XV LE CABINET DE TRAVAIL

La pièce que mon père appelait son cabinet de travail était un vaste laboratoire où les objets les plus dissemblables se trouvaient jetés pêle-mêle. À gauche, entrant, sur une grande table, je vis, rangé avec un certain ordre, un grand nombre de costumes divers. Il y avait des habits militaires de différents pays, un uniforme complet de policeman, des habits de cour et des houppelandes de toile écrue comme en portent les gens du port. À côté de la table, sur une toilette, étaient rangés des pots de pommade de nuances graduées, des fioles, des barbes postiches, et une perruque blonde. Plus loin, dans un casier, il y avait une multitude d’outils, grands et petits, que j’ai su depuis être des instruments de serrurerie.

Et ne vous étonnez pas de ma science. J’ai assisté au procès d’Ismaïl Spencer. J’ai vu apporter l’une après l’autre dans l’enceinte du tribunal toutes les pièces du cabinet de travail. Le juge se chargeait d’expliquer la destination de chaque instrument. Chacun d’eux a contribué pour un peu à faire perdre mon père.

Tout au bout du cabinet, à droite de l’entrée, il y avait une case en planches à peu près semblable à celle qu’on voit dans les public-houses. Cette case formait un petit bureau où se tenait le muet Roboam.

Qu’il était changé, milord, depuis un an ! Il avait l’air d’un vieillard. Il leva sur moi son œil morne, et ne me reconnut point d’abord.

– Eh bien ! Roboam, lui dit mon père, tu ne reconnais pas miss Suky ?

Le muet releva son regard d’un air étonné, puis un doux sourire passa furtivement parmi ses traits ravagés.

– Bon Roboam, lui dis-je, pourquoi ne vous voit-on plus ?

Il regarda mon père d’un air craintif qui disait éloquemment l’immense poids de servitude dont ce dernier l’accablait. Ce regard fut double, comme tout regard d’esclave. J’y démêlai une soumission forcée, et, sous cette soumission, de la haine. Par quel pouvoir Ismaïl avait-il pu séquestrer cet homme, réduire son aversion au silence et se faire obéir ? Je ne l’ai jamais su milord, mais on dit que les hommes forts et courageux on su dompter souvent des lions et des tigres, jouer avec eux et leur imposer les caprices de leur volonté.

Voici quel était l’office de Roboam dans ce laboratoire d’où il n’était point sorti une seule fois depuis un an. Tout autour de lui, sur la table qui emplissait presque entièrement sa case, il y avait de petits papiers taillés en long, estampés diversement et couverts d’écriture. Ça et là, on voyait des outils de graveur, des encres de nuances différentes, et de ces petits morceaux de bois dur sculpté dont je vous ai parlé déjà.

Roboam contrefaisait pour mon père les effets des principales maisons de commerce de Londres.

Ou plutôt il tâchait de les contrefaire, car la pauvre créature n’avait pu produire encore jusque-là d’imitation assez parfaite, au gré d’Ismaïl, et Dieu sait combien de rudes et cruelles corrections avaient suivi chacune de ces tentatives imparfaites !

Voilà pourquoi Roboam était si pâle et pourquoi son visage était devenu celui d’un vieillard.

Je lui tendis ma main, qu’il saisit et porta à ses lèvres. Puis il me montra d’un geste passionné la fenêtre ou plutôt l’air libre qui était derrière la fenêtre, et il fit mine de respirer longuement.

– Voyons, Roboam, dit mon père, avez-vous avancé la besogne ?

Roboam plongea la main dans une caisse cachée derrière sa table et la retira toute pleine de billets qu’il tendit à mon père. Celui-ci s’assit, prit un lorgnon et commença l’examen.

– Du diable si ce coquin sans langue n’est pas bon à quelque chose ! dit-il ; voici la signature de Dawes, Peebles and Sons, de Ludgate-Hill, imitée de main de maître. Tu auras une pinte de sherry ce soir, Roboam !

Roboam reçut ces compliments sans sourciller. Un seul sentiment était encore en lui : la crainte… Je me trompe, milord. Il haïssait et espérait se venger.

Mon père mit dans sa poche l’effet de commerce qu’il avait examiné et se dirigea vers la porte.

– Adieu, Roboam, dis-je au pauvre muet ; je reviendrai vous voir.

Il posa la main sur son cœur. Mon père m’appela.

