XIX PENDANT QU’ON CHANTE

Le capitaine Paddy attira Snail dans un de ces enfoncements obscurs qui abondent sur toute la longueur de Before-Lane. Avant d’ouvrir la bouche, il prit soin d’éclairer minutieusement ses alentours. Il ne vit personne.

– Mon cher enfant, dit-il d’une voix grave et dogmatique, bien qu’on puisse affirmer que, chez vous, la perversité a devancé l’âge, et bien que vous ayez l’âme noire comme le trou le plus noir de cette ruelle maudite, vous n’avez jamais rempli jusqu’ici aucune mission importante. Miauler n’est pas un métier, que diable ! ajouta Paddy que son éloquence entraînait vers ses formules accoutumées ; tu ne peux pas, ignoblescamp, mon cher petit, de par Dieu ! miauler toute ta vie. Il faut se faire une position, un sort, ou le diable m’emporte ! Je disais donc, que le tonnerre m’écrase !… Hem ! hem ! je disais, vil espoir de Botany-Bay, mon pauvre cher garçon… je suis sûr que je disais. – de par l’enfer ! je disais… Que disais-je, Snail, au bout du compte ?

– Je ne sais pas, capitaine, répondit Snail.

– Tu ne sais pas, Snail, tu ne sais pas… ni moi non plus… mais je me souviendrai une autre fois. Veux-tu gagner dix guinées ?

Snail ne répondit pas.

Depuis une seconde, il était fort occupé à suivre les mouvements d’une masse noire et presque indistincte qui rampait le long des maisons, du côté de The Pipe and Pot. Cette masse avançait lentement, mais par un mouvement continu, vers l’enfoncement où avait lieu l’importante entrevue de Snail et du capitaine Paddy.

– Eh bien, limaçon d’enfer ! reprit ce dernier, qu’en dis-tu ?

– C’est Bob ! murmura Snail ; est-il curieux, au moins, ce diable de Bob !

– L’enfant est ivre ou fou, pensa Paddy ; Snail, mon fils, que viens-tu me parler de ce hideux mendiant de Bob-Lantern, notre bon compagnon ?

– Le voilà, répondit Snail.

– Où ? demanda Paddy en tressaillant.

Snail montra du doigt la masse noire qui continuait d’avancer lentement.

– C’est Bob, cela ? murmura le capitaine. Parlons bas… et laisse approcher ce cher ami : je lui dois quelque chose. Nous disions donc que tu as bonne envie, petit Snail, de gagner dix guinées ?

– J’aimerais mieux gagner quinze guinées, capitaine.

– Quinze guinées, soit, jeune sangsue ! je ne marchanderai pas. Ta besogne est simple et aisée. Tu vas aller chez un fripier où tu achèteras un habit complet de gentleman. Tu fourreras dans ce costume tes maigres os ; tu entreras au théâtre et tu iras t’asseoir au foyer. Est-ce dit ?

– C’est dit… Bob n’est plus qu’à trente pas.

Le capitaine s’enfonça davantage dans l’angle où il se cachait.

– Laisse-le approcher, mon enfant. Au foyer, tu attendras jusqu’à ce qu’un gentleman vienne te toucher la main comme cela.

Il lui toucha le dessous des doigts d’une certaine façon.

– Mais, dit Snail, comment ce gentleman me reconnaîtra-t-il ?

– Est-ce que j’ai oublié cela ? s’écria Paddy ; je me fais vieux ou le diable m’emporte, graine de pendu, mon cher fils ! Tu mettras à ta boutonnière un bout de ruban jaune.

– C’est bien… Bob n’est plus qu’à vingt pas.

– Laisse-le approcher, mon fils. Ce gentleman te dira ce qu’il faut faire et tu lui obéiras. Tiens, voilà cinq guinées pour ton costume d’homme comme il faut, et cinq guinées, diabolique enfant, pour te donner du cœur. Tu auras le reste après.

– Bien, capitaine… Bob n’est plus qu’à dix pas.

– Ah ! il n’est plus qu’à dix pas, grommela Paddy, le cher garçon !

Et, changeant de ton tout à coup, il ajouta de manière à être entendu d’un bout de Before-Lane à l’autre :

– C’est la vérité, Snail, de par Dieu ! jeune scélérat. Ce sont les plus fins qu’on trompe le plus volontiers. Vois, par exemple, cet abject pendard de Bob, notre bon camarade. Eh bien, Snail, mon fils, dangereuse teigne, Bob est trompé, indignement trompé par cette Tempérance dont il est fou, le pauvre diable !

Bob s’était arrêté court, Snail riait sous cape. Le capitaine serra vigoureusement la pomme de sa canne.

