quels que soient ses torts envers le monde et la liberté, votre empereur a une âme robuste, prince, et une volonté royale !

Le marquis se tut. Tolstoï, silencieux, restait immobile comme tout Russe bien élevé devant son supérieur. Rio-Santo avait pris pour lui des proportions fantastiques, et cette main qui avait touché la main de Nicolas lui semblait rayonner une lueur surhumaine.

– Pardon, milord, dit tout à coup Rio-Santo en secouant sa rêverie. Nous voilà bien loin du motif de votre visite. Vous étiez venu me demander une explication…

– Une explication à vous, monsieur le marquis !

– Votre Grâce a une mémoire de cour ! répliqua Rio-Santo en souriant ; il n’y a pas un quart d’heure que vous me demandiez compte comme à votre agent…

– Que Votre Seigneurie ne m’accable pas ! dit le prince ; S. M. l’empereur, mon auguste maître, ne m’avait point appris à quel homme j’aurais l’honneur insigne de transmettre les fonds qu’elle me faisait tenir, et je croyais…

– Que croyiez-vous, milord ?

– Votre Seigneurie ne peut-elle se contenter de mes sincères et respectueuses excuses ? murmura Tolstoï, avec une humilité sous laquelle il y avait déjà bien de la rancune.

– Vous croyiez, reprit Rio-Santo, avoir affaire à un de ces aventuriers désespérés qui spéculent sur les passions secrètes des têtes couronnées, et parviennent, à force de mensonges, d’intrigues et de manœuvres, à soutirer aux princes quelque subvention.

– Ah ! monsieur le marquis ! dit le prince.

– Vous vous demandiez, milord, s’il n’était pas intolérable et choquant de voir un homme comme Votre Grâce se déranger…

– Sur mon honneur, monsieur le marquis…

– Mais ce qui a porté le comble à votre mauvaise humeur, prince, c’est que cet aventurier n’a pas supplié Votre Grâce de lui prêter le soutien de ses hautes lumières ; que, loin de là, il a eu la maladresse grande de garder pour lui ses plans et ses projets. S’il faut le dire, ma vie est plus occupée que celle des autres hommes, parce que les plaisirs du monde sont pour moi une étroite, une sérieuse obligation. Si j’étais forcé de m’ouvrir à tous ceux qui pensent avoir le droit de m’interroger, je manquerais l’heure du Park et passerais auprès de nos ladies pour un homme d’affaires. C’est une chose terrible, voyez-vous : on me prend déjà pour un diplomate.

Rio-Santo attira un des coussins de l’ottomane et y posa nonchalamment sa tête.

Le prince se leva.

– Milord, dit-il en saluant avec raideur, je confesse, avec franchise, que le mystère de votre conduite m’a puissamment intrigué jusqu’à présent, non pas comme simple particulier, mais comme représentant de l’empereur, mon maître. Je vous faisais tenir des sommes qu’il m’était permis de regarder comme très considérables ; peut-être était-il naturel…

– Très naturel, prince, et vous ne pouviez penser autre chose, sinon que l’argent de votre souverain servait à entretenir ce luxe quasi royal dont je m’entoure…

– Je n’ai pas dit cela, monsieur le marquis.

– Vous l’avez pensé, milord. Brisons sur ce point. Vous êtes venu chez moi m’interroger comme aurait pu faire un supérieur à son subordonné. J’ai dû rétablir la sincérité de nos positions respectives et prolonger la leçon, afin que Votre Grâce ne soit point exposée à l’oublier désormais. Maintenant, milord, s’il vous plaît de vous rasseoir et de m’écouter, j’aurai l’honneur de vous soumettre une proposition importante.

Le Russe reprit place de mauvaise grâce sur l’ottomane.

– J’ai un service à vous demander, milord, dit Rio-Santo.

Le prince leva sur lui ses yeux gris étonnés, et les replaça immédiatement sous l’abri de ses gros sourcils. Sa figure se rasséréna. Depuis dix minutes, le marquis le tenait sur la sellette avec une rigueur inouïe, et il entrevoyait avec bonheur la possibilité d’une vengeance. Quelle que fût la demande de Rio-Santo, le Russe était bien déterminé d’avance à la repousser. C’est pourquoi il répondit sans hésiter :

– Monsieur le marquis, je suis tout à vous.

Rio-Santo ouvrit le tiroir d’une table en vieux laque et y prit un papier qu’il tendit à l’ambassadeur.

