XIV LE BOUDOIR D’ISMAÏL

– Il est des choses, milady, reprit Lancester, qu’on sent et qu’on ne peut point démontrer. Je sens, je sais, madame, que ce médaillon venait de votre mère ; je sais que cet homme ne peut être votre père.

Susannah porta le médaillon à ses lèvres et le baisa longuement.

– Je veux vous croire, milord, dit-elle, pour ce qui est de la mystérieuse origine de ce médaillon. Il me sera désormais doublement cher, puisqu’il me parlera de tout ce que j’aime, de ma mère et de vous : de ma mère dont vous me révélez l’amour, de ma mère, que vous me rendez, pour ainsi dire. Oh ! merci pour elle et pour moi, milord. Vous venez de m’apprendre que je ne vous aime pas assez encore !

Elle leva sur Brian ses beaux yeux pleins de tendresse et de gratitudes infinies.

– Quant à Ismaïl, reprit-elle ensuite, vous vous trompez, milord, il était mon père. Mais c’était un homme bien différent des autres hommes, il ne croyait à rien, il raillait tout, et savait affubler d’un nom méprisant ou moqueur chacune des vertus admises par le monde. La chose la plus ridicule à ses yeux eût été justement la plus sainte aux vôtres.

Me voici arrivée, milord, à une autre période de mon histoire. Ma vie changea tout à coup, sans transition aucune ; je ne devais jamais revoir Tempérance !

Le lendemain, ce fut une étrangère qui vint présider à mon lever. Ma sauvagerie me sollicitait à ne point lui adresser la parole ; mais, d’un autre côté, je voulais m’informer de Tempérance, et ce désir, augmenté par une vague inquiétude sur le sort de la pauvre fille, fut plus fort que ma timidité. J’interrogeai la nouvelle venue, qui se prit à sourire et prononça quelques mots en une langue étrangère. Elle ne savait point l’anglais. Elle commença aussitôt ma toilette. Les habits dont elle me revêtit n’étaient point mes habits de la veille. C’était une belle robe neuve, dont la ceinture de soie emprisonnait étroitement ma taille, libre jusque-là de tout lien. Elle peigna et frisa mes cheveux, qui, pour la première fois, tombèrent en symétriques anneaux le long de mes joues.

Quand je me regardai dans la glace, milord, en sortant des mains de cette nouvelle camériste, je poussai un cri de joie. Pour la première fois, le sentiment de ma beauté surgit en moi. Je ne me reconnaissais pas. Je rougissais, j’étais heureuse, et fière, et honteuse. J’aurais voulu tout à la fois me montrer aux regards et voiler mon visage.

Ce jour-là, dès le matin, je fus introduite dans une salle du premier étage de la maison de Goodman’s-Fields que je ne connaissais pas. C’était un grand et magnifique appartement, tapissé de velours rouge et tout entouré de tableaux rares. Il y avait un beau piano, une harpe, des livres richement ornés et des albums ouverts sur le piano, sur les guéridons, partout. Les tableaux étaient des sujets mythologiques, traités avec un sentiment de volupté abandonné ; les albums… milord, il y a huit jours que j’ai appris à rougir, et je ne puis vous dire ce qu’il y avait dans les albums.

Tout cela frappa mes yeux et produisit sur moi une première impression tout agréable. J’admirai les belles nymphes couchées au milieu de paysages splendides ou montrant les contours divins de leurs corps à travers l’eau cristalline des fontaines consacrées. Les albums étaient richement reliés ; j’admirai leur dorure, mais ce qu’ils contenaient n’excita rien en moi, pas même la curiosité.

Dieu m’a protégée en tout ceci, milord, et je lui rend grâce du fond du cœur. Tant qu’il n’y eut rien entre Ismaïl et moi, tant que mon âme resta sans défense aucune contre ses suggestions perfides, je fus couverte par mon âge, – puis au moment où ses enseignements eussent pu agir efficacement sur mes sens, sinon sur mon cœur, vous êtes venu, milord, vous qui, sans le savoir, avez été mon ange gardien !

Lancester prit sa main, qu’il toucha respectueusement de ses lèvres, et dit :

– Me pardonnerez-vous, madame ? Depuis une heure que vous parlez, j’ai plus souffert que durant une semaine de martyre. J’avais peur… peur toujours de voir le vice attaquer, non pas votre âme, mais vos sens. J’avais peur de le voir entrer en vous par surprise, à la faveur des enseignements de cet homme. Mais vos dernières paroles ont déchargé mon cœur d’un poids écrasant. Et je dis merci à Dieu, merci à genoux et du fond de l’âme, pour vous avoir gardé votre robe d’innocence au milieu de ces affreux dangers. Oh ! Dieu est bon, madame, et je le servirai désormais !

– Nous le servirons, milord, nous prierons… et je le prierai ardemment, moi, en demandant au ciel qu’il vous fasse heureux !

Je demeurai un instant seule dans le salon, et je me regardai bien des fois dans la glace. Ma robe neuve me tournait la tête, et j’aurais volontiers sauté de joie si je n’avais éprouvé un sentiment d’anxiété timide à la pensée des étrangers qui, sans doute, allaient être introduits auprès de moi.

– Bravo ! miss Suky ! à la bonne heure, s’écria mon père, qui me surprit au moment où j’essayais de me voir tout entière au moyen des réflexions combinées de deux glaces ; à la bonne heure, ma fille ! admirez-vous. Dans peu, Dieu merci, j’espère qu’il y aura bien des lords pour vous admirer.

