XIX CURIOSITÉS DU CŒUR

Mary Trevor et Diana Stewart s’étaient isolées du cercle principal et s’étaient fait, pour elles seules, une conversation bien différente de celle du gros de l’assemblée.

– Mary, disait Diana, qui était devenue sérieuse devant la détresse de son amie, ne m’ouvrirez-vous point votre cœur ? Pourquoi donc êtes-vous si pâle ? Pourquoi ne savez-vous plus sourire ?

– Savais-je donc sourire autrefois ? murmura miss Trevor.

Miss Stewart sentit ses yeux se mouiller de larmes.

– Chère Mary, dit-elle, vous ne pouvez avoir oublié nos bonnes causeries au château de ma mère, et nos promenades dans les grands bois de Trevor ! Quels beaux rêves d’avenir nous faisions toutes deux !

– C’étaient des rêves, Diana !

– Des rêves qu’on peut changer en réalité ! Tout n’est-il donc pas autour de vous comme autrefois ? Voici mon cousin Frank revenu de son voyage…

– Il ne faut pas me parler de Frank, dit miss Trevor en fronçant légèrement ses délicats sourcils.

– Pourquoi, Mary ? Ne l’aimeriez-vous plus ?

– Non.

Mary tourna la tête. Lorsqu’elle regarda de nouveau sa compagne, une sorte de sourire pénible à voir contractait son visage.

– Vous ne savez donc pas ? reprit-elle ; j’aime le marquis de Rio-Santo.

– Vous aussi ! s’écria miss Stewart, je ne puis dire combien je suis heureuse de vous voir plaisanter.

– Je ne plaisante pas, Diana ; je mens.

Miss Stewart perdit son sourire.

– Vous mentez ? répéta-t-elle sans comprendre.

– Je souffre ! murmura miss Trevor.

Diana passa son bras autour de la frêle taille de sa compagne.

– Cela se voit trop, pauvre Mary, répliqua-t-elle en soupirant ; mais votre pensée m’échappe, vos paroles n’ont plus de sens pour moi.

– Tant mieux, Diana ! c’est que vous êtes heureuse.

– Je le serais, Mary, si je ne vous voyais pas souffrir. Par pitié pour vous et pour moi, répondez-moi sans détour. N’aimez-vous plus Frank Perceval ?

– J’épouse le marquis de Rio-Santo, Diana.

– On me l’avait dit. Je n’y voulais point croire. Pauvre Frank !

Mary aspira fortement l’odeur âcre et subtile de son flacon de sels.

– J’espère que je mourrai bientôt, dit-elle.

Les bras de miss Stewart retombèrent.

– Mourir, reprit-elle ; oh ! vous l’aimez encore, Mary ! Un noble cœur comme le vôtre ne change point et n’aime qu’une fois…

– Écoutez ! interrompit Mary avec un frisson de terreur.

– Qu’y a-t-il ? demanda miss Stewart.

– N’entendez-vous pas ?

Diana écouta de toutes ses oreilles et n’entendit rien, si ce n’est la voix flûtée de M. le vicomte de Lantures-Luces, narrant, de l’agréable façon que nous avons rapportée, une eccentricity de Brian de Lancester.

Les nerfs de la pauvre Mary semblaient cependant violemment ébranlés.

– Oh ! j’entends, moi, dit-elle, et ce bruit me fait peur. C’est une voiture, Diana, qui court sur le pavé de Park-Lane. Si c’était la sienne !

Il y avait une indicible épouvante dans la voix de miss Trevor.

– La voiture de qui ? demanda Diana.

– La sienne ! je l’entends de bien loin. Quelque chose de lui absent correspond avec mes pauvres nerfs et les torture. Ma tante dit que je l’aime… et je l’aime peut-être, Diana. N’aimez jamais, vous qui souriez si gaîment, n’aimez jamais, cela fait trop souffrir ! On apprend à pleurer, on devient pâle… et la nuit… oh ! la nuit… Dieu, qui n’a point pitié, vous envoie des rêves !

– Mais autrefois, Mary, s’écria miss Stewart navrée, quand vous aimiez Frank Perceval, vous ne souffriez pas ainsi !

Une lueur passagère éclaira le front pâle de miss Trevor.

– Autrefois, murmura-t-elle, quand Frank devait venir, j’étais joyeuse ! j’étais la marche trop lente de l’aiguille sur le cadran de la pendule ! j’étais pressée de le voir, heureuse de sa présence, attentive à sa noble parole, jalouse de chacun de ses regards ! Mais ce n’est pas là de l’amour ! Ma tante m’a longuement expliqué tout cela. L’amour est un supplice, et ce que j’éprouvais pour Frank était un sentiment tout plein d’espoir et de bonheur. C’est le marquis de Rio-Santo que j’aime.

Cette parole, qui semblait une raillerie amère et désespérée, Mary la prononça d’un ton de morne conviction.

Il y eut un instant de silence entre les deux amies. La conversation faisait trêve de l’autre côté du salon. Mary semblait méditer. Un nuage de mélancolie plus amère descendit tout à coup sur son front.

– Elle est bien belle, Diana, dit-elle, la femme qui m’a pris le cœur de Frank Perceval !

– Que dites-vous, Mary ! répliqua vivement miss Stewart frappée d’un trait de lumière ; on a dû calomnier le pauvre Frank auprès de vous !

– J’ai vu, répondit Mary ; elle est bien belle !

– Et qu’avez-vous pu voir ? s’écria Diana, retrouvant toute sa pétulance. Mais qui donc, dans la maison de James Trevor, est l’ennemi de Frank Perceval !

– C’est moi, répondit miss Trevor, dont l’œil eut un fugitif éclair de courroux.

– Vous, Mary ! Comment voulez-vous que je vous croie ! je vous sais si noble et si bonne ! Ah ! tout cela est bien étrange, mon Dieu ! Il y a comme un sort jeté sur vous.

– Peut-être, Diana, mais qu’importe ? Ne sais-je pas que je mourrai bientôt !

Ce fut en ce moment que la comtesse de Derby, annoncée, entra dans le salon de Trevor.

Jadis, avant l’arrivée de Rio-Santo à Londres, lady Ophélia était fort intimement liée avec lady Campbell. Depuis, sa liaison connue avec le marquis avait naturellement refroidi les rapports entre elle et la tante de Mary. Néanmoins, ces relations n’avaient point cessé, on ne rompt pas volontiers tout à fait dans un certain monde, parce qu’une rupture fait parler toujours. Nous avons vu lady Ophélia au bal de Trevor-House. Mais il était bien rare maintenant que lady Ophélia et lady Campbell se rendissent visite, sans façon pour ainsi dire et les jours réservés aux intimes. Un mur d’étiquette s’était élevé entre elles deux. Elles ne s’aimaient pas.

Au contraire, lady Ophélia avait conservé pour Mary Trevor une sorte d’amitié ou plutôt de tendre compassion. Mary était sa rivale pourtant, mais l’âme véritablement noble de la comtesse de Derby ne pouvait prendre de haine contre ce débile et inoffensif adversaire. Elle devinait que sa véritable rivale n’était point la pauvre enfant, mais lady Campbell, dont l’entêtement était une passion et qui aimait, à en perdre l’esprit, vraiment, pour le compte et à la place de sa nièce.

L’entrée de la comtesse de Derby causa quelque surprise parmi les habitués du salon de Trevor-House. Chacun savait parfaitement les termes où en étaient ensemble la belle visiteuse et la maîtresse de la maison. Lady Campbell se leva souriante et courut à la rencontre de son ancienne amie avec un véritable transport de joie, ce qui donna occasion à lord John Tantivy de grommeler cette judicieuse réflexion :

– Deux juments se battraient en pareil cas, et voilà celles-ci qui se caressent.

Le mot celles-ci, dans la conscience de lord John, n’impliquait, du reste, aucune comparaison blessante pour la plus belle moitié de l’espèce chevaline.

La comtesse de Derby était très pâle. Ses yeux gardaient quelques traces de fatigue ou peut-être de larmes. Son regard était distrait jusqu’à l’égarement.

– Je ne vois pas miss Trevor, fit-elle avant de s’asseoir ; serait-elle malade ?

Mary était devant elle.

– Ah ! reprit lady Ophélia en l’apercevant ; vous êtes bien changée, Mary !

Elle la baisa au front, et, par un geste involontaire, sa main se glissa dans son sein ; mais elle la retira vide et rougit, comme si elle eût été sur le point de faire une mauvaise action.

– Madame, lui dit Lantures-Luces, n’allez-vous point nous donner des nouvelles de ce cher Frank Perceval ?

Lady Ophélia changea de couleur.

– Comme vous rougissez, milady ! s’écria l’Honorable Cicely Kemp ; et comme vous pâlissez, maintenant !

– Frank Perceval, murmura lady Ophélia ; il souffre toujours de sa blessure ; il souffre beaucoup, maintenant !

Mary serra le bras de miss Stewart.

Le reste de la visite fut pénible, malgré les efforts de lady Campbell qui fit preuve, mais en vain, d’admirables ressources de conversation. Évidemment, la comtesse souffrait, et, chose singulière, on eût dit que son malaise était quelque chose comme de la honte ou du remords.

Elle se leva enfin. Après avoir donné la main à lady Campbell et salué lord James, au lieu d’aller vers la porte, elle se dirigea précipitamment vers Mary qui poussa un faible cri.

Miss Cicely Kemp prétendit, malgré les chut ! répétés de lady Margaret, que la comtesse avait tiré de son sein un papier et l’avait jeté sur les genoux de Mary en l’embrassant. Lady Campbell darda un soupçonneux regard de ce côté. Elle ne vit rien. Il est vrai que la blanche main de Diana Stewