VIII SOLITUDE

C’était une semaine environ après les événements que nous avons racontés aux précédents chapitres. Susannah se trouvait seule dans le petit salon où nous l’avons vue déjà, s’entretenant avec Brian de Lancester. Elle tenait un livre à la main, et ses yeux étaient humides. Il y avait dans sa pose plus de calme et dans son regard plus de réflexion que naguère. Son beau front n’était pas plus intelligent, mais on découvrait quelque chose en elle de moins indécis et de plus humain pour ainsi dire.

C’est que, depuis huit jours, Susannah avait fait bien des pas dans la vie. Deux âmes s’étaient trouvées pour accueillir et provoquer les naïfs élans de son âme. L’atmosphère d’ignorance et de morne douleur qui l’avait si longtemps oppressée, venait de laisser passer un rayon du soleil. Depuis une semaine, elle voyait presque chaque jour lady Ophélia, comtesse de Derby, et Brian de Lancester.

Lady Ophélia lui enseignait doucement la vie. Elle n’avait point essayé de surprendre le secret de Susannah, bien que, munie de cette magique baguette qui est aux mains de toute femme du monde, elle eût deviné du premier coup d’œil qu’il y avait un mystère étrange sous ce titre de princesse, porté par une enfant, hautaine il est vrai, et noble, et superbe, et sachant soutenir comme il faut l’aigrette de diamant qui pesait sur sa noire chevelure, mais étrangère à ces mille façons convenues, à ces toutes petites règles qui sont la syntaxe de la grammaire mondaine ; au mystère aussi sous ce veuvage d’une vierge : car Susannah était vierge d’âme et vierge de corps ; lady Ophélia ne pouvait l’ignorer : elles avaient si souvent et si longuement parlé d’amour !

Entre lady Ophélia et Susannah, il y avait une sorte de prédestination de tendresse mutuelle. Elles s’étaient aimées de prime-abord et de cette romanesque façon que les poètes prennent la peine d’expliquer en beaucoup de vers, quoiqu’elle soit la chose du monde la plus naturelle et la plus commune. Au bout de huit jours elles étaient sœurs.

Lady Ophélia, moins jeune et plus experte des choses du monde, jouait le rôle de la sœur aînée, ce doux, ce patient mentor qui remplacerait une mère, si une mère pouvait être remplacée. Susannah, plus ignorante, mais plus forte, et douée peut-être d’une intelligence supérieure, était l’élève, en attendant qu’elle devînt la maîtresse.

C’était une chose étrange et charmante que les entretiens de ces deux jeunes femmes, où l’une découvrait en elle-même à chaque mot quelque sentiment inconnu et non révélé ; où l’autre, pour qui la vie n’avait plus de secrets, s’étonnait, attendrie, en suivant, au fond d’un cœur neuf et ardent, le travail et l’initiation aux choses de la vie.

Car Susannah, comme notre mère Ève, arrivait à l’âge de la science du bien et du mal. Jusque-là, tout enseignement moral, de même que tout moyen de s’instruire par la comparaison ou l’observation, lui avait manqué. Elle était réellement sauvage au milieu de notre civilisation exagérée, et sa jeunesse, pour ne s’être point passée en un cachot, comme celle de Gaspard Hauser, avait été pourtant pareillement séquestrée. On avait mis, perfidement et dans un but, un voile épais au-devant de ses yeux.

Et, depuis qu’avait cessé le pervers effort de cette tyrannie, – depuis que son père avait été pendu, – Susannah, jetée dans le dénuement le plus absolu, au milieu de Londres qui n’a pitié d’aucun dénuement, s’était endormie en un apathique et fatal désespoir.

Ce fut avec transport qu’elle but à cette coupe de science présentée par une main amie. Elle écouta, elle devina, elle déchira le rideau qui flottait devant son regard. La pudeur avait surgi au-dedans d’elle tout d’abord et avait mis sur son noble front une séduction de plus. Puis elle avait entrevu ces barrières que la société inflexible jette sur la route fleurie du bonheur ; puis l’exemple de lady Ophélia, si belle, si bonne, lui enseignait les périls qui entourent la femme, l’inconstance, les regrets, l’abandon.

