XII LA FIOLE

Ce fut l’aide qui parla le premier :

– Une demi-ligne de plus, dit-il à voix basse, l’artère bronchiale était attaquée.

Un instant de silence suivit ces paroles. Jack, qui n’entendait plus rien, voulut recommencer à voir et colla de nouveau son œil au trou de la serrure. L’aide avait passé à son patron sa sonde ensanglantée. Sa main droite s’était introduite sous le revers de son habit. De l’autre main il tenait un paquet de charpie.

– De la charpie ! pensa le pauvre Jack, dont un long soupir souleva la poitrine oppressée ; ils espèrent donc le sauver !

L’aide-chirurgien, avant de retirer la main qui se cachait sous les larges revers de son frac, jeta un coup d’œil cauteleux du côté de Stephen Mac-Nab, qui demeurait toujours immobile et comme insensible. D’un signe de tête il le désigna au médecin. Celui-ci se fit un garde-vue de sa main, pour examiner Stephen avec attention.

– Ce jeune homme ne voit rien, dit-il à voix basse. Hâtez-vous, Rowley.

Nouveau silence. Lorsque Jack, de plus en plus intrigué, essaya de regarder encore par la serrure, il vit l’aide tirer de son sein une petite fiole dont il fit tourner prestement le bouchon de cristal. Il l’approcha de la charpie ; mais, avant d’imbiber cette dernière, il jeta encore un regard vers Stephen. Un regard tel que le cœur de Jack bondit dans sa poitrine.

Stephen ne bougea pas. Le docteur fit un geste d’impérieux commandement. Rowley versa une goutte du contenu de la fiole sur la charpie.

À ce moment, Stephen fit un mouvement. Rowley trembla et pâlit. Au lieu d’appliquer la charpie sur la plaie, il la fit tomber à terre et la couvrit de son pied.

Ce terrible soupçon, qui grandissait depuis quelques secondes dans le cerveau de Jack, éclata tout à coup et se fit certitude. Il chercha des yeux une arme, et, apercevant un dirk écossais suspendu à la muraille, il s’en empara, poussa la porte et s’élança dans la chambre où gisait son maître :

– Monsieur Stephen ! s’écria-t-il, vous ne voyez pas ce qui se passe ici !

– Silence ! dit Rowley en montrant le blessé.

– Silence toi-même, répondit Jack, misérable assassin ! J’étais là, j’ai tout vu !

Rowley fit instinctivement un pas vers la porte.

– Cet homme est-il un fou ? demanda le docteur en s’adressant à Stephen ; faites-le sortir, monsieur, ou je ne réponds plus de la vie de l’Honorable Frank Perceval.

Stephen s’était levé. Il regardait tour à tour Jack et Rowley, qui avait réussi à reprendre son sang-froid.

– Taisez-vous, Jack ! dit-il enfin ; et vous, docteur, au nom de Dieu ! achevez ce pansement, qui, je le crains, a été déjà trop retardé.

Jack se mit entre son maître et le docteur.

– Votre Honneur, dit-il d’un ton ferme, en s’adressant à Stephen, je respecte vos ordres parce que vous êtes l’ami de Perceval, mais cet homme ne touchera plus mon maître.

– Ce valet est fou ! répéta le médecin avec froideur. Il tue l’Honorable gentleman en retardant nos soins, aussi positivement que s’il lui donnait au cœur un coup du poignard qu’il tient à la main.

Jack trembla de la tête aux pieds. Une sueur froide perça la peau de son crâne sous les mèches rares de ses cheveux gris, mais il ne bougea pas.

– J’ai vu, dit-il d’une voix basse et profonde ; ne doutez pas de ce que je vais vous dire, monsieur Mac-Nab, car je jure sur le souvenir de mon père mort, et je n’ai jamais menti. Un assassinat vient d’être tenté… ici… à l’instant… en votre présence… un assassinat sur un homme à l’agonie. Oh ! je l’ai vu, vous dis-je ! ces hommes ont voulu tuer Perceval !

