IX RUBY

Susannah se complaisait en la poésie de son chant. Pauvre païenne, elle jetait vers le ciel la mélodie catholique, et sa voix allait à Dieu comme un encens. Les mots sonores du langage d’Italie coulaient de sa bouche mêlés aux notes du piano dont les touches, sollicitées par ses doigts habiles, rendaient à flots l’harmonie et couvraient le chant à demi, comme ces dentelles au travers desquelles un gracieux visage paraît plus gracieux encore.

Brian écoutait.

Les dernières vibrations de la voix de Susannah s’éteignirent sous une gerbe d’accords. Puis le piano se tut à son tour. La belle fille releva ses yeux émus et rencontra, dans la glace, les regards ardents de Lancester. Elle tressaillit et devint pourpre, non pas de honte, mais de plaisir. Brian lui mit un baiser sur la main.

Ils s’assirent l’un près de l’autre et demeurèrent quelques secondes sans parler. Susannah était heureuse parce qu’elle voyait Brian. Brian subissait encore l’impression récente : il admirait silencieusement et du fond de l’âme.

– Milord, dit enfin Susannah, voici la première fois que vous venez si tard !

– Était-ce pour moi votre prière ? demanda Brian, comme s’il n’eût point voulu répondre ; les anges doivent chanter comme vous, Susannah.

Susannah ne baissa point les yeux.

– Quand je prie, milord, dit-elle, c’est pour vous, toujours ! Mais qui vous a retenu loin de moi ? Je suis bien triste quand vous n’êtes pas là. Si, quelque jour, vous n’alliez pas venir !…

– Ce jour-là, je serais mort, milady.

L’œil de la belle fille jeta un éclair d’enthousiasme.

– Merci, dit-elle d’une voix recueillie. Je vous crois, Brian, et je suis fière de vous aimer.

Elle mit sa main dans la main de Brian, et reprit tout à coup :

– D’où venez-vous, milord ?

Son regard effrayé parcourait Lancester des pieds à la tête avec étonnement, et, de fait, l’aspect de ce dernier avait de quoi surprendre. Comme nous l’avons dit, ses cheveux épars couvraient en partie son visage. Son front était humide de sueur, et à la sueur se mêlaient quelques gouttes de sang. Le drap de son habit noir était déchiré en plusieurs endroits ; sa cravate desserrée ne tenait plus que par un nœud bâtard. De larges taches de boue maculaient le vernis de ses bottes et l’on apercevait la peau lacérée de ses doigts à travers ses gants en lambeaux.

La question de Susannah, qui était à coup sûr fort naturelle, sembla jeter soudain Brian de Lancester hors du cercle sentimental où il s’alanguissait depuis quelques minutes. Il se leva brusquement et se plaça devant une glace.

– Pardon, milady, mille fois pardon, dit-il ; sur mon honneur, je ne croyais pas avoir été si maltraité.

– Mais, au nom du ciel ! milord, que vous est-il arrivé ? s’écria Susannah sérieusement inquiète.

– Quelque chose de bien grave, répondit Lancester en souriant ; tout ce qu’il peut arriver de plus grave, milady. Je viens de me rendre coupable du crime de haute trahison.

Ce mot n’avait aucune signification pour Mme la princesse de Longueville.

– De haute trahison ! répéta-t-elle, comme on fait lorsqu’on ne comprend point.

– Oui, milady, continua Brian qui, d’un seul geste, avait rejeté en arrière sa belle chevelure bouclée, mais cela ne m’excuse en rien, et je vous supplie de croire que si je m’étais vu dans un miroir avant de frapper à votre porte…

– Mais, milord, interrompit la princesse, cela ne m’explique pas…

– C’est juste, répondit Brian ; vous voulez savoir en quoi j’ai pu insulter la majesté royale ?

– Insulter la majesté royale ! interrompit encore Susannah pour qui ces derniers mots étaient une sorte de clé à la première réponse de Brian ; mais c’est affronter un terrible danger, milord !

– Oui, milady, danger de mort, dit négligemment Lancester ; et, puisque nous parlions de cela tout à l’heure, il eût pu se faire que je ne fusse pas revenu.

Susannah pâlit. Lancester reprit en souriant :

– Mais il n’y a de mort, madame, que mon pauvre coureur Ruby ! Vous connaissiez Ruby. C’était un noble animal ! le roi du steeple-chase ! Il a fourni ce matin sa dernière course, milady, et je ne puis dire qu’il se soit rendu trop tôt. Ruby a distancé tout un escadron de horse-guards, sur ma foi !

– Et ne pensez-vous pas qu’il y ait à craindre encore ? demanda la princesse dont le beau front conservait sa pâleur.

Brian la reconduisit au sofa et s’assit auprès d’elle.

– Je vais vous conter cela, madame, dit-il d’un ton caressant et enjoué. D’abord, afin de rendre mon aventure excusable, il faut que vous sachiez que, depuis trois jours, je cherche, dans Londres, un objet introuvable.

