XX UN ECCENTRIC MAN

Brian de Lancester, fils puîné de feu Hugh de Lancester, comte de White-Manor, s’était trouvé de bonne heure dans cette situation fausse, presque intolérable, qui est en Angleterre le lot des cadets nobles. Élevé au sein d’une opulence presque royale, il se trouva tout à coup, à la mort de son père, réduit à la portion congrue. Son frère, grâce aux règles rigoureuses du partage noble, héritait à la fois de la pairie et des neuf dixièmes du patrimoine.

Brian avait mené jusque-là une vie d’imprévoyance et d’étourderie. Il continua de vivre oisif, mais non plus insoucieux. Une colère sourde grondait au dedans de lui.

L’un des princes de la mode et membre fort influent des clubs de la jeune aristocratie, il ne déclamait point contre le droit d’aînesse, parce que les rancunes du vrai Saxon ne se traduisent point en vides paroles, comme celles de gens de France et d’Irlande, mais il amassait en lui sa haine et songeait déjà aux moyens de déclarer à cette loi qui le dépouillait une guerre à mort, une guerre anglaise, légale, implacable.

Il mangeait, pendant cela, son peu de bien fort galamment et assurait sa position d’homme à la mode, en ajoutant à ses autres mérites une nuance des plus foncées d’eccentricity. C’est là un mot que les gens du continent ont traduit, et dont ils abusent volontiers, comme de tout ce qui a rapport au fashion britannique, mais qu’ils ne comprennent point. L’eccentricity est, comme l’humour, un mot et une chose spécialement, uniquement anglais. Ce qu’il faut pour faire un eccentric passable se trouve dans le sang saxon, dans l’air épais de Londres, dans les brouillards de la Tamise, et non pas ailleurs. Aussi, l’eccentricity, comme tout ce qui est purement national, jouit en Angleterre d’une vogue immodérée.

Brian, dans sa jeunesse, accomplit de très méritantes excentricités. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, ce fut lui qui, en 183., fit paraître la première édition de ce juggle (mauvaise plaisanterie), qui a conquis depuis une célébrité européenne.

L’Honorable Pegasus Anticorn, membre du parlement, portait d’effrayantes moustaches. Un matin, Brian de Lancester se rendit au club et annonça son intention formelle de faire disparaître lesdites moustaches. L’Honorable Pegasus Anticorn en fut instruit dans la soirée et se munit d’une paire de pistolets chargés à double charge, dans le but de mourir en défendant ses moustaches. Le lendemain, le Times annonça que l’Honorable Brian de Lancester couperait dans la journée les moustaches de l’Honorable Pegasus Anticorn, membre du parlement.

Celui-ci ajouta un sabre à ses pistolets.

Le surlendemain, on voyait dans Londres des affiches de six pieds de haut qui promettaient cent livres de récompense à quiconque apporterait au domicile de l’Honorable Brian de Lancester les moustaches de l’Honorable Pegasus Anticorn, membre du parlement. Pegasus mit une cuirasse sous ses vêtements.

Enfin, le jour suivant, le Herald, le Chronicle et le Post racontèrent que plusieurs gentlemen portant de fortes moustaches avaient été massacrés au sein de leurs familles par des bandits désireux de gagner les cent livres promises. Pegasus réfléchit, fit venir un barbier et envoya ses moustaches à Brian avec un cartel. Brian lui coupa l’oreille droite d’un coup de pistolet.

Nous pourrions remplir des volumes, des volumes in-folio, de tours semblables exécutés avec le sérieux britannique. Malheureusement nous avons autre chose à dire au lecteur.

Comme on le pense, ces plaisanteries coûtaient cher à Brian, qui n’en vit que plus tôt la fin de sa modeste légitime. Un incident hâta sa ruine complète : son frère, le riche comte de White-Manor, ou plutôt l’intendant de ce dernier, fit à Brian un procès que le pauvre eccentric perdit faute d’argent et de soins.