– Je veux que Dieu me damne, reprit-il, si ce n’est pas dommage ! Bob est un monceau d’ordures ambulant ; mais, de par l’enfer ! c’est un honorable compère, après tout. Et quand on pense que sa femme l’abandonne pour ce grand drôle de Tom Turnbull…

– Turbull ! râla Bob avec rage.

– On a parlé ! s’écria Paddy qui s’élança hors de son trou : on a parlé, mort et sang ! et damnation ! Qui a parlé ? Un homme ici ! un homme aux écoutes !

Le capitaine prit sa canne à deux mains et frappa sur Bob à tour de bras. Celui-ci s’enfuit en hurlant. Snail se tenait les côtes.

– Cela lui apprendra à me voler mes foulards ! murmura Paddy triomphant.

Mais sa vengeance avait été plus loin qu’il ne le pensait. Bob ne sentait pas les coups de canne ; c’était au cœur qu’il était blessé. Avant de rentrer à The Pipe and Pot, il s’appuya, chancelant, à la muraille et serra convulsivement sa poitrine à deux mains.

– Tempérance ! dit-il ; ah ! Tempérance !… et Turnbull !

Quand il rentra au public-house, ce fut auprès de Mich qu’il alla s’asseoir.

Le capitaine Paddy, content du succès de sa comédie, quitta Snail et revint au théâtre de Covent-Garden. La représentation allait son train. Le second acte de Freyschutz, chanté bien ou mal par la troupe tudesque, s’achevait sans encombre. Ceci, à vrai dire, était la moindre chose. On attendait le ballet. Weber était le prétexte de la réunion ; les jambes fines de la signora Briotta en étaient le véritable but.

Vers le milieu de l’acte, Brian de Lancester quitta la loge de lady Campbell. Le cœur de Susannah battit bien fort. Elle attendit, comptant chacun des pas que pouvait faire Brian dans le couloir circulaire. Elle le sentait venir.

– Le voici, dit la voix mystérieuse à l’oreille de Susannah ; soyez heureuse ; mais soyez prudente !

La porte s’ouvrit, Brian de Lancester entra. Il salua respectueusement lady Ophélia et se fit présenter à Mme la princesse de Longueville. Tandis qu’il s’entretenait avec la comtesse, Susannah le contemplait avidement, non point en dessous et à la dérobée, comme ont coutume de faire les jeunes filles, mais la tête haute et sans prendre souci de cacher la puissante attraction qui la portait vers lui. Brian s’en aperçut peut-être, mais il faisait comme s’il ne s’en fût point aperçu.

– Vous n’étiez pas hier au bal de Trevor-House ? dit la comtesse.

– Non, madame, répondit Brian ; malgré l’attrait d’un grand bal donné en dehors de la saison, j’ai dû vaquer à mes occupations et vendre toute la soirée des briquets phosphoriques à la porte de milord mon frère.

Ceci fut dit d’un ton simple et avec un grand sérieux. La comtesse ne put s’empêcher de sourire.

– Pauvre comte ! dit-elle ; vous êtes impitoyable pour lui, milord ! Mais vous n’avez pas vendu des briquets toute la nuit, je pense ?

– Non, madame, jusqu’à onze heures seulement. À onze heures, il est arrivé un petit incident que je me ferai un plaisir de raconter à Votre Seigneurie. J’étais tranquillement assis sur la première marche de l’escalier de l’hôtel, criant mes allumettes à pleine voix, lorsque l’intendant de mon frère, un misérable qui se nomme Paterson, milady, m’a fait, du haut du perron, sommation de déguerpir. Je lui ai naturellement demandé s’il voulait m’acheter un briquet pour deux pence. Pour toute réponse, le maraud a lancé sur moi son groom qui m’a gratifié d’une douzaine de coups de canne.

– En vérité, milord ! s’écria la comtesse.

Susannah rougit.

– Comme j’ai l’honneur de l’affirmer à Votre Seigneurie, reprit M. de Lancester, de bons coups de canne !

– Et qu’avez-vous fait ?

– Je ne suis pas riche, milady, malheureusement. J’ai tiré mon portefeuille, et je n’ai pu donner à ce groom qu’une misérable bank-note de cinq livres.

– Cinq livres pour des coups de canne !

– Je les eusse payés cent guinées, madame, volontiers et de bon cœur, si mes moyens me l’avaient permis. Oh ! voyez-vous, milord mon frère a dû passer une pitoyable nuit ! J’avais là quelques bons amis qui m’ont servi de témoins et j’ai porté une plainte devant le magistrat ; il y aura plaidoirie, scandale, milady ! Un frère frappé par le valet de son frère ! Je veux que mon avocat fasse pleurer l’auditoire à chaudes larmes. Il y a de quoi, n’est-ce pas ? Mais veuillez me dire, de grâce, milady, si vous n’avez point aperçu le comte de White-Manor dans la salle.

