Frank Perceval s’était présenté seul à l’hôtel de la comtesse de Derby. Stephen l’avait attendu dans la voiture.
Il avait fallu bien des prières pour déterminer lady Ophélia. Nous demandons pour elle au lecteur, non point le bénéfice honteux des circonstances atténuantes, mais une franche et complète absolution. Ne savait-elle pas quelle menace pesait sur l’avenir de miss Trevor, et ne connaissait-elle pas les droits de Frank ? Frank fut éloquent parce qu’il souffrait. La comtesse hésita longtemps, puis céda. Elle se décida, elle, la comtesse de Derby, à commettre une action que la loi des convenances punit de mort.
Frank écrivit une lettre. La comtesse fit atteler. Le trouble excessif où nous l’avons vue au moment de remettre à Mary le billet de Perceval doit la condamner ou l’absoudre.
En sortant de Trevor-House, le front de la comtesse ruisselait de sueur. Elle se tapit, effrayée, en un coin de son équipage. Un poids était sur sa poitrine. Il lui semblait que Londres entier allait lire le lendemain sur son visage le crime de lèse-bienséances qu’elle venait de commettre. L’équipage s’arrêtait au perron de Barnwood-House, que la comtesse était encore tout émue.
– Je ne l’eusse pas fait ! murmura-t-elle en frissonnant ; mais la pauvre enfant était si pâle et semblait tant souffrir !
La lettre de Frank assignait, en termes respectueux, mais fermes, un rendez-vous à miss Trevor, chez miss Diana Stewart, cousine de Frank Perceval. Mary lut et demeura un instant comme absorbée.
– Pensez-vous qu’un homme puisse aimer deux femmes, Diana ? demanda-t-elle au bout de quelque temps.
– Ne savez-vous pas, Mary, répliqua étourdiment Diana, que monsieur le marquis de Rio-Santo n’en aime jamais moins de quatre à la fois ?
Une larme roula sur la joue de miss Trevor.
– Frank est ainsi sans doute, murmura-t-elle en donnant la lettre à miss Stewart. Écoutez, Diana, demain, quand il se rendra chez vous, pour me voir, dites-lui que je suis bien heureuse…
Elle s’interrompit, épuisée. Diana, qui ne comprenait point, jeta un coup d’œil sur la lettre.
– Quoi ! Mary, s’écria-t-elle, avez-vous bien le courage de refuser ce pauvre Frank, blessé, souffrant ?
– Souffre-t-il donc autant que moi ? répliqua miss Trevor dont la voix se brisait.
– Oh ! Mary, pauvre Mary, murmura miss Stewart ; par pitié pour vous, ne repoussez pas la prière de Frank ; venez demain, ne fût-ce que pour lui dire un dernier adieu !
– Si vous l’aviez vue, Diana, répondit Mary, retrouvant quelque force en un soudain mouvement de jalousie ; si vous saviez combien elle est belle ! Non, oh ! non, je n’irai pas !
Le lendemain, à l’heure fixée, Perceval accourut au rendez-vous. Diana dut lui apprendre la triste nouvelle du refus de Mary. Mais Frank n’eut point le temps d’en manifester son chagrin. À peine Diana finissait-elle de parler, que miss Trevor entra sans se faire annoncer. Elle était habillée de blanc, bien que ce fût le matin et qu’on fût au cœur de l’hiver. Elle traversa le salon de son pas souple et léger d’autrefois et tendit la main à Diana puis à Frank. Puis elle s’assit entre eux, comme elle avait coutume de faire jadis avant le voyage de Perceval.
– Toute la nuit, j’ai rêvé de vous deux, dit-elle. J’ai pensé que ma chère Diana me croirait un méchant cœur, et j’ai voulu voir Frank… je dirai mon cher Frank aussi, ajouta-t-elle avec un sourire, pour l’assurer que Mary Trevor souhaite toujours son bonheur.
Elle prononça ces paroles d’une voix qu’aucune émotion ne troublait.
– Venez à mon secours, Frank, reprit-elle. Mon chapeau pèse sur mon front… Merci, Frank, poursuivit-elle lorsque Perceval lui eut obéi. Vous n’avez point oublié l’art de servir les dames, durant votre voyage.
Ses longs cheveux, libres désormais de tout lien, tombèrent en boucles légères sur ses épaules, et encadrèrent de leurs reflets d’or les pâles contours de son visage amaigri. Elle était belle encore, mais sa beauté semblait déjà n’appartenir plus à la terre. On eût dit une de ces blanches vierges que la nuageuse poésie d’Ossian nous montre, perçant la tombe et donnant leur forme impalpable au souffle du vent du nord qui les emporte, faisant flotter au loin leurs tresses blondes et les diaphanes draperies de leurs voiles. Elle regarda tour à tour Perceval et miss Stewart, qui, tous les deux, restaient muets d’étonnement.
– Vous semblez triste, Diana, dit-elle, et vous, Frank, vous êtes bien changé. Moi, je ne sais si je meurs ou si je deviens folle.
Ces mots tombèrent comme un plomb glacé sur le cœur de Frank, et firent trembler Diana. Mary ne prit point garde à la douloureuse impression qu’elle produisait, et secoua sa jolie tête avec une sorte de coquetterie enfantine.
– Diana, reprit-elle tout à coup, ne vous souvenez-vous plus ? Quand nous sommes ainsi tous les trois, il vous prend envie d’essayer votre piano. Frank et moi, nous restons seuls alors…
Miss Stewart restait immobile. Mary frappa son petit pied contre le tapis.
– Eh bien ! s’écria-t-elle.
Diana se leva, mue par une impulsion automatique, et se dirigea vers son piano, qu’elle ouvrit. Mary donna sa main à Perceval, qui la contemplait douloureusement. Les fugitives couleurs que sa récente impatience avait amenées sur sa joue disparurent. Elle courba la tête sur sa poitrine et ne parla plus.
Diana passa machinalement ses doigts sur les touches de son piano. Ce bruit fit sur Mary Trevor l’effet d’une commotion électrique. Elle tressaillit avec violence, releva brusquement sa tête affaissée et retira sa main des mains de Perceval.
– Oh ! fit-elle avec un long soupir.
Puis, regardant Frank, comme si elle l’apercevait seulement alors pour la première fois, elle s’éloigna de lui et ajouta :
– Que faites-vous ici, milord ?
– Mary ! s’écria Frank ; Mary ! au nom de Dieu, ne refusez pas de m’entendre. Je vous aime toujours, Mary ! je n’ai jamais aimé que vous !
Miss Trevor fit un visible effort pour garder le manteau de froideur dont elle s’enveloppait.
– Milord, dit-elle, pourquoi vous justifier ? C’est donner trop d’importance à un passé qui est déjà bien loin de nous, et que nous sommes en train de renier tous les deux.
– Tous les deux, Mary ! oh ! non… non, pas moi, du moins ! Ce passé sera toujours mon plus cher souvenir. Mon Dieu ! il est vrai que vous ne m’aimez plus !
– C’est vrai, milord !
– Et vous pouvez dire cela sans émotion et sans regrets, Mary ?
– Je le puis, milord, et je le dois, parce que je suis la fiancée de M. le marquis de Rio-Santo.