X SENTINELLE ENDORMIE

Derrière le vitrage noirci du cabinet obscur où nous avons vu naguère l’aveugle Tyrrel interrompre brusquement le premier tête-à-tête de Brian et de la princesse, Mme la duchesse douairière de Gèvres, confortablement emmitouflée dans sa douillette de satin et les pieds réchauffés par la fourrure d’une chancelière, écoutait et regardait. Elle n’avait pas perdu un mot du romanesque récit de Lancester.

Elle avait bien ri, l’honnête vieille, dans le capuchon ouaté de sa douillette.

– L’eccentric man s’est fait troubadour ! se disait-elle ; si ce coquin de Tyrrel était ici, nous pourrions causer un peu. Mais il paraît qu’il y a une grandissime affaire en train. Je saurai ce qui en est. Tyrrel lui-même n’est pas si fin qu’on ne puisse le faire parler en s’y prenant comme il faut.

Malgré les jouissances de sa curiosité satisfaite, et les petits monologues à l’aide desquels Mme la duchesse de Gèvres abrégeait le temps de sa faction, elle bâillait à se démettre la mâchoire. Elle était doucement assise dans une bonne bergère ; ses pieds étaient chauds, la nuit l’enveloppait et pesait sur ses yeux. On dormirait à moins, surtout lorsqu’on a le ferme vouloir de ne point s’endormir.

Ce ne fut vraiment pas sa faute. D’abord, elle ferma les yeux, parce que, pensa-t-elle, pour entendre il suffit des oreilles. Une fois ses yeux fermés, elle suivit quelques minutes encore la conversation des deux amants, puis les mots tourbillonnèrent confus autour de ses oreilles. Puis elle rêva qu’elle était aux écoutes.

Ceci arriva au moment où Brian s’attristait à la pensée de partager avec autrui les souvenirs de Susannah ; de sorte que la petite Française n’entendit point la charmante réponse de sa prétendue nièce.

– Quoi ! c’était moi, milady ? s’écria Brian avec ravissement ; ce souvenir dont j’étais si jaloux venait de moi ! Mais est-ce possible ! se reprit-il tout à coup en attachant sur Susannah un regard de doute ; vous venez d’arriver en Angleterre, et je ne suis jamais allé en France, madame.

Susannah devint pâle, et sa bouche s’ouvrit pour répondre, mais elle ne prononça pas une parole.

Elle retournait entre ses doigts le médaillon d’or, qui était de forme antique, et portait sur son couvercle supérieur les traces d’un grattage opéré sans soin par une main malhabile. Sous le grattage, on apercevait encore quelques traits de la gravure primitive, et Brian, la première fois qu’il avait vu le médaillon, avait cru reconnaître les contours d’un écusson de forme anglaise avec deux aigles couronnés pour supports.

L’embarras de Susannah était si visible et si voisin de la détresse que Brian ne put manquer de concevoir des soupçons. Ce fut de la glace jetée sur un feu ardent. Brian eut au fond du cœur un frémissement, puis il se sentit froid. Il redevint l’homme de naguère, l’Anglais tout enveloppé de flegme.

– Madame, dit-il, je vous prie d’excuser les indiscrètes questions…

– Brian ! Brian ! ne parlez pas ainsi ! interrompit Susannah d’une voix navrée.

Les indiscrètes questions, poursuivit froidement Lancester, que rien ne m’autorisait à vous adresser.

– Milord, dit Susannah en se levant pâle et hautaine, ne raillez plus. Je ne mérite pas votre raillerie et je ne saurais la supporter. Il y a un grand danger suspendu sur nos têtes.

– Je ne vous comprends pas, madame la princesse.

– Je ne suis pas princesse, milord. Il faut que vous m’écoutiez maintenant ! Si j’avais été princesse, je serais déjà votre femme ; si j’avais été princesse, et riche et puissante, comme vous et le monde avez pu le croire, il y a longtemps que ma noblesse et ma fortune seraient à vos pieds.