La honte d’avoir été surprise ainsi amena le rouge à mon front.

– Pourquoi rougir, Suky ? reprit mon père ; le premier, le plus grand, le seul mérite d’une femme, c’est sa beauté ; pourquoi lui serait-il défendu d’en tirer orgueil ?

Un personnage à la mine obséquieuse, qui était entré derrière Ismaïl et se tenait auprès de la porte, se prit à sourire d’un air approbateur. Cet homme était un juif français qui devait m’apprendre à parler sa langue et à danser suivant la mode de Paris. En même temps, je devais apprendre l’italien et l’allemand sous des professeurs de ces divers pays, qui, réunis, m’enseigneraient en même temps la musique.

Est-il besoin de vous dire ? les premières lettres que j’appris furent ces lettres gravées au fond de ma mémoire, et que mon père avait effacées du médaillon. Quand je sus épeler ce nom de Mary, je me crus savante ; et je l’étais, milord, puisque, d’après votre raison comme d’après mes espoirs, le nom dont je venais de conquérir la connaissance est celui de ma mère.

J’appris cependant tout ce qu’on voulut m’enseigner avec une rapidité dont mes maîtres s’étonnaient et dont s’applaudissait mon père. Une seule branche de mon éducation ne marchait point suivant ses désirs : c’était justement celle dont il s’était chargé.

Mon père, en effet, continuait en ce temps à s’entretenir fort souvent avec moi ; mais l’enseignement de mes maîtres contredisait fatalement le sien, malgré mes maîtres eux-mêmes. Il n’est point de livre, milord, si mauvais qu’on se le puisse représenter, qui ne contienne quelques maximes empruntées à la vraie morale. Or, mes professeurs étaient bien forcés de se servir de livres pour m’apprendre les langues. Çà et là je trouvais donc la vérité ou des lambeaux de vérité. Ce n’était pas assez pour me faire bonne ; c’était assez pour me mettre en défiance.

Les quelques lambeaux de généreuses pensées que j’avais surpris dans les livres frivoles ou pernicieux qu’on mettait entre mes mains me faisaient soupçonner un autre monde en dehors du cercle vicié où se passait ma vie. Je ne savais pas, mais je doutais, il faut croire que le doute suffit, milord, quand il est étayé par quelques hauts instincts tombés de la main de Dieu pour soutenir durant un temps la lutte contre le mal. On ne remporte pas la victoire, mais on n’est pas vaincu, tant que l’âge n’est pas venu où la passion peut mettre son poids dans la balance.

Quand cet âge vint pour moi, milord, Dieu vous envoya sur mon chemin.

Au bout d’un an je savais le français et les autres langues ; je commençais à chanter en m’accompagnant du piano ou de la harpe ; je dansais comme on danse sur les théâtres. J’étais telle, enfin, que mon père pouvait me désirer sous ces divers rapports. Un soir, après mes leçons, il vint vers moi.

– Miss Suky, me dit-il, cette nuit je donne le pain et le vin à mes frères ; vous leur devez amour et respect, car ce sont des hommes selon mon cœur, adroits, audacieux et habiles à tromper la sotte et méchante engeance qu’on nomme le monde. Je vais vous produire devant eux. Faites-vous bien belle, miss Suky, afin que tous mes frères m’appellent un heureux père.

Au moment où je me dirigeais vers ma chambre, qui était toujours la même, à côté du parloir donnant sur le jardin, il me rappela.

– Ne seriez-vous pas bien aise de revoir Roboam ? me demanda-t-il.

Il y avait un an que je n’avais vu le pauvre muet, qu’on avait éloigné de moi en même temps que Tempérance ; j’avais si peu de souvenirs, que chacun d’eux m’était cher. Je témoignai de la joie à la pensée de revoir Roboam.

– Venez donc, me dit mon père en me prenant par la main.

Il me fit passer par l’autre issue de son boudoir, et, au lieu d’entrer dans la salle à manger, qui faisait suite, il ouvrit une petite porte latérale percée dans l’entre-deux. Je ne soupçonnais nullement l’existence de cette porte. Nous traversâmes un corridor très étroit, éclairé par une lampe, et, au bout d’une dizaine de pas, nous nous trouvâmes au pied d’un escalier raide comme une échelle, dont la cage se terminait par une lanterne.

– Montez, Suky, montez, reprit Ismaïl, c’est là-haut que demeure Roboam.

Je montai, sans aucun sentiment de frayeur, et n’éprouvant autre chose qu’une curiosité assez vive. Arrivé au second étage, qui devait être le troisième de la maison, puisque ce mystérieux escalier commençait au premier, mon père frappa doucement à une porte basse qui s’ouvrit presque aussitôt. Avant d’entrer, il me regarda en souriant, mais cette fois, sous sa raillerie, il y avait de la frayeur.

– Miss Suky, me dit-il d’un air fanfaron et à la fois amer, voici mon cabinet de travail. Je vais vous dire un secret, ma fille : le lendemain du jour où un homme pénètrerait jusqu’ici, votre père serait pendu.

– Qu’est-ce que c’est, monsieur, qu’être pendu ? lui demandai-je.

Son sourire le trahit et une contraction nerveuse agita sa mâchoire.

– C’est une jolie chose, répondit-il ; je vous promets de vous faire voir cela quelque jour.

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