– Quel objet, milord ?

– Ceci est mon secret, répondit gravement Lancester, je cherchais donc et je ne trouvais point. Chose terrible ! car il me fallait cet objet ; je le voulais. Ce matin, l’idée m’est venue qui me serait possible, peut-être, de l’emprunter, de le voler, si mieux vous aimez, milady, à notre gracieux souverain, le roi Guillaume. J’ai fait seller Ruby, pauvre Ruby ! et je suis parti au galop pour Windsor-Castle. À Windsor, le hasard s’est montré d’abord favorable. Le roi n’était pas au château. Toutes les portes m’ont été ouvertes et j’ai pu pénétrer dans une grande pièce toute pleine d’objets semblables à celui que je désirais. Il y en avait cent de ces objets madame, il y en avait mille. Le choix m’était permis ; mais, par une fatalité singulière, aucun n’était précisément ce que je cherchais.

– Ne voulez-vous pas me dire de quoi vous parlez, milord ? demanda la princesse avec une inflexion de voix caressante.

– C’est mon secret, répéta Lancester, mais cette fois en souriant. Voyant que ma recherche était vaine à Windsor, je me suis remis en selle et mon vaillant Ruby a recommencé sa course. Il allait comme le vent, et, au bout d’une heure, j’ai aperçu les kiosques chinois et les pagodes de Kew. Ici, un obstacle se présentait. L’étendard royal flottait sur le château : le roi était à Kew.

À mesure que Brian avançait dans son récit, sa voix s’animait, et sa physionomie, si grave d’ordinaire, prenait une expression de communicative gaîté. Susannah suivait la pente de cet enjouement inusité. Elle souriait au sourire de Brian et se sentait être gaie parce qu’il se montrait joyeux.

– Quand le roi est au château, continua Lancester, les jardins sont fermés au public, surtout depuis l’équipée de ce fou qui tira un coup de pistolet à la jeune princesse Alexandrine-Victoria, fille du feu duc de Kent. On met des sentinelles à toutes les barrières, et des gardes à pied font incessamment le tour des terrasses. Pourtant, madame, il fallait que j’arrivasse au pied même du château, au delà des fossés, dans cette belle pelouse où s’élève la grande serre japonaise. C’était de toute nécessité.

– Mais pourquoi, milord, pourquoi ?

– Vous le verrez, madame ; franchir les barrières, c’était un jeu, grâce à mon brave Ruby. Je suis parvenu sans encombre jusqu’au pied de la terrasse, dont me séparaient seulement encore le fossé et le revêtement. Ruby avait le pied sûr. Il est descendu dans le fossé ; moi, je suis monté debout sur la selle, et d’un bond, je me suis trouvé sur le gazon, à trente pas d’une sentinelle.

– C’était jouer votre vie, Brian ! dit Susannah qui perdit son sourire.

– C’est le seul enjeu qui puisse donner pour moi de l’intérêt à une partie, madame, répondit Brian dont la gaîté se cacha un moment sous un nuage.

Et, comme la princesse lui adressa un regard tout plein de doux reproches, il ajouta :

– Je vous demande pardon, milady, d’avoir provoqué votre crainte et chassé pour un instant votre charmant sourire. La sentinelle dont il est question dormait, appuyée sur son fusil. Après avoir franchi le fossé, je m’avançai d’un pas grave vers les serres japonaises, afin de me donner l’air d’un habitué du château ; mais, au détour d’une allée, je me suis trouvé face à face avec deux dames : c’étaient la princesse douairière Marie-Louise-Victoire de Kent et sa fille Alexandrine-Victoria. J’ai salué respectueusement, comme c’était mon devoir, et j’ai passé outre. Tandis que je m’éloignais, je vis la jeune princesse courir au poste des gardes à pied, suivie par son auguste mère. C’était un détestable symptôme.

– Vous prîtes la fuite, milord ?

– Je continuai mon chemin vers les serres, milady. J’y entrai. Mon choix fut long et laborieux. Quand je sortis, les allées étaient remplies de gardes. Milady, poursuivit Lancester avec une nuance d’embarras, j’ai presque honte d’avouer à une Française que nous autres gentilshommes anglais pratiquons pour la plupart, avec une certaine supériorité, l’art peu chevaleresque des athlètes antiques. Plusieurs gardes à pied se présentèrent pour me barrer le passage. Je les jetai l’un après l’autre sur le sable des allées, mais ce ne fut pas sans causer un énorme scandale. Les fenêtres du château s’étaient garnies de spectateurs. De toutes parts, les chefs criaient de me saisir à tout prix, mort ou vif. Avant d’atteindre le rebord de la terrasse, j’avais essuyé déjà le feu de deux sentinelles…

– Est-il possible ! dit Susannah en pâlissant ; et n’êtes-vous point blessé, milord ?