– Certes, si je l’avais vu, je ne vous le dirais pas, monsieur, répondit la comtesse ; j’ai vraiment pitié du pauvre lord.

– Merci, madame ! répliqua Brian avec une légère emphase ; c’est quelque chose, lorsqu’on est le plus faible, que d’éloigner de soi la pitié du monde pour la renvoyer, accablante et moqueuse, à son adversaire !

Brian de Lancester se leva en prononçant ces derniers mots : son œil brillait ; il y avait dans toute sa personne une énergie sérieuse qui faisait grandement contraste avec l’apparence frivole de ses paroles.

Susannah avait compris peu de chose à cet entretien. Prenant à la lettre tout ce qu’avait dit Brian, elle croyait deviner qu’il était malheureux. Son cœur bouillait d’indignation à la pensée de l’outrage subi par l’homme qu’elle plaçait tant au-dessus des autres hommes. Elle eût voulu le consoler et mettre son amour comme un baume sur cette blessure qu’elle voyait saigner à l’âme de Lancester.

La visite de ce dernier semblait terminée ; Susannah eut peur, car il allait se retirer comme il était venu, sans qu’elle fût pour lui, elle qui l’aimait tant, rien de plus qu’auparavant. Et quand le reverrait-elle ?

La porte de la loge s’ouvrit. Un visiteur entra. Brian, qui avait salué la comtesse et fait un pas vers la porte, se ravisa soudain et vint sans façon s’asseoir auprès de Susannah. La comtesse causait maintenant avec le nouveau venu. Brian fut quelques secondes avant de parler. Il couvrait Susannah d’un regard fixe. La pauvre fille tremblait sous ce regard qui ployait sa vigoureuse nature, et la domptait.

– Vous êtes bien belle, madame, dit enfin Brian d’une voix grave et triste. J’aurais mieux fait de ne pas vous voir.

Il s’arrêta et prit la main de Susannah qui ne la retira point.

– Je ne crains pas le ridicule, moi, poursuivit-il ; si l’on m’a trompé pour me railler ensuite, peu m’importe. On m’a dit que vous m’aimiez, madame ?

– C’est vrai, répondit Susannah.

Brian de Lancester demeura comme étourdi à cette réponse inattendue. Ses yeux se baissèrent involontairement. Lorsqu’il les releva, deux larmes roulaient lentement sur la joue pâlie de la belle fille.

Brian de Lancester fut ému puissamment, et le manteau de froideur où il s’enveloppait d’habitude se déchira comme par enchantement.

– Vous m’aimez ! répéta-t-il d’une voix altérée ; hélas ! madame, me connaissez-vous ? savez-vous ma folle vie ? Moi, je ne vous aime pas, madame ; je ne veux pas vous aimer… ce serait cruauté !

Susannah le regarda et un sourire éclaira sa paupière où ses larmes achevaient de sécher.

– Vous m’aimerez, dit-elle ; oh ! vous m’aimerez ! je le sens, je le sais… votre voix me le dit, malgré vos paroles.

Brian ne répondit pas tout de suite ; il se complut un instant dans la contemplation de cette admirable créature qu’il pouvait faire sienne d’un mot, il but à longs traits la passion qui jaillissait des yeux demi-clos de Susannah ; il fut vaincu.

– Oui, je vous aimerai, dit-il enfin d’une voix basse et profonde ; je vous donnerai de moi tout ce que je puis donner, madame. Bien des personnes sages me croient fou, et moi-même, parfois, je ne sais trop que penser… Attendez !

Brian prononça ce mot d’un ton sec. Son œil, qui naguère s’attachait, passionné, sur le beau visage de Susannah, lança vers le fond de la salle un éclair plein d’amertume et de colère. Il venait d’apercevoir dans une loge de face la figure somnolente de son frère le comte de White-Manor.

– Madame, reprit-il, si vous m’aimez encore dans dix minutes, je vous aimerai, moi, toute ma vie !

Il se leva et sortit précipitamment, laissant Susannah stupéfaite.

Brian de Lancester descendit quatre à quatre les escaliers, et ne s’arrêta que dans la rue.

– Johnny ! cria-t-il.

Le cab qui l’avait amené stationnait à peu de distance. Un homme en descendit.

– Ma boîte et ma veste, Johnny ! reprit Brian qui se dépouilla prestement de son élégant frac noir.

Johnny retira de la voiture une veste de garçon de taverne et un tablier blanc, comme en portent les gens de service des foyers de théâtre. Brian de Lancester revêtit la veste, ceignit le tablier, prit sous son bras une boîte plate et carrée que lui tendait Johnny, et remonta, toujours courant, les degrés de Covent-Garden.

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