– Veuillez d’abord prendre connaissance de cet écrit, milord, dit-il.

Le Russe déplia le papier et en commença aussitôt la lecture. Rio-Santo, pendant ce temps, avait tiré de son sein un portefeuille et s’occupait à mettre en ordre divers documents, sans prendre la peine de suivre sur la physionomie du prince l’effet produit par l’écrit que ce dernier avait entre les mains. La physionomie du prince méritait d’être observée en ce moment. À mesure qu’il avançait dans sa lecture, ses sourcils s’abaissaient davantage sur ses yeux, tandis que son front, se plissant comme le corsage annelé d’un insecte, ramenait la racine rigide de ses cheveux jusqu’à la naissance de ses sourcils. De temps à autre tout cela se détendait par un jeu de muscles instantané, la peau du front se déplissait, les cheveux remontaient, et l’œil gris, glissant un regard rapide sous les poils relevés des sourcils, semblait chercher sur la figure de Rio-Santo un commentaire au manuscrit confié.

La figure de Rio-Santo n’expliquait rien. Il lisait, lui aussi, et paraissait ne point songer au prince Dimitri Tolstoï. Parvenu à la fin de sa lecture, celui-ci laissa échapper une exclamation de surprise.

– C’est le plan de Napoléon ! murmura-t-il.

Rio-Santo ferma son portefeuille.

– Le plan de Napoléon, agrandi et approprié à l’état de paix européenne, continua le Russe en se parlant à lui-même.

– J’ai eu l’honneur de voir S. M. l’empereur des Français à Sainte-Hélène, l’année qui précéda sa mort à jamais regrettable, répondit Rio-Santo ; lui aussi haïssait ardemment tout ce que je hais. J’ai pu mettre à profit, milord, les enseignements de sa haute et lumineuse parole. Ce projet, qui n’est qu’une partie de mon plan, à moi, me fut en effet suggéré par le grand homme que la poltronnerie brutale de Wellington, ce demi-dieu grotesque, et les rancunes de l’Europe tant de fois vaincue, enchaînaient au mortel écueil où s’est usée sa vie. Ce projet a-t-il l’approbation de Votre Grâce ?

– Ce projet n’en a pas besoin, milord, répondit Tolstoï qui se mit aussitôt sur la réserve.

– Au contraire, milord, et je compte absolument sur vous pour en poursuivre efficacement l’exécution commencée. Sur vous, et sur vous seul, milord, parce que votre habileté connue vous a fait dans le corps diplomatique une position importante, à laquelle ajoute le rang de la puissance que vous représentez. J’attends la réponse de Votre Grâce.

Tolstoï répondit après quelques secondes de silence :

– Monsieur le marquis, quelque sympathie que j’éprouve naturellement pour un projet dont l’accomplissement servirait, je dois en convenir, au plus haut point la politique de l’empereur, mon maître, je serai forcé, si Votre Seigneurie veut bien le permettre, de me tenir à l’écart.

– Oserais-je vous demander pourquoi, milord ?

– Parce que, répondit Tolstoï dont le petit œil lança un rapide éclair de méchante moquerie, je suis un homme positif et non un poète ; parce que, malgré tout mon désir de vous être agréable, je ne puis voir dans votre plan qu’une très ingénieuse utopie, et que l’ambassade russe a mission de s’occuper exclusivement de choses sérieuses.

– Ainsi, vous me refusez votre concours, milord ?

– Vous m’en voyez sincèrement désolé, monsieur le marquis. S’il m’était permis de donner mon humble opinion à Votre Seigneurie, je lui conseillerais de dormir là-dessus et de songer un peu à Napoléon, qui est mort à Sainte-Hélène pour avoir voulu tenter ce que vous me proposez.

Tolstoï sourit, salua et se dirigea une seconde fois vers la porte.

– Milord, dit Rio-Santo sans chercher à le retenir ; je me verrai forcé d’en appeler à l’empereur, votre maître.

– À merveille, monsieur le marquis ; mais d’ici là…

– Combien croyez-vous qu’il faille de temps, milord, pour avoir une lettre de Sa Majesté Impériale ? interrompit Rio-Santo avec nonchalance.

Ce disant, il rouvrait son beau portefeuille et introduisait une clé microscopique dans la serrure de l’un des compartiments.

Tolstoï eut un mouvement d’inquiétude.

– Combien de temps ? balbutia-t-il, je pense…

– Il faut une minute, milord, poursuivit Rio-Santo en relevant son regard hautain sur Tolstoï cloué au seuil.