Brian la regardait, confondu. La voix de Susannah, jusque-là contenue, éclata tout à coup sonore et pleine d’un accent provocateur.

– Écoutez ! écoutez ! reprit-elle avec violence ; écoutez et ne m’accusez pas des malheurs qui vont fondre sur nous ! Je ne suis pas princesse, vous dis-je ; je suis un instrument aveugle entre des mains puissantes. Je suis Susannah, la fille d’Ismaïl Spencer, le juif, qui fut pendu l’automne dernier devant Newgate.

Brian recula de trois pas.

– Ismaïl Spencer ! murmura-t-il, l’usurier Ismaïl !

– Ismaïl le faussaire, milord, Ismaïl le voleur !

La voix de Susannah se brisait. Néanmoins, elle prononça ces derniers mots avec éclat et de ce ton arrogant que prend un vaillant prisonnier de guerre pour commander le feu qui doit le mettre à mort. Puis elle promena autour d’elle son regard effaré, comme si elle se fût attendue à une catastrophe inévitable.

Un silence profond se fit. Susannah retomba épuisée sur son fauteuil.

Brian, l’œil hagard et la pâleur au front, la regardait comme s’il eût cru faire un horrible rêve.

– Rien ! dit enfin Susannah après quelques secondes de silence ; ils ne m’ont pas entendue !

Brian semblait être devenu de marbre.

– Oh ! milord ! milord ! cria la belle fille en s’élançant vers lui, je vais pouvoir vous ouvrir mon âme sans crainte d’appeler sur vous la mort ou le malheur. Ils m’avaient dit : Si tu parles, chacune de tes paroles retombera sur la tête de Brian de Lancester… et je me taisais, milord. Et moi qui repoussais l’offre de votre main parce que je me savais indigne de vous…

– Êtes-vous indigne de moi, Susannah ? demanda tout à coup Brian d’une voix grave et profonde ; répondez. Il faut qu’à cette heure je vous demande pardon à genoux ou que je vous dise adieu pour jamais.

Susannah demeura muette. L’instant était solennel. Elle sentait à son angoisse que son avenir, son amour et tous ses espoirs de bonheur si chèrement caressés depuis quelques jours étaient en péril et dépendaient d’un mot. Mais son expérience d’une semaine ne lui en avait point appris assez pour qu’elle pût aller d’un coup d’œil au fond de la question de Lancester. Elle hésitait parce qu’elle ne savait pas, et que, même au prix de son bonheur, elle n’eût point voulu tromper Brian.

– Répondez ! dit encore ce dernier avec plus de sévérité.

– Milord, prononça bien bas la belle fille, je suis pauvre, et mon père a été pendu.

Puis elle releva la tête et regarda son juge.

Lancester s’appuya sur la table du piano et pressa son front entre ses doigts.

– Susannah ! s’écria-t-il avec passion, tandis que tout son sang se précipitait à sa joue, je vous aime encore… je vous aime davantage. Oh ! ne me parlez plus de misère : je suis pauvre aussi. Ne me parlez plus de votre père : que m’importe votre père ! Vous, c’est vous que je veux connaître. Qu’êtes-vous ? Pourquoi ce faux titre ? D’où vous viennent ces parures qui vous font si belle ? De quel droit habitez-vous ces appartements somptueux ? Pourquoi n’avez-vous pas besoin de mon aide ?

– Je le voudrais, Brian. Au prix de mon sang, je voudrais être à vous et tout vous devoir, dit Susannah dont un rayon d’espoir éclaira le front désolé ; mais que vous dire, mon Dieu ! J’ai peur de ne vous point comprendre. Me voilà qui espère, pauvre folle que je suis, parce que je vois de l’amour dans votre courroux… Brian, je n’aime que vous ! jamais je n’ai aimé que vous !

Le noble visage de Susannah disait ce que n’exprimait point sa parole malhabile, mais trop de témoignages l’accusaient. Brian eut honte de ce qu’il appelait sa faiblesse.