Stephen attacha sur le docteur Moore un regard profond et scrutateur.

– Ce domestique est le plus digne homme que je connaisse, monsieur, dit-il ; d’un autre côté, je sais que le docteur Moore est l’un des plus illustres membres de Royal-College et je m’incline devant son profond savoir et ses précieuses lumières… mais ce gentleman est mon meilleur ami… souffrez que je vous serve d’aide dans le pansement que vous allez continuer : je suis licencié d’Oxford, monsieur.

Stephen retroussa vivement ses manches.

– Votre Honneur, dit Jack, prenez garde !

Il s’approcha vivement du jeune homme et lui dit quelques mots à l’oreille. Pendant qu’il parlait ainsi tout bas, Rowley se baissa doucement et ramassa la charpie qui était sous son pied. Puis il regarda le docteur. Celui-ci remua imperceptiblement les prunelles. Rowley comprit et s’esquiva.

– C’est impossible ! dit Stephen, répondant à la confidence du vieux valet.

– Impossible ? Eh bien ! dussé-je fouiller le drôle jusqu’à la peau, je retrouverai cette fiole…

Il se retourna vers Rowley ; Stephen l’imita. Ce fut alors seulement qu’ils s’aperçurent de sa fuite.

– Eh bien ! Votre Honneur, s’écria Jack, me croyez-vous maintenant ?

Stephen attacha sur le docteur son œil perçant et sévère. Le docteur Moore s’était croisé les bras sur la poitrine et demeurait immobile, suivant toute cette scène d’un calme et dédaigneux regard. C’était un homme de quarante ans environ, d’une grande et riche taille. Son front demi-chauve avait de la hauteur et de l’intelligence. Son œil perçant et profond savait prendre à l’occasion un regard fixe et ferme, mais il glissait aussi parfois, cauteleux et perfidement investigateur, entre les lignes rapprochées de ses longues paupières.

Le docteur Moore était l’un des plus recommandables membres de Royal-College. Sa réputation était immense et le mettait à coup sûr au-dessus de tout soupçon. Dans le premier moment qui avait suivi l’entrée de Frank, Stephen, frappé au cœur, et qui eût sans doute combattu son affaissement moral si la présence du docteur Moore ne lui avait été une garantie suffisante, avait cédé à la douleur, et fait comme ces joueurs qui ferment les yeux pour ne les rouvrir que lorsque la fortune aura décidé. Il avait eu, nous l’avons vu, un rude réveil.

– Monsieur le docteur, dit Stephen dont le sang-froid naturel luttait victorieusement contre son indignation, ce digne serviteur n’est point un fou. Il a bien vu ; la fuite de ce misérable en dit assez.

– Prétendez-vous m’accuser, monsieur ?

– Ne perdons pas le temps en vaines paroles, s’il vous plaît. Je prétends que vous opériez sur-le-champ le pansement de Frank Perceval… sur-le-champ, entendez-vous !

– Sur-le-champ ! répéta M. Moore… Ceci ressemble à un ordre, monsieur.

– C’en est un, prononça Stephen avec fermeté.

Les sourcils du docteur se froncèrent. Il recula d’un pas. Ses mains se plongèrent, d’instinct, dans les vastes poches de son frac noir. Toute sa personne prit un menaçant aspect. Puis, tout à coup, son front se rasséréna, tandis qu’un sourire amer descendait sur sa lèvre.

– Monsieur le licencié d’Oxford, dit-il avec une gaîté forcée, préparez les bandages et la charpie.

L’opération commença aussitôt. Ce fut un singulier pansement que celui-là. M. Moore y déploya toutes les ressources de pratique chirurgicale qui avaient tant contribué à mettre sa renommée au-dessus des réputations rivales. Il opérait rapidement, sûrement, et mettait une sorte d’ostentation à n’omettre aucun des détails commandés par la clinique en pareilles occurrences.

Stephen, tout en exécutant ses ordres avec une minutieuse ponctualité, suivant chacun de ses mouvements d’un œil plein de sollicitude, ce dont le docteur essayait de se venger en gardant son sourire railleur et amer.