– Non, madame, répondit gaiement Lancester ; ceci manque absolument à la partie dramatique de mon aventure. Je n’ai pas la plus petite blessure dont je puisse faire parade, et mon chapeau seul a reçu la balle assez bien dirigée d’un habit rouge.

Susannah se leva vivement et prit le chapeau, qui, en effet, était traversé de part en part à son milieu.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle ; avoir été si près de la mort ! Et pourquoi, milord, au nom du ciel, pourquoi ?

– Le reste de mon récit, reprit Lancester, consiste en une simple course de haies. Du rebord maçonné de la terrasse, je sautai sur le dos de mon pauvre Ruby, qui franchit l’escarpement du fossé comme s’il eût eu les ongles d’un chat sauvage, et prit aussitôt le galop. L’éveil était décidément donné. On me fit l’honneur de deux ou trois décharges. Mais Ruby courait… Vous eussiez dit un tourbillon ! Il avait fait plus de trente milles dans la matinée, le noble animal ! Ses naseaux fumaient, ses flancs haletaient, et sa course ne ralentissait point. Je dépassais avec une rapidité qui tenait de la magie les horse-guards échelonnés pour me cerner. Je ne voyais plus en avant de moi qu’un seul piquet, composé de trois cavaliers, qui manœuvraient pour me couper. J’avais à ma droite la grille d’un parc. Ils venaient à gauche… Pour la première fois depuis que Ruby était à moi, madame, je lui mis mes éperons dans le flanc. Il fit un bond prodigieux : j’étais dans le parc, de l’autre côté de la grille.

– Tirez ! cria-t-on derrière moi : tirez sur l’assassin de Sa Majesté !

On croyait, Dieu me pardonne, milady, que j’avais voulu assassiner le vieux roi ! Les trois horse-guards déchargèrent leurs fusils à travers les barreaux de la grille. Je sentis Ruby tressaillir sous moi, mais il ne s’arrêta pas. Seulement, à quatre milles de là, au milieu de Regent’s-Park, lorsque j’étais à l’abri de toute poursuite, le pauvre Ruby s’affaissa tout à coup sur le sable d’une allée. Je voulus le relever : il était mort. Mais je rapporte ce que j’avais été chercher, ajouta-t-il en sortant de sa poche une boîte richement incrustée. Je suis content, madame.

Susannah ne parla pas, mais elle se pencha vivement pour voir enfin ce mystérieux objet pour lequel Lancester venait de jouer avec un si terrible péril. Celui-ci ouvrit la boîte en souriant. Elle contenait un camélia blanc, veiné de bleu.

Susannah mit la main sur son cœur et ses yeux devinrent humides.

– Oh ! milord, milord ! dit-elle, c’était pour moi !

– Et pour qui donc, madame ? répondit Lancester dont le regard se reposait sur elle tout brillant de tendresse.

Elle prit le camélia et tendit son front, où Lancester mit un baiser.

– C’est moi qui vous avait privée de l’autre fleur, Susannah, murmura-t-il ; vous l’aviez pleurée… chacune de ses nuances était là, – il montrait son cœur ; – beaucoup lui ressemblaient, mais il me fallait la pareille. Je l’aurais cueillie sous la bouche d’un canon, madame.

Lancester dit cela simplement et sans emphase.

Susannah toucha la fleur de ses lèvres.

– Elle ne me quittera plus, milord, dit-elle.

L’autre fleur, celle qu’on avait pleurée, était un camélia blanc, veiné de bleu, et tout semblable au camélia sortant des serres royales. Susannah la portait, flétrie et desséchée, dans un petit médaillon d’or. Elle l’avait montrée à Brian un jour, et celui-ci, soit maladresse, soit jalousie, l’avait froissée entre ses doigts et réduite en poussière.

Susannah tira de son sein le médaillon d’or et l’ouvrit pour y déposer la fleur. Brian lui arrêta la main.

– Quoi ! dit-il avec tristesse, à la place de l’autre ?

– J’aimerai celle-ci comme l’autre, milord.

– Comme l’autre, répéta lentement Brian de Lancester ; et, quelque jour, peut-être, vous la montrerez à… à quelqu’un, milady… et celui-là prendra la fleur desséchée comme j’ai pris l’autre, moi… Ne m’avez-vous pas dit que l’autre était un souvenir ?

Susannah rougit et baissa les yeux.

– Le souvenir d’un homme ! acheva Lancester à demi-voix.

– D’un homme, oui, milord, répondit Susannah.

Brian lâcha sa main, Susannah referma le médaillon sur la fleur.

– D’un homme beau, et noble et fier ! ajouta la princesse avec un charmant sourire ; d’un homme que j’aimais, milord, ardemment et de toute mon âme, du seul homme que j’aie aimé jamais.

Et cet homme, madame, demanda Brian les dents serrées, c’était ?…

– C’était vous, milord.

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