Sa toilette avait suivi en quelque sorte un changement analogue à celui de son être. Elle ne ressemblait point encore tout à fait à celles que nos ladies partagent fraternellement avec leurs femmes de chambre, mais elle n’affectait plus déjà cette bizarrerie audacieuse et presque théâtrale qui fait ressortir la beauté, mais en diminue le charme. Ses riches cheveux noirs roulaient leurs molles spirales le long de sa joue, retenus seulement par derrière au moyen d’un peigne d’écaille. Une robe de soie noire, fermée, emprisonnait les contours exquis de son sein. Cette mise simple, à laquelle Susannah donnait une ravissante élégance, lui rendait en retour la jeunesse que cachait le luxe de ses autres parures. C’était bien maintenant une jeune fille. Quelque chose de doux, de tendre, de rêveur courait autour de son front. Vous l’eussiez mieux aimée ainsi.

Le livre qu’elle tenait demi-fermé dans sa main était un volume de Goldsmith, et son doigt tendu marquait la page où mistress Primrose pleure sur la fuite de sa fille.

Susannah ne savait pas encore assez pour comprendre en son entier la sereine poésie qu’exhale ce récit. Cette douleur si vraie la surprit au cœur. Des larmes lui vinrent dans les yeux. Elle ferma le livre.

Pour la première fois, elle venait de comprendre et d’envier le bonheur de celles qui ont une mère. Sa mère à elle avait déserté son berceau ; elle s’était enfuie loin des sourires de son enfant, et n’avait point souci sans doute de ses regrets ou de son amour.

C’était ainsi du moins que la dépeignait le juif qui était le père de Susannah.

Celle-ci n’avait jamais songé à révoquer en doute cette assertion, mais maintenant, la pente nouvelle de ses idées la poussait impérieusement vers le pardon et la tendresse.

Oh ! qu’elle eût aimé sa mère, et que ce mot résonnait doucement à son oreille ! Elle l’excusait, puis elle se repentait de l’avoir excusée et demandait pardon à son souvenir de l’avoir crue coupable. Elle la voyait heureuse et souriait à sa joie ; elle la voyait souffrir et rêvait, comme on rêve le bonheur, le privilège de partager ses larmes.

Puis encore elle fronçait le sourcil et mettait sa tête entre ses mains. Trop de fois son père avait accusé cette femme, pour qu’il fût permis de conserver une illusion. Le souvenir et le regret lui-même manquaient à la pauvre Susannah. Rien dans son passé, rien que ténèbres, abandon, solitude !

Longtemps sa méditation roula entre la bonne et la mauvaise pensée, comme le galet des grèves entre le flux et le reflux. Les heures passèrent, Brian tardait bien ce jour-là. D’ordinaire, la belle fille n’avait pas besoin de désirer sa présence et jamais il ne s’était fait attendre si longtemps. L’eccentric man, en effet, s’endormait aux pieds de la princesse de Longueville. Sa lutte passionnée contre son frère ou plutôt contre le droit d’aînesse faisait trêve. Susannah emplissait sa vie.

Il y a souvent des trésors de jeunesse et de fougue dans ces âmes dont l’enveloppe de glace ne s’est point fondue aux tièdes amours de l’adolescence et qui ont passé, indifférentes, parmi les communes ardeurs de ce qu’on nomme les belles années. Il n’y a, pour savoir aimer follement et sans réserve, que ceux qui aiment tard. Brian aimait en chevalier errant, en page, en esclave.

Susannah aurait pu le courber sous l’une de ces tyrannies féminines dont nulle autre tyrannie ne peut approcher, mais Susannah n’avait garde. Elle aimait autant et plus que Brian. Elle se demandait, elle, la parfaite créature, exquise de corps et d’âme, elle se demandait : Que suis-je pour être aimée par lui !