Derrière lui se tenait Jack. Le vieux valet n’avait point mis bas ses inquiétudes. Il tenait toujours son dirk à la main, et son œil interrogeait incessamment la physionomie de Stephen.

Le docteur lui tournait le dos, mais il voyait parfaitement son image réfléchie dans une glace. Peut-être cette menace vivante contribuait-elle à donner une précision mathématique à ses mouvements.

Le pansement achevé, un fugitif incarnat revint aux lèvres blanchies du blessé. Jack se prit à rire sous ses larmes, et le dirk tomba de sa main.

– Que Dieu vous bénisse ! murmura-t-il derrière le docteur Moore ; et que Dieu me pardonne si je me suis trompé tout à l’heure en vous accusant, monsieur !

Le docteur ne daigna ni se retourner ni lui répondre.

– Ce gentleman est sauvé, dit-il à Stephen. En des mains inexpérimentées, sa blessure aurait pu devenir mortelle ; mais, à cette heure, toues précautions humaines possible sont prises. Je réponds de lui.

Stephen s’inclina et choisit dans son portefeuille une bank-note de cinq livres qu’il présenta au docteur. M. Moore repoussa ce salaire sans affectation.

– Je n’ai plus rien à faire ici, dit-il en prenant sa canne et ses gants. Je suppose, monsieur, qu’il ne vous plaît pas de me retenir davantage ?

– Vous êtes libre, monsieur, répondit Stephen.

– Maintenant que vous me proclamez libre, dit le docteur, en appuyant sur ce dernier mot, je veux bien vous faire savoir, mon jeune maître, que je l’ai toujours été. Dans notre profession, vous pourrez le reconnaître plus tard, on est souvent exposé à de périlleux guet-apens. Il est de la prudence la plus élémentaire de ne se laisser jamais prendre au dépourvu.

Le docteur sortit de ses poches ses deux mains dont chacune tenait par la crosse un fort pistolet.

– Ce sont là, poursuivit-il, des arguments qu’Oxford n’apprend point, mais que Londres enseigne, mon jeune maître. Je n’en connais point de plus péremptoires. J’ai sauvé ce gentleman parce que tel était mon bon plaisir.

Il remit ses pistolets à leur place.

– Et maintenant, adieu, mon jeune maître, dit-il encore. Vous vous êtes fait en moi aujourd’hui un ennemi mortel.

La porte s’ouvrit, puis se referma sur le docteur Moore.

Stephen avait écouté froidement la première partie du discours du médecin. À la menace enfermée dans ses dernières paroles, il ne répondit que par un calme et silencieux salut.

– Que croire ? murmura-t-il. Un assassinat peut-il être raisonnablement supposé ? dans quel but ? Et surtout lorsque l’assassin est le docteur Moore ? Jack ! es-tu bien sûr d’avoir vu ?

– Sûr comme je vous vois, Votre Honneur, répondit Jack en se levant ; le brigand tenait d’une main la petite bouteille, de l’autre la charpie. Sur un geste de ce docteur, – qui est peut-être un très brave homme après tout, – le coquin d’apothicaire a mouillé la charpie. Alors vous avez bougé ; l’apothicaire a caché la fiole… le diable sait où… et jeté à terre la charpie qu’il a recouverte de son pied. Tenez ! elle doit être là encore.

Jack fit le tour du lit. Stephen le suivit.

– Non, reprit le vieux valet ; la charpie a disparu, mais on voit encore la marque.

– La marque ? interrompit Stephen ; où ?

Jack lui montra une trace rougeâtre, humide et large comme un shelling, produite par la pression du pied de Rowley sur la charpie mouillée. Stephen se jeta vivement sur les genoux pour examiner cette trace. En se baissant, il aperçut sous le lit une fiole microscopique, dont il se saisit.

– La voilà ! voilà la fiole ! s’écria le vieux Jack.

Stephen, sans la déboucher, l’approcha de ses narines. Elle contenait de l’acide prussique.

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