Il tira de son portefeuille une large enveloppe cachetée aux armes de Romanoff, surmontées de la couronne impériale. Tolstoï n’eut pas plus tôt aperçu ce cachet qu’il courba la tête et croisa ses deux mains sur sa poitrine, comme font, dit-on, les vizirs turcs devant le cordon de soie qui va les étrangler.

– Lisez, milord, dit Rio-Santo.

Le prince déplia l’enveloppe et en sortit un carré de papier auquel pendait le sceau privé de l’empereur. Le papier était blanc, mais Tolstoï savait ce qu’il avait à faire et n’avait plus envie de se montrer récalcitrant. Il alla vers le foyer et approcha le papier de la flamme. Au bout d’une demi-minute, des caractères tracés en encre verdâtre parurent sur la blancheur du papier.

Il n’y avait que deux lignes, écrites en chiffres, et une signature. Tolstoï prit à son tour dans son portefeuille un papier, froissé, fatigué par un long usage, et l’étendit sur la tablette de la cheminée, auprès du billet au cachet impérial. Le papier froissé était une clé chiffrée. Voici ce qu’épela milord ambassadeur :

« Notre volonté est que Dimitri Nicolaewitsch Tolstoï obéisse aux instructions que pourra lui donner don José-Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo. »

Le prince tourna et retourna la missive dans tous les sens ; il la compara minutieusement à la clé chiffrée, et finit par la remettre au marquis en disant :

– Milord, usez de moi comme il vous plaira.

Une longue et sérieuse conférence s’ensuivit entre le marquis et l’ambassadeur. Ce dernier céda sur tous les points et s’engagea formellement à travailler les divers chargés d’affaires résidant à Londres dans le sens des projets de Rio-Santo, puisque tel était le bon vouloir de Sa Majesté Impériale.

– Milord, dit le marquis en finissant, votre besogne sera facile. Cette tyrannie que nous voulons briser menace le monde entier, et le monde entier par conséquent à intérêt à la secouer. Chacun des diplomates que vous allez voir et aussi chacun de leurs maîtres ont été sollicités à part et ne demandent qu’à se laisser faire. D’ailleurs, songez bien que d’autres mesures, et des mesures plus terribles, seront prises pour frapper le colosse partout à la fois. Un mot encore. Vous comprendrez désormais, j’espère, pourquoi je donne ma vie entière, – ma vie apparente, – à ces passe-temps frivoles dont vous m’avez fait si souvent un crime. On est mieux caché sous ce rôle que sous un masque, milord, et mon manteau pailleté vaut bien les haillons du Romain Brutus. Or, Brutus jeta bas un trône.

Le prince Dimitri Tolstoï se retira par la porte de derrière qui lui avait donné entrée.

Resté seul, Rio-Santo se laissa tomber, épuisé, sur l’ottomane. Il était dix heures du soir environ. D’ordinaire, le marquis passait une partie de la nuit à rattraper le temps que lui volait le monde, mais, ce soir, la fatigue fut plus forte que sa volonté. Tandis qu’il essayait de réfléchir, sa tête se pencha sur les coussins de l’ottomane : il s’endormit. Son sommeil fut agité et inquiet. La pendule, sonnant les douze coups de minuit, l’éveilla en sursaut. Il se leva, mais au premier pas qu’il fit, son pied se heurta contre le corps d’un homme étendu sans mouvement sur le tapis. Ce n’était pas un malfaiteur, car le robuste et beau Lovely s’était couché auprès et léchait son visage en aboyant plaintivement.

Rio-Santo se mit à genoux. L’homme qui gisait sur le tapis avait la face souillée de sang et ses cheveux mouillés tombaient, épars, autour de lui. Son costume écossait était également trempé d’eau et taché de sang.

Rio-Santo poussa un cri de surprise en voyant les traits de cet homme. Il s’élança et saisit une bougie, car il ne pouvait pas en croire ses yeux. La bougie lui montra qu’il ne s’était point trompé.

– Angus ! Angus ! s’écria-t-il ; mon frère !

Le laird ne bougea pas. Rio-Santo le souleva et l’étendit sur l’ottomane. Il y avait des larmes sous ses paupières, tandis qu’il répétait :

– Angus ! mon frère Angus !

Le laird ouvrit enfin les yeux et promena autour de lui son regard éteint.

– Toutes deux ! toutes deux, mon Dieu ! râla-t-il d’une voix déchirante, toutes deux perdues !

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