XVII LA SIRÈNE

En prononçant ces dernières paroles, le sein de la belle fille se souleva brusquement, et sa joue devint pâle, tandis que son œil noir lançait un fugitif éclair. Elle reprit avec un triste sourire :

– Mon père n’eut pas le temps.

Son premier soin en arrivant à Londres fut de remonter sur un pied splendide sa maison de jeu de Leicester-Square. Vous savez, milord, de quelle vogue jouit cet enfer durant la plus grande partie d’une année. On le nommait le Club-d’Or (Golden Club), et sa clientèle se composait exclusivement de la plus haute noblesse des Trois-Royaumes.

Mais mon père n’avait point pour cela abandonné sa maison de Goodman’s-Fields. Il y pratiquait l’usure ; et son bureau d’escompte, établi dans les salles du rez-de-chaussée qui m’avaient servi si longtemps de demeure, ne désemplissait pas tant que durait le jour. Ainsi, milord, cette pièce où vous êtes venu parfois emprunter de l’argent à Ismaïl était mon ancienne chambre. À la place même où était le comptoir de mon père se trouvait jadis mon petit lit d’enfant, et la première fois que je vous vis, à travers les carreaux de la fenêtre donnant sur le jardin, vous étiez assis à la place où je m’endormis, la tête appuyée sur l’épaule de ma pauvre Corah, ce soir où je vis ma mère en rêve…

C’était peu de temps après notre arrivée à Londres. Je me promenais dans le jardin, donnant déjà mon âme à ces vagues pensées qui emplissent les têtes de jeune fille. J’entendis du bruit dans l’antichambre. C’était vous, milord, qui veniez d’entrer. Un hasard étrange, ma destinée sans doute, me fit entrouvrir curieusement la porte du jardin afin de regarder. Je vous vis et je vous trouvai beau.

Mon père avait amené de France deux grands laquais qui vous barraient le passage. Vous ne vous fâchâtes point ; vos traits gardèrent leur indifférence hautaine, et pourtant, ils se rangèrent dès que vous leur eûtes adressé un regard.

Je m’étonnai, car j’avais vu souvent ces mêmes hommes résister insolemment à des visiteurs. Je m’étonnai surtout de ce pouvoir que vous aviez de forcer l’obéissance sans menaces et sans colère.

Lorsque vous fûtes entré dans le bureau de mon père, je me glissai le long du mur de la maison et me plaçai contre la fenêtre à un endroit d’où je pouvais vous voir sans être vue. Mon cœur battait bien fort et je ne savais pourquoi : mes yeux brûlaient comme lorsqu’on va pleurer, et pourtant j’avais au fond de l’âme une joie nouvelle et inconnue.

Je me souviens : je vous aimai dès ce jour-là presque autant que je vous aime !

Quand vous repassâtes le seuil de la maison de mon père, quand je ne vous vis plus, j’eus froid.

– Avez-vous vu ce gentleman, miss Suky ? me demanda mon père.

– Oh oui ! monsieur, répondis-je.

– Je gage qu’il vous a fait peur. C’est un fou qui a de quoi vivre pour deux ans encore et qui tâche de réduire ces deux ans à six mois.

– Comment l’appelle-t-on, monsieur ?

– Brian de Lancester.

Brian ! oh ! votre nom est comme vous ; il est doux et beau, et le cœur s’en souvient.

Je pensai à vous cette nuit et le jour vint que je pensais à vous encore. Les autres nuits ce fut de même. Et quand je m’endormais, Brian, je vous voyais en songe. Oh ! combien de fois me suis-je vue comme à présent auprès de vous, la main dans votre main, souriant à votre sourire. Mais je m’éveillais, et c’est une chose cruelle que le réveil après un si beau rêve !

Susannah prononça ces derniers mots d’une voix tremblante. Son beau front s’était chargé de tristesse.

– Pauvre Ophély ! murmura-t-elle ; on s’éveille aussi parfois après le bonheur ! Elle est belle pourtant, n’est-ce pas, milord, belle et noble ?

– Belle et noble en effet, répondit Lancester ; la plus belle et la plus noble après vous, Susannah.

– Et il ne l’aime plus ! acheva tout bas la belle fille.

– C’est qu’il ne l’a jamais jamais aimée, madame. Monsieur le marquis de Rio-Santo est un ambitieux.

– Et vous, milord ? s’écria naïvement Susannah.

Lancester secoua la tête en souriant.

– Moi, je suis un fou, madame, répondit-il.

Susannah l’interrogea du regard avec inquiétude, comme si elle eût craint qu’il y eût sous cette réponse de l’amertume ou de la raillerie ; mais le franc visage de Brian semblait s’être déshabitué de cette expression flegmatique et moqueuse à la fois qui lui allait si bien dans ses équipées d’eccentric man. Il aimait bonnement, simplement et beaucoup.

Je fus bien longtemps sans vous voir après cela, reprit Susannah. Mon père vous avait prêté sans doute une forte somme. Vous ne revîntes pas de sitôt à la maison de Goodman’s-Fields. Mais je vous attendais.

Ce fut au Park que je vous rencontrai pour la seconde fois. Je vous reconnus de bien loin parmi tous les gentilshommes qui emplissaient les allées, et mon cœur se précipita vers vous. Vous étiez monté sur un beau cheval alezan, dont la fière allure excitait l’envie et l’admiration de vos rivaux…

– Ruby ! interrompit Brian avec un soupir involontaire.

Susannah baisa le médaillon où était la fleur. Ce fut une sorte de muette oraison funèbre pour le vaillant cheval.

