XXI CONFIDENCE

Le nom du marquis de Rio-Santo, prononcé par la bouche aimée de Mary Trevor, perça le cœur de Frank comme un coup de poignard.

– Madame, dit-il, je ne parle plus pour moi. Je tâcherai d’oublier comme vous ces chers souvenirs d’amour qui étaient mon plus précieux trésor. Il n’y a plus entre nous de serments, car ceux que vous m’aviez fait, je vous les rends, madame.

Mary écoutait, vaincue déjà au fond du cœur, et retenait à grand peine ses larmes qui demandaient à couler. Miss Stewart, toujours assise à son piano, laissait à l’aventure ses doigts courir sur le clavier.

– Mais si je n’espère plus, reprit Perceval, j’aime encore, et je n’ai rien fait qui puisse me faire perdre le droit de veiller sur vous et de détourner, autant qu’il est en moi, l’affreux malheur qu’on suspend au-dessus de votre tête.

– Je ne vous comprends pas, milord, balbutia Mary.

– Vous avez souffert, souffert horriblement ! et vous souffrez encore…

– C’est vrai, milord. Depuis que je ne vous aime plus, mes jours sont sans joie et mes nuits se passent dans les larmes. Pourquoi ? Je ne sais. J’aime le marquis de Rio-Santo, qui m’aime. Devrais-je être malheureuse ?

– Mary ! répéta Frank qui la contemplait, les mains jointes, avec une indicible pitié ; si vous aimiez, vous ne le diriez pas : vous auriez scrupule à me briser ainsi le cœur !

– Oh ! non, milord, interrompit Mary dont les yeux devinrent humides : elle est plus belle que moi !

– Vous l’avez donc vue, vous aussi ? demanda Perceval.

– Je l’ai vue, milord, et je suis devenue la fiancée du marquis de Rio-Santo.

Elle mit sa main sur son front et ferma les yeux.

– Mais c’est donc par surprise que vous êtes à lui ? s’écria Frank.

– Qui a dit cela ? demanda Mary en relevant la tête. Toute femme ne doit-elle pas être fière de l’amour du marquis de Rio-Santo ?

– Madame, dit Perceval, il ne m’est point donné de comprendre ce qui se passe au fond de votre cœur. Quant à ce qui me regarde, je n’ai jamais cessé de vous aimer, et je pourrais me justifier d’un mot.

– Justifiez-vous, murmura bien bas miss Trevor.

Frank lui prit la main et la baisa.

– Ils sont bien cruels, ceux qui ont ainsi aveuglé votre cœur loyal et bon, Mary, dit-il ; oh ! oui, je vous ai toujours aimée… je vous aimerai toujours !

– Mais cette femme, milord ?

– Je ne la connais pas. Cette femme a joué à mon chevet une perfide et infâme comédie… cette femme était apostée.

– Mais par qui, Frank ? Mon Dieu ! pourquoi ne puis-je m’empêcher de le croire ?… par qui ?

– Par celui, sans doute, qui a tenté d’empoisonner ma blessure…

– Oh ! Frank ! murmura la pauvre enfant avec horreur.

– Par l’homme qui, seul au monde, avait intérêt à ma mort ou à mon malheur.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Mary, ils ont tenté de vous tuer, Frank, mon noble Frank, et moi qui vous repoussais !

Elle s’interrompit. Son regard devint fixe et morne.

– Moi qui suis maintenant sa fiancée ! se reprit-elle. Milord, je ne vous crois pas.

– Pauvre enfant ! murmura Frank dont l’émotion grandissait : qui donc a pu la briser ainsi ! Écoutez-moi, reprit-il tout à coup. Je ne suis venu ici ni pour vous reprocher votre conduite, ni pour justifier la mienne. Je suis venu pour vous arrêter au bord d’un précipice. Il est à Londres une noble femme qui a eu pitié de vous et de moi. Elle m’a dit son secret, afin que je vous sauve. Voulez-vous jurer de ne point révéler ce secret, Mary ?