– Voyez-vous, Suky, me dit mon père, de même que l’homme est fait pour dominer les animaux privés d’intelligence, de même, parmi les hommes, les esprits vigoureux doivent régner sur les esprits faibles, de telle façon que les premiers soient les maîtres absolus des derniers. Ne parlez à personne de mon cabinet de travail, ma fille. Ces petits papiers que vous m’avez vu manier valent de l’or, beaucoup d’or ; mais quand un homme de police les touche ou les voit, ils se changent en poison mortel. Si vous parliez de mon cabinet secret, Suky, les hommes de police viendraient et me tueraient.

Nous avions descendu l’escalier. J’entendis un bruit de voix de l’autre côté de la porte, et je me cachai, timide, derrière Ismaïl. C’étaient déjà les invités de mon père qui s’entretenaient en attendant. Il m’ordonna d’aller faire toilette.

Quand je rentrai, parée par les soins habiles de la femme de chambre française qu’Ismaïl avait attachée à mon service, un murmure s’éleva parmi les invités. Ils étaient douze et assis déjà autour de la table, couverte de mets recherchés. J’ai rarement vu, milord, une réunion de visages dont l’apparence fût plus respectable. Mon père était le plus jeune d’eux tous ; les autres avaient des barbes blanches ou grisonnantes, de ces vieilles barbes qui tombent si majestueusement sur la poitrine des sages de l’Orient. Je me sentis saisie de respect à la vue de cette imposante assemblée.

– Asseyez-vous, Susannah, me dit mon père avec douceur ; mangez et buvez en compagnie de mes frères qui vous aiment.

Ma frayeur passa. Les voix que j’entendais étaient graves et douces. La plus rigoureuse décence régnait dans le maintien de tous. Ils causaient de commerce, d’argent, et aussi parfois des mœurs et coutumes de pays étrangers qu’ils avaient parcourus. Des valets que je n’avais jamais vus chez mon père servaient à table et versaient le vin, dont les convives, sans exception, me parurent user avec une discrétion extrême.

Mais quand les viandes eurent disparu pour faire place au dessert, les valets couvrirent la table de flacons, et, sur un geste d’Ismaïl, disparurent en fermant les portes. Alors la scène changea. Quelques-unes de ces barbes vénérables qui m’avaient inspiré tant de respect, tombèrent et laissèrent à nu des visages de jeunes hommes. En même temps, toutes les physionomies se transformèrent comme si un masque, collé sur chacune d’elles, eût été tout à coup arraché. Ismaïl déboucha des flacons ; les verres furent emplis jusqu’aux bords.

– Eh bien ! dit Ismaïl, comment trouvez-vous miss Susannah, mes compères ?

– Jolie, dit l’un.

– Charmante, ajouta un second.

– Admirable ! enchérit un troisième, surtout quand elle rougit comme à présent. Vous en ferez ce que vous voudrez, Ismaïl.

– Ceci n’est pas douteux, répondit mon père.

– Et qu’en comptez-vous faire ? demanda le marchand Eliezer.

– Il faut distinguer, répliqua mon père ; j’en compte faire beaucoup de choses, dont la moitié environ est mon secret. Le reste, je puis vous le dire.

– Nous écoutons, dirent les convives.

Les flacons circulèrent à la ronde, Ismaïl reprit :

– Ne pensez-vous, mes compères, que Susannah pourrait passer par tous pays pour la fille d’un lord ?

– Pour la fille d’un prince ! s’écria un jeune juif nommé Reuben, en frappant la table de son verre vide.

Les autres approuvèrent d’un signe de tête.

– Eh bien ! mes compères, continua Ismaïl, sous peu, j’aurai besoin de me faire lord, et Susannah, ma fille, sera l’une des pièces de mon déguisement.

Chacun me caressa du regard.

– Voilà pour un point, continua Ismaïl, mais Susannah n’en demeurera pas là. J’ai besoin d’une sirène, mes compères, pour ramener les joueurs à mon tophet de Leicester-Square.

– Ça ne va pas bien ? demanda Eliezer.

– Ça va très mal. Un mécréant a monté un enfer dans Coventry-Street, à cent pas du mien. Les joueurs vont chez le mécréant, parce qu’ils y trouvent des femmes et de la musique. Chez moi on ne gagne pas assez souvent, voyez-vous, mes compères.