Vous alliez, reprit-elle, gracieux cavalier, maîtrisant votre cheval qui dansait coquettement et frappait le sable en mesure du quadruple choc de son élastique sabot. Vous aviez à votre boutonnière une fleur de camélia, la fleur que j’ai gardée si longtemps en souvenir de vous, milord. Tout à coup il se fit une clameur dans la foule. Une calèche, lancée au galop de quatre magnifiques chevaux venait de renverser une pauvre femme qui gisait, sanglante, sur le sol.

– Tenez, Suky, dit mon père, regardez bien ! voici White-Manor qui vient d’écraser une vieille. Du diable s’il se retourne pour la regarder !

– Je vais la relever, monsieur, m’écriai-je en donnant un coup de cravache à mon cheval.

Mais Ismaïl le retint par la bride.

– Fadaises que tout cela, fadaises ! Si la vieille est morte, à quoi bon la relever ? Si elle n’est pas morte, il se trouvera bien quelque sot pour lui porter aide.

Le sot, ce fut vous, milord. Vous sautâtes à terre et vous prîtes dans vos bras la pauvre femme évanouie.

– Un flacon ! un flacon ! belles dames ! criâtes-vous en agitant votre mouchoir.

Dix équipages s’arrêtèrent, et bien des femmes jolies vous saluèrent avec un sourire. Au lieu d’un flacon, il en tomba vingt à vos pieds. Pendant que vous vous baissiez pour en ramasser un, la fleur de votre boutonnière tomba. Je m’élançai, Brian, et avant que mon bras pût se rendre compte de mon action, la fleur était cachée déjà dans mon sein.

Ceci me fit vous aimer davantage, vous aimer trop, car votre pensée devint une obsession. Partout et toujours vous étiez devant mes yeux. Sans cesse je voyais votre front haut et calme et l’audace tranquille de votre regard. C’était une souffrance réelle et d’autant plus incurable que je ne cherchais point à la fuir.

Vous vous souvenez, milord, de ce repas nocturne où Ismaïl énuméra les divers services qu’il espérait tirer de moi. Il avait dit ce soir-là qu’il lui manquait une sirène pour attirer les joueurs à son hell (enfer). Ceci n’était pas exact, car les splendides salons de Golden-Club étaient toujours remplis de belles femmes, parées comme des reines, néanmoins, ces femmes ne suffisaient pas, faut-il croire, car Ismaïl voulut s’appuyer sur moi et me faire jouer mon rôle de sirène.

Il avait imaginé quelque chose d’imprévu et de théâtral, en rapport avec les magnifiques décorations du club. Dans le salon principal, il avait tendu une riche draperie, derrière laquelle étaient placés ma harpe et mon piano. Devant la draperie, une forte balustrade défendait le passage.

Lorsque j’entrai là pour la première fois, le bruit des conversations voisines effraya ma timidité. Mon père me fit asseoir au piano.

– N’ayez pas peur, miss Suky, me dit-il, et chantez de votre plus belle voix ; personne ne peut vous voir.

Il disait vrai. La draperie interceptait complètement les regards. Je passai mes doigts sur les touches, et quelques voix de joueurs s’élevèrent de l’autre côté de la draperie.

– Voilà une mauvaise invention, Spencer, disait-on ; faites taire ce piano qui nous fend les oreilles.

– Allez toujours, Suky, me dit mon père.

Je préludai encore pendant quelques secondes, puis je commençai un air d’opéra français que j’avais entendu dire à Mlle Falcon. Je ne sais pas résister à l’entraînement de la musique. La passion me prit. Je donnai, comme toujours, mon âme entière à mon chant.

– À la bonne heure ! miss Suky, dit tout bas mon père, comme j’achevais la dernière note finale.

En même temps de frénétiques applaudissements éclatèrent dans la salle.

– C’est Malibran, disait-on.

– C’est Catalani qui a bu de l’eau de Jouvence !

– C’est Pasta qui a trouvé les notes de soprano au fond de son génie !

Mon père se frottait les mains et riait silencieusement.

– Milords, dit-il enfin, ce n’est ni Malibran, ni Pasta, ni Catalani, c’est la Sirène.

Il y eut un chuchotement de l’autre côté du rideau ; mon père attendait la suite avec anxiété.

– Cent livres ; si vous voulez m’introduire seul, Ismaïl, dit une voix.

– Cinq cents livres ! dit une autre.

– C’est une affaire ! c’est une affaire ! murmura mon père.

– Mille livres ! dit-on encore derrière le rideau.

– Pour aucun prix, milords, répondit Ismaïl ; la Sirène n’est plus là.

– Reviendra-t-elle ?

– Demain, milords, la Sirène chantera.

Le lendemain les salons du Golden-Club étaient trop étroits pour contenir la foule qui afflua vers la tombée de la nuit.

Je chantai. On renversa la balustrade pour me voir. Mais j’étais partie déjà, et le galop des chevaux de mon père m’emportait vers notre maison. Ce mystère piqua au vif la curiosité blasée des nobles lords. On parla de moi dans Londres…

– C’est-à-dire qu’on ne parla plus que de vous, madame, interrompit Brian ; et les journaux de Paris nous renvoyèrent bientôt l’écho de votre renommée qui avait passé le détroit. Mais personne ne fut-il admis à vous voir ?

– Personne, milord ; nul ne peut se vanter d’avoir aperçu la Sirène de Golden-Club. Mon père attendait et spéculait sur l’effet de la curiosité poussée jusqu’à la folie ; il attendait le paroxysme de la vogue pour… Milord, il ne faisait nullement mystère de ses desseins devant moi. Un soir, il me dit :

– Susannah ! vous allez être bien heureuse. Je veux faire de vous une lady, et, parmi les lords qui vous applaudissent chaque jour, vous allez choisir, ma fille.

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