XVI ESCLAVAGE

La physionomie de mon père était effrayante à voir au moment où il reparut sur le seuil. Roboam, à demi-mort d’épouvante, poussait des gémissements inarticulés. Mon père, bien qu’il ne fût pas plus robuste en apparence que le commun des hommes, possédait réellement des muscles d’athlète. Il lança Roboam avec tant de violence que le malheureux alla tomber à l’autre bout de la chambre. Les convives retournèrent paisiblement leurs sièges pour voir avec plus de commodité ce qui allait se passer.

Le juif Eliezer était boiteux et s’aidait en marchant d’une forte canne de bambou. Cette canne était appuyée au mur dans un angle du salon. Mon père s’en saisit. Sa colère atteignait son paroxysme. La lourde béquille rendit un bruit sec en tombant sur les reins du pauvre muet.

Il tendit ses deux mains en suppliant ; Ismaïl les rabattit d’un second coup ; puis, sa fureur augmentant à mesure qu’il frappait, il fit mouvoir son arme avec une rage aveugle, sans relâche ni trêve, pendant plus d’une minute.

Mes yeux s’étaient fermés, je restais paralysée par la terreur. J’entendais le râle sourd de Roboam qui s’était affaissé sur lui-même, et le bruit incessant du bois meurtrissant la chair. Et, tout en frappant, Ismaïl s’excitait et disait :

– Ah ! tu fais une boucle de trop au paraphe de Dawes, Peebles and Sons, brigand détestable ! Ah ! brute infâme, tu trembles en traçant le P de Peebles ! Traître, maladroit, assassin, tu fais des fautes d’orthographe dans le corps d’un billet ! ne sais-tu pas qu’il s’agit de mon cou, Judas !

Quand j’ouvris les yeux, il y avait, à la place où Roboam se tenait naguère à genoux, une masse inerte et sanglante.

Au bout d’un instant, mon père toucha cette masse du pied.

– Lève-toi, dit-il.

La masse s’agita, puis Roboam se leva.

– Remonte là-haut, reprit mon père, et fais mieux, ou malheur à toi !

Roboam courba la tête et se dirigea vers la porte. Il ne se retourna que sur le seuil ; son regard brûlait.

Le vieil Eliezer secoua la tête lorsque Roboam eut disparu.

– Cet animal sauvage vous étranglera quelque jour, frère Ismaïl, murmura-t-il.

Mon père haussa les épaules avec dédain. Il croyait connaître le pauvre muet, et, de fait, ce malheureux était dompté. Roboam avait au fond du cœur, pour mon père, un respect dévot, une sorte d’affection superstitieuse.

Nous restâmes environ six mois encore à Londres après la scène que je viens de vous raconter, mais ma captivité cessa dès lors. Mon père me donna à entendre qu’une personne dont la rencontre était pour moi fort à craindre avait quitté la ville. En conséquence, il me fut permis de monter à cheval, d’aller au Park, et parfois même de passer quelques heures au spectacle.

Vous le dirai-je, milord ? ce que j’aimais le mieux en ce temps, c’était d’aller passer quelques heures dans la prison du pauvre Roboam. Ma présence le consolait, et j’étais heureuse du bien que je lui faisais. Il me montra d’étranges choses en l’absence de mon père. Un jour, il se leva de la table où il travaillait sans relâche, et tira longuement ses membres engourdis, puis il secoua sa longue et inculte crinière, et se prit à sourire. Vous savez combien est expressive la physionomie des gens privés de la parole. Le sourire de ce pauvre Roboam parlait et semblait dire :

– Ah ! miss Suky, je veux vous faire voir quelque chose de surprenant !

Il me prit par la main et me conduisit vers la toilette devant laquelle il s’assit. Il prit l’une après l’autre cinq ou six fioles qu’il flaira et mit à part, puis il me fit signe de fermer les yeux. J’obéis pour lui complaire. Je pense vous avoir dit que Roboam était un homme de l’Orient. Son teint brun et luisant avait une couleur particulière qui se rapprochait du reste un peu du teint d’Ismaïl. Ses cheveux étaient d’un noir de jais, ainsi que sa barbe.

Je demeurai environ dix minutes les yeux fermés. Au bout de ce temps, Roboam me toucha le bras. J’ouvris les yeux, et je reculai de plusieurs pas, tandis qu’il riait de tout son cœur.

Il s’était opéré en lui un changement qui tenait de la magie. Son teint si brun tout à l’heure avait pris une nuance terne et blafarde… Tenez, milord, la nuance du teint de l’aveugle Tyrrel que vous nommez sir Edmund Makensie.

Sir Edmund Makensie ! répéta machinalement Brian de Lancester.

Aucune comparaison ne saurait être plus frappante, reprit Susannah : entourés des pâles reflets de cette peau mate et comme farineuse, les yeux de Roboam avaient perdu leur sauvage éclat ; ses longs cheveux noirs tombaient maintenant en mèches incolores sur son front blanchi, et se mêlaient à la rude toison de sa barbe déteinte.