Un éclat de rire général accueillit ces dernières paroles.

– Cela fait deux usages auxquels me servira Susannah, poursuivit encore mon père. Il en est un troisième que je n’ai pas besoin de vous expliquer au long. Dieu merci, nos membres de la Chambre haute aiment à se distraire de temps à autre, et je n’ai pas de préjugés.

Autre éclat de rire plus bruyant.

Des gouttelettes de sueur perlaient entre les sourcils froncés de Lancester.

– Milord, reprit Susannah, tous ces hommes me regardaient avec envie, comme ils eussent regardé une pièce d’étoffe fine, dont on peut tirer bon prix. Mon père jouissait de la jalousie générale et faisait parade de son trésor.

– Vous voyez, continua-t-il en souriant, que Susannah n’est point pour moi un objet de luxe. Et pourtant, je ne vous ai pas tout dit. Le principal objet auquel je la destine doit rester un secret ; mais, croyez-moi, ce qu’on ne dit pas est toujours le meilleur, et il y a peut-être cinquante mille livres sterling sous ce mystère.

Les convives ouvrirent de grands yeux, Ismaïl tira négligemment de sa poche le portefeuille où il avait serré les billets contrefaits par Roboam.

– Mais buvons ! s’écria-t-il, et parlons d’autre chose. Eliezer, mon frère, voulez-vous m’escompter un effet de Dawes, Peebles and Sons ?

– L’argent est rare, dit Eliezer, dont le front souriant devint tout à coup sérieux. De combien est cet effet, mon frère Ismaïl ?

– De quatre cent vingt-cinq livres et neuf shellings, Eliezer. Je vous laisserai volontiers les neuf shellings pour l’escompte.

– En vérité ! murmura le vieux juif. La commission, vous le savez, est de deux pour cent, ce qui fait huit livres dix shellings, deux pence et demi.

– Soit ! dit gaiement Ismaïl. Voici l’effet en question, endossé par Mac-Duff et Staunton d’York.

Eliezer mit sur son nez mince et pointu une paire de lunettes en pinces. Les autres convives, à qui mon père avait fait un signe d’intelligence, buvaient, souriaient et regardaient Eliezer en dessous. Celui-ci faisait subir au billet un minutieux examen. Au bout de deux ou trois minutes, il rendit le papier à mon père.

– Réflexions faites, frère Ismaïl, je n’ai pas d’argent, dit-il d’un ton délibéré.

Mon père fronça le sourcil. Les rieurs passèrent du côté d’Eliezer.

– Vous étiez disposé tout à l’heure ? commença-t-il.

– J’ai changé d’avis, interrompit sèchement Eliezer.

– Pourquoi ?

Parce que le billet est faux, mon compère.

Ismaïl frappa violemment son poing contre la table.

– C’est vrai, dit-il ; nos frères savent que je ne vous aurais pas pris votre argent, Eliezer. Ils étaient prévenus : c’était une épreuve.

– À la bonne heure ! murmura le vieux juif ; alors l’épreuve est défavorable, et celui qui a fait le billet est un âne. Il y a un anneau de trop au paraphe de Dawes, Peebles and Sons.

– C’est vrai, murmura mon père.

– Il y a, continua Eliezer, un trait de plume tremblé dans la signature elle-même, et Peebles, qui signe d’ordinaire, a une main hardie et magnifique.

– C’est vrai, gronda Ismaïl, dont la colère s’amassait terriblement.

– Il y a enfin, dit encore le vieux juif, une faute d’orthographe dans le corps de ce billet.

– La faute d’orthographe y est ! s’écria mon père avec une véritable rage. Ah ! ce misérable Roboam… je vais le tuer !

Il but coup sur coup deux grands verres de vin, et se tourna vers moi.

– Allez chercher cette brute de Roboam, miss Suky, me dit-il.

Je tremblais comme la feuille, mais je ne bougeai pas. J’aurais mieux aimé mourir, que d’aller chercher le pauvre Roboam en ce moment. Mon père me répéta l’ordre d’une voix tonnante, et, voyant que je n’obéissais pas, il leva la main sur moi dans le paroxysme de sa rage.

– Et il vous frappa, milady ? interrompit Brian, qui était pâle et qui tremblait.

– Non, milord. Sa main retomba sans m’avoir touchée, puis il s’élança au dehors. L’instant d’après, il reparut traînant Roboam par les cheveux.

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