Elle sentait maintenant, et chaque jour avec plus de vivacité, ce qu’il y avait de malheurs sous les brillants dehors de sa position nouvelle. À mesure qu’elle s’initiait aux choses du monde, elle comprenait le vide et les dangers de cette existence à part qui lui était imposée. Elle se savait esclave. Elle devinait autour d’elle un mystérieux espionnage, et tremblait en songeant qu’à toute heure, un homme pouvait venir et parler en maître.

Elle se souvenait de la scène jouée au chevet de Perceval. La voix de sa conscience lui disait qu’elle était venue en aide à une ténébreuse intrigue, et que ce baiser mis au front d’un mourant avait fait couler bien des larmes.

Alors sa fière nature, soudainement révoltée, lui conseillait de jeter bas cette occulte tyrannie et de la fouler aux pieds. Mais elle aimait tant ! Mourir ! maintenant qu’elle avait goûté au bonheur !

Bien souvent, lorsque Brian était près d’elle, sa bouche s’ouvrait en même temps que son cœur : elle était sur le point de tout révéler à cet homme qui avait le droit de tout savoir. Mais ne lui avait-on pas dit que le danger n’était pas sur elle seule, et que le glaive mystérieux de l’association menaçait aussi la tête de Lancester ?

Sa souffrance ne devait point s’arrêter là. Lancester lui demanda sa main. Elle fut heureuse d’abord, bien heureuse ; car elle ne vit dans le mariage qu’une union indissoluble et n’ayant pour terme que la mort. Que pouvait-elle rêver de plus beau ? Mais chaque jour, nous l’avons dit, amenait son enseignement. Elle interrogea ; elle sut que le monde avait posé autour de cette union des règles qu’il ne faut point transgresser, et le frisson lui vint au cœur en pensant à ce qu’elle était réellement sous son titre de princesse.

Brian dit un jour :

– Vous ne voulez pas descendre jusqu’à moi.

Ces paroles lui brisèrent le cœur, mais elle se tut encore.

Aujourd’hui, elle songeait à toutes ces choses en attendant Brian qui ne venait pas. Elle était bien triste. Le livre qu’elle lisait naguère s’était échappé de sa main. Ses douces larmes s’étaient séchées, et ses sourcils froncés tranchaient sur la pâleur de son front.

– Peut-être ne veut-il plus venir ! murmura-t-elle.

Ses beaux yeux se levèrent au ciel, tandis que ses mains se joignaient avec force.

La prière porte en soi espérance et consolation. Le front de Susannah reprit sa noble sérénité. Elle se leva et promena ses doigts sur le clavier d’un piano magnifique que la duchesse douairière de Gèvres avait fait placer dans son boudoir. Les accords se succédèrent d’abord capricieusement et comme au hasard. Puis, parmi leur harmonieuse confusion, une mélodie s’éleva. Puis encore la voix de Susannah maria son timbre merveilleux à l’harmonie. La chambre s’emplit d’un ravissant concert.

Elle disait un de ces chants d’Italie si pleins de piété mystique et d’ardente prière. En chantant, elle oubliait sa tristesse. La mélancolie coulait charmante de ses lèvres ; on eût cru entendre quelques-uns de ces magnifiques interprètes de l’art méridional qui, profanes, se sanctifient au contact de l’inspiration et jettent à flots harmonieux l’oraison et le recueillement sous les grandes voûtes des églises catholiques.

Son front rayonnait. Son regard, noyé dans une extase inspirée, semblait voir la madone à qui s’adressaient sa prière et son chant. Elle était belle comme ces saintes dont les peintres romains ont jeté jadis sur la toile les traits sublimes.

Depuis une minute environ, la porte s’était ouverte, et Brian de Lancester avait paru sur le seuil, les cheveux épars, le visage couvert de sueur et les vêtements en désordre. À la vue de Susannah, dont les traits lui étaient renvoyés par une glace suspendue vis-à-vis d’elle au lambris, Lancester laissa échapper un geste d’admiration muette. Puis il écouta, en extase.

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