Les deux frères ne s’étaient jamais aimés de tendresse fort enthousiaste, et depuis la mort du feu comte, Brian, qui se considérait comme injustement spolié, gardait à son aîné une sourde rancune. Cette occasion la fit éclater soudain ; Brian jura qu’il soutiendrait contre son frère une lutte à mort. Et il tint parole. Les armes qu’il choisit furent étranges ; mais il les mania terriblement et frappa sans relâche, de sorte que la blessure se fit, et, une fois faite, resta saignante sans qu’il fût possible de la fermer jamais.

Ce fut la guerre merveilleuse du faible contre le fort, où l’un des combattants, armé d’une épingle, piquait, piquait sans cesse un adversaire invinciblement réduit à l’inertie. Le comte prit le spleen et devint l’homme le plus malheureux des Trois-Royaumes. Brian, impitoyable, frappa encore, chercha les défauts de cette sensibilité qu’il avait lui-même engourdie, tâta, poussa et fit comme s’il eût voulu introduire jusqu’au cœur son épingle qui piquait en vain maintenant l’épiderme.

Et, dans la lutte ses auxiliaires étaient ceux que la nature et les lois auraient dû faire ses ennemis naturels. C’étaient tous de jeunes lords, des héritiers de pairies, des gens qui, dans un temps donné, devaient se trouver vis-à-vis de leurs cadets dans la position où était le pauvre comte en face de son terrible persécuteur. Mais n’en a-t-il pas été ainsi pour tous les temps et pour tous les pays ? Ne se souvient-on plus de ces petits marquis, papillons étourdis, mouches prédestinées à la flamme, qui, dans les années qui précédèrent la Révolution française, caquetaient, conspiraient, faisaient de l’impiété, apportaient, enfin, chacun sa planchette au grand échafaud qui devait être leur dernière salle de bal ?

Ainsi faisaient nos jeunes lords.

Ils ne voyaient que le côté plaisant de la conduite de Brian de Lancester ; ils ne comprenaient pas que chacune de ses attaques était un coup porté au droit d’aînesse, un trait de lime qui minait insensiblement les antiques supports de cette loi, magnifique dans sa barbarie, qui est une portion de la force et qui sera peut-être la ruine de la Grande-Bretagne.

Plus les bottes portées par Brian dans cet espèce du duel étaient éclatantes et bizarres, plus le beau monde applaudissait. Ce duel prolongé semblait à tous les connaisseurs une eccentricity de premier mérite. On fêtait Brian, on se l’arrachait ; il aurait été le LION, à coup sûr, si le marquis de Rio-Santo n’eût pas existé.

Le rideau s’était baissé pour la seconde fois lorsque Brian de Lancester entra dans la salle, en costume de garçon de taverne. Il avait ouvert sa boîte et la tenait suspendue à son cou par un ruban. Il fit d’abord le tour du parterre.

– Messieurs, disait-il, achetez, s’il vous plaît, mes pastilles et offrez des bonbons à vos dames. C’est une mode de France. À Paris, on ne peut passer toute une représentation sans manger quelque petit morceau de sucre.

Lorsque Brian arriva devant la loge infernale, ce furent de bruyants bravos et d’enthousiastes applaudissements. Chacun voulait acheter des pastilles, et la boîte de l’eccentric eût été vidée en un clin d’œil s’il ne l’eût refermée en disant :

– Assez, messieurs, assez ; il faut qu’il en reste pour là-haut.

En prononçant ces derniers mots, il avait levé les yeux vers la loge où le comte de White-Manor demeurait immobile depuis le commencement de la représentation.

– Je vous déclare, très cher, s’écria Lantures-Luces, que l’idée est ravissante, ma foi, au degré suprême ! Le fait est que chez nous, – là-bas, – à Paris, on vend des sucres d’orge aux grisettes.

Brian monta aux galeries et promena de loges en loges sa boîte et ses pastilles. Partout on l’accueillait par des éclats de rire. Les dames elles-mêmes trouvaient le tour exquis. Dès qu’il était passé, on voyait les locataires des loges se pencher en dehors et le suivre d’un curieux et encourageant regard. En sorte que lorsqu’il arriva devant la loge du comte de White-Manor, quatre ou cinq cents binocles étaient braqués sur les deux frères.

On attendait avec une joyeuse impatience. De vrai, cet intermède faisait grand dommage à la pièce, et le chef-d’œuvre de Weber avait tort devant cette héroïque boutade.