– Madame, dit-il d’une voix lente, pénible, et comme si chaque mot prononcé lui eût déchiré le cœur ; on n’aime pas deux fois ainsi et jamais je ne donnerai comme à vous ma vie à une autre femme. Vous croire coupable est la plus amère souffrance que je puisse endurer en ce monde. J’ai douté, je vous ai interrogée lorsqu’un autre vous aurait repoussée avec mépris…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la belle fille qui se sentait défaillir.

Lancester continua :

– Lorsqu’il vous suffisait d’un mot…

– Mais ce mot, je l’ignore ! Brian, interrompit Susannah dont les grands yeux se mouillèrent de larmes brûlantes. Si je me suis laissé appeler d’un nom qui n’est pas le mien, si j’ai souscrit un engagement ténébreux et dont la portée m’est encore inconnue, c’était pour vivre… et si je voulais vivre, Brian, moi que le tentateur a surprise penchée au-dessus de la mort, c’était pour vous !

Brian ne comprenait pas, mais cette voix, mais ces larmes lui allaient à l’âme, et il était à demi convaincu.

– Écoutez, reprit tout à coup Susannah, dont le regard humide étincela au feu d’une inspiration soudaine ; je ne suis pas indigne de vous, Brian !

– Vrai ! dites-vous vrai ? s’écria celui-ci en faisant un pas vers elle.

Susannah répondit :

– Entre nous, il n’y a que l’infamie de mon père. Moi, je suis comme Dieu m’a faite, et je n’avais pas peur de mourir !

Brian la regarda avec admiration.

– Oh ! comme il doit être beau de sonder votre cœur ! dit-il.

– Me croyez-vous ? demanda-t-elle.

– Si je vous crois !… s’écria Lancester.

Elle sourit, mais son œil était humide encore.

– Écoutez, reprit-elle, j’ai appris bien des choses depuis que vous m’aimez, Brian, mais je ne sais pas répondre encore à toutes les questions, ni comprendre tous les soupçons.

– Ne parlez plus ainsi ! supplia Lancester ; oubliez que je vous ai soupçonnée ! L’homme est faible et méchant. Ceux qui se croient à l’abri des préjugés de la foule, ceux qui se targuent d’avoir un cœur noble et une noble raison pure, sont des fanfarons pleins d’orgueil. J’aurais dû tomber à vos pieds lorsque vous m’avez dit : je ne suis pas princesse ; j’aurais dû vous remercier à genoux de me donner votre confiance avec votre amour, et d’avoir bravé, pour me répondre, le danger, – un danger que vous dites être terrible, – et qu’une main puissante tient suspendu sur votre tête. Ce péril, qu’il soit imaginaire ou réel, vous épouvantait…

– Pour vous, Brian, pour vous ! interrompit Susannah.

Lancester prit sa main qu’il appuya passionnément sur ses lèvres.

– Pour moi ! répéta-t-il ; m’avez-vous pardonné, madame ?

Susannah ne lui répondit que par un regard où brillait son amour sans bornes.

– Il faut nous hâter, murmura-t-elle ; n’avez-vous pas envie de savoir quel est ce danger dont vous parliez tout à l’heure ?

– J’ai besoin de lire dans votre âme, répliqua Brian ; j’ai besoin de vous entendre parler de vous.

– Pourquoi m’avoir interrompue, alors ? reprit en souriant la belle fille ; je voulais tout vous dire. Au lieu de m’écouter, vous m’avez interrogée ; vous m’avez demandé si j’étais digne de votre amour. Oh ! Brian, pouvais-je répondre ? moi qui ne crois pas qu’il y ait au monde une femme digne de vous !

Dans le cabinet noir, la petite Française dormait sous la chaude ouate de sa douillette de satin. Elle rêvait toujours qu’elle veillait et que Brian contait à Susannah l’ingénieuse histoire de Robinson Crusoë, jeté par la tempête dans une île déserte.

Il y avait longtemps que la petite Française n’avait lu Robinson Crusoë, aussi écouta-t-elle avec beaucoup d’intérêt le récit de ses aventures.

Susannah se recueillit un instant et commença.

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