Et ce changement adoucissait l’expression de sa physionomie, madame ? demanda Brian avec réflexion.

Ce changement, milord, l’adoucissait en ce sens qu’il lui ôtait tout caractère : ce rude visage était devenu tout à coup insignifiant et morne.

– Ah ! prononça Brian comme un homme qui pense tout haut, je voudrais bien entendre parler sir Edmund Makensie, madame, lorsqu’il ne contrefait pas sa voix.

Susannah leva sur lui son regard interrogateur.

– C’est une idée folle, reprit-il, qui vient de traverser mon esprit. Mes pensées, depuis que je vous écoute, fermentent et me portent vers l’impossible. Mais nous rentrerons dans la réalité de la vie, Susannah, ajouta-t-il d’une voix tendre et en souriant doucement, nous y rentrerons bientôt pour être heureux !

La belle fille sembla se recueillir pour savourer mieux ces paroles d’espérance.

– Le pauvre Roboam jouissait naïvement de ma surprise, poursuivit-elle après quelques secondes de silence. Il me montrait ses cheveux, puis les fioles, pour me faire comprendre que les fioles contenaient de qui changer instantanément la couleur des cheveux ; puis il me montrait sa joue et la pommade, et son grognement guttural témoignait de sa joyeuse humeur. Tout à coup je vis tressaillir les muscles de sa face. Il ne rougit pas, parce qu’il ne pouvait plus rougir sous le masque dont il avait recouvert ses traits, mais son œil se tourna, terrifié, vers la porte. Ismaïl était sur le seuil.

– Qu’est cela ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

– C’est moi qui ai prié Roboam, monsieur… commençai-je.

– Mentez, Suky, mentez, ma fille, interrompit-il avec douceur ; vous ne sauriez trop vous exercer à ce métier-là.

Il marcha vers Roboam, dont il tira rudement les cheveux.

– Quant à vous, maître Silence, lui dit-il, vous êtes encore plus laid comme cela que d’habitude. Ne tremble pas, brute que tu es. Mon intention était de faire quelque jour cette expérience devant miss Suky, car il est bon qu’elle connaisse toutes les gentillesses de notre état. Vrai, Roboam, tu n’es pas si maladroit qu’on pourrait le croire. L’auriez-vous reconnu dans la rue, miss Suky ?

– Non, monsieur.

Il se prit à sourire.

Nous partîmes quelques jours après. Je ne vous raconterai pas, milord, ce qui m’arriva en France, en Italie, en Orient. Nous restâmes quatre ans dans ces divers pays, et je les connais comme si j’y étais née, surtout la France, la belle France, où je voudrais tant vivre avec vous, milord ! Mais ce que j’y fis peut se dire en deux mots, parce que, durant quatre années, dans ces divers pays, je fis toujours la même chose.

J’aidais à tromper, je vous le dis la honte au cœur. Une chose, en effet, manquait absolument dans l’édifice de morale que je m’étais bâti à tâtons et sans secours. Je n’avais pas l’idée de la propriété : le vol ne m’épouvantait pas. J’aurais résisté à mon père, et résisté énergiquement, comme je le fis parfois en ma vie, s’il s’était agi de faire à autrui un mal physique ; mais extorquer de l’or à l’aide d’une fraude ne me semblait point chose condamnable, et ma persuasion intime était que chacun en ce monde vise à ce résultat.

Susannah baissa la tête et se tut. Brian prit sa main, qu’il effleura respectueusement de ses lèvres.

– Oh ! relevez-vous, madame, dit-il d’une voix grave et basse où perçait son enthousiasme contenu ; et regardez qui que ce soit en face, vous qui ne craignez pas de mettre à nu votre belle âme et qui n’avez point en votre conscience de recoins où cacher une part de vos souvenirs. Pourquoi rougir des crimes d’autrui, madame ? Je dis du fond du cœur : Honte à qui verrait dans votre belle vie matière à blâmes ou à soupçons ! Moi, je vous aime et vous admire.

– Merci, milord, dit-elle les larmes aux yeux ; puisse Dieu vous permettre que vous m’aimiez toujours !

Le but constant de mon père durant tout ce long voyage fut l’escompte des faux effets de commerce fabriqués par Roboam ; il réussit en partie, et vous n’avez pas été sans entendre parler de l’orage que causa sur la place de Londres ce vol commis au préjudice des premières maisons de la Cité. Quand nous quittâmes Damas pour revenir à Londres, mon père possédait plus de cent mille livres sterling.

J’étais une femme en ce temps déjà, milord. Des pensées sérieuses surgissaient dans mon esprit, et un vague besoin d’aimer et d’être aimée alanguissait ma rêverie. Ismaïl me sentit mûre pour la partie la plus odieuse de ses desseins : il voulut trafiquer de mon corps et de mon cœur.

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