– De par Dieu ! Dorothy, mon cher cœur, dit le capitaine O’Chrane, je veux que le diable me berce si tous ces lords et ladies savent ce qu’ils font. Ne regardent-ils pas comme on pourrait faire d’une bête curieuse ce vagabond en tablier blanc qui vend de la farine sucrée !

– Ils regardent ce qu’ils veulent, je pense, monsieur O’Chrane, répondit la rancuneuse tavernière, et vous pouvez voir que ces lords achètent à leurs ladies de cette farine sucrée comme vous l’appelez. Tout le monde n’est pas comme vous, Dieu merci, monsieur O’Chrane.

– C’est bien, Dorothy, c’est très bien… mais de par Satan, madame, vous êtes une…

– Une quoi, monsieur O’Chrane ?

Le capitaine enfila un chapelet de jurons qui n’eut pas moins de trois douzaines de patenôtres, mais il n’osa pas dire à mistress Burnett ce qu’elle était.

Brian de Lancester venait de s’arrêter devant la loge du comte de White-Manor. Il demeura quelques instants immobile pensant que sa seule présence attirerait l’attention de son frère ; mais il était loin de compte. Le lord, plongé dans une sorte de somnolence chagrine, tournait le flanc au théâtre et regardait fixement d’un air absorbé la paroi de sa loge qui lui faisait face. Brian, las d’attendre en vain, éleva sa boîte et en frappa doucement l’appui de la loge. Le comte de White-Manor tourna les yeux avec impatience. Lorsque son regard tomba sur Brian, il tressaillit de la tête aux pieds, comme on fait au choc d’un appareil voltaïque. Sa face devint verdâtre, ses yeux morts s’allumèrent et sa lèvre se prit à trembler sans produire aucun son.

La salle entière faisait silence.

– Milord mon frère, dit Brian d’une voix claire et sérieuse qui pénétra dans le plus éloigné recoin de la loge la plus reculée, achetez une boîte de pastilles au fils de votre père, pour qu’il puisse, lui, acheter du pain !

La loge infernale applaudit. Le parterre, sans savoir pourquoi, applaudit de même ; les galeries, imitant le parterre, crièrent bravo, et Paddy lui-même, dans l’innocence de sa bonne âme, poussa un « Dieu me damne ! » approbateur.

Le lord de White-Manor demeurait comme frappé de la foudre.

– Eh bien ! milord mon frère ? dit l’implacable Brian.

Le comte ouvrit la bouche. Le silence se rétablit comme par enchantement. Mais on n’entendit que la voix grêle du vicomte de Lantures-Luces qui disait :

– Je vous affirme sous serment, très chers, que je donnerais trois napoléons pour avoir mon lorgnon !

Le comte avait jeté à son frère un regard de sang et tiré le rideau de sa loge par un dernier effort. On ne le voyait plus.

En ce moment même, il se fit dans les hautes galeries et au parterre un tapage infernal. Une foule nouvelle se rua, on se battit ; on prit d’assaut tous les sièges inoccupés. Il était neuf heures et demie ; c’était le moment de l’entrée à moitié prix : privilège bien cher à la populace de Londres, et dont elle abuse de la façon la plus grossièrement impudente que l’on puisse imaginer.

Brian put s’échapper à la faveur de cette bagarre. Johnny reprit sa boîte à pastilles et lui rendit en échange son costume fashionable.

Pendant cela, une scène étrange se passait dans la salle. À l’instant où le tumulte de l’entrée demi-prix commençait à se calmer, on entendit dans l’une des loges d’avant-scène un cri de femme, un cri de détresse et de terreur. Il partait de la loge qui touchait immédiatement la scène et où lady Jane B… attendait seule la venue de son illustre protecteur.

Tous les regards qui s’étaient précédemment portés vers le fond de la salle pour jouir de la confusion du comte de White-Manor se tournèrent du côté du théâtre. On vit lady Jane B… pâle, les traits décomposés, s’élancer impétueusement dans le couloir en criant au secours, et, presque aussitôt, sur le devant de sa loge se montra le visage inerte de Tyrrel l’Aveugle, que le monde connaissait sous le nom de sir Edmund Makensie.

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