– En quoi cela me regarde-t-il, milord ?

– Il regarde le passé de l’homme qu’on veut vous donner pour époux.

– Milord, je ne puis rien entendre contre le marquis de Rio-Santo.

– Vous m’entendrez pourtant, Mary, s’écria Frank ; vous m’entendrez si je vous en prie…

Il passa son bras autour de la taille de miss Trevor dont le front s’éclaira.

– Vous m’entendrez, reprit Frank avec entraînement, car vous m’aimez encore, malgré eux et malgré vous !

– C’est bien vrai ! pensa tout haut la pauvre fille. Frank, je vous aimais moins que cela autrefois.

Elle jeta ses deux bras autour du cou de Perceval avec l’abandon gracieux d’un enfant et se prit à le regarder avec un doux sourire.

– Il ne faut pas vous réjouir et il ne faut pas vous attrister, mon bien-aimé Frank, ajouta-t-elle ; voyez… je n’ai plus de force. Dieu qui est bon m’envoie la mort.

– Non, vous ne mourrez pas, Mary ! s’écria Frank dont une angoisse navrante vint serrer le cœur ; le bonheur vous rendra la vie. Jurez, Mary, jurez de garder le secret de lady Ophélia.

– Elle est bonne et souffre, elle aussi, dit Mary ; je le jure.

Frank l’attira sur son sein.

– Mary, reprit-il à voix basse, vous savez que la comtesse a dû épouser le marquis de Rio-Santo ?

– Je sais qu’elle l’aime, répondit Mary.

– Vous vous souvenez peut-être d’un étranger qui vint à Londres en même temps que le marquis. On le nommait le chevalier de Weber.

– Je m’en souviens, Frank. Au bout de trois mois il partit pour l’Inde.

– Non, Mary. Le chevalier alla plus loin et ne reviendra pas de son voyage. Le chevalier fut assassiné.

Frank sentit la faible enfant tressaillir entre ses bras.

– Il était jeune, reprit-il, riche et brillant cavalier. À l’un des bals d’Almach de la saison dernière, il devint éperdument amoureux de la comtesse Ophélia, qui, engagée déjà dans sa liaison avec le marquis, dut repousser les avances de ce nouveau prétendant. Weber ne se rebuta point. Il écrivit à la comtesse une lettre passionnée où il l’adjurait de ne point unir son sort à celui de Rio-Santo. Dans cette lettre, il s’offrait à révéler de vive voix, sur le compte du marquis, des faits tellement graves que la comtesse ne pourrait, sans folie, passer outre au mariage. « Si je ne reçois point de réponse, milady, disait-il en terminant, je me rendrai demain, à onze heures du matin, à votre hôtel. »

« La comtesse ne daigna point faire réponse au premier moment. Le soir venu, cependant, elle se souvint de la dernière phrase et résolut de répondre, afin d’éviter la visite de M. le chevalier de Weber. Pour répondre, il fallait la lettre. La lettre avait disparu. M. le marquis de Rio-Santo, tout seul, avait pénétré dans son boudoir ce jour-là…

Le cœur de Mary battait par soubresauts irréguliers contre la poitrine de Frank. Il eut une vague frayeur et lâcha sa taille pour s’éloigner et la considérer mieux. Mary était bien pâle, voilà tout. Elle ne semblait point souffrir plus qu’à l’ordinaire. Diana Stewart jouait une valse dont la discrète harmonie s’élevait comme une barrière entre son oreille et la confidence de Perceval. Celui-ci reprit :

– La comtesse passa une nuit inquiète et agitée. Le lendemain, à dix heures, le marquis de Rio-Santo était chez elle. Lady Ophélia ne m’a point raconté le détail de cette entrevue. Tout ce que je sais, c’est que M. de Rio-Santo avait apporté deux épées sous son carrik, et que la comtesse, vaincue par ses impérieuses prières, le laissa seul au salon, après avoir donné ordre d’y introduire M. de Weber.

« Madame, nul ne peut savoir au juste ce qui se passa entre le marquis et le chevalier, car leur entretien n’eut pas de témoins. La comtesse, qui était tombée demi-morte sur un sofa dans la chambre voisine, entendit seulement qu’ils conversaient à voix basse. Le marquis ordonnait ; le chevalier semblait se défendre et prier. Puis il se fit un silence, puis encore la comtesse entendit le grincement de deux épées. Au bout d’une minute, l’un des deux combattant tomba lourdement sur le tapis. La comtesse s’élança ; elle craignait pour M. de Rio-Santo. Mais M. de Rio-Santo, lorsqu’elle ouvrit la porte, se tenait debout, immobile devant le chevalier étendu sans vie sur le carreau… M’écoutez-vous, Mary ?

Frank fit cette brusque question, parce que, depuis quelques secondes, toute la personne de miss Trevor avait pris un aspect étrange. Elle se tenait droite sur son siège ; son sein, agité tout à l’heure, ne battait plus. Ses yeux grands ouverts n’avaient point de regard. Ainsi, habillée de blanc, immobile et n’ayant rien sur ses mains, ni sur son visage aucun de ces tons vivants qui accusent le mouvement du sang dans les veines, elle ressemblait à une charmante statue de marbre. Elle ne répondit point à la question de Frank. Effrayé, celui-ci voulut saisir sa main. Il la trouva glacée. Lorsqu’il lâcha prise, la main, au lieu de retomber brusquement, retourna, par une chute lente, graduée, insensible, à sa position première.

– Mary ! Mary ! s’écria Frank, qu’avez-vous ? répondez-moi !

Même silence. Même immobilité.

– Oh ! Diana ! dit Perceval, venez, je vous en conjure ! Mary est morte !

Miss Stewart demeura sans voix à l’aspect de Mary.

– Morte ! murmura-t-elle enfin ; c’est impossible, elle se tient droite. Voyez ! son dos ne s’appuie pas même au fauteuil. Mary ! Au nom de Dieu, Frank, que lui avez-vous donc fait ?

– Je lui ai dit ce qu’est Rio-Santo, son fiancé, répondit Perceval. Diana ! ce ne sont pas mes paroles qui l’ont brisée. Le coup est plus ancien que cela. Pauvre douce martyre ! comme on a torturé cruellement son cœur ! Dieu nous la rendra, j’espère. Mais qui donc accuser de ce lent supplice ! quel bourreau assez impitoyable ?…

– Écoutez ! interrompit Diana ; j’entends du bruit. Il ne faut pas qu’on entre !

Elle s’élança pour défendre la porte, mais il était trop tard ; elle n’arriva que pour se trouver face à face avec lady Campbell.

Mary et Frank ! s’écria celle-ci qui devint pâle de colère ; miss Stewart, la maison de votre mère est-elle donc faite pour de pareils rendez-vous !

– Ah ! madame ! madame ! s’écria miss Stewart, incapable de contenir plus longtemps la pétulance de sa rancune ; Frank Perceval demandait tout à l’heure quel était le bourreau, l’impitoyable bourreau ! capable d’avoir ainsi torturé jusqu’à la mort cette douce et chère enfant…

– C’est donc bien elle ! murmura Frank, qui toisa lady Campbell d’un regard de haine.

Celle-ci passa tête levée devant Diana et Frank.

– Venez, mon enfant, dit-elle ; sortons de cette maison où vous n’auriez pas dû venir.

Comme Mary ne répondait point, elle voulut lui prendre la main, mais, au contact de ses doigts de marbre, elle poussa un cri, et tomba, terrifiée, sur un fauteuil. Frank s’approcha d’elle à pas lents.

– Je vous l’avais laissée jeune, belle, heureuse, dit-il d’une voix où il y avait des larmes. Et maintenant, la voilà qui se meurt ! Ah ! les hommes ne vous jugeront point, madame. Que Dieu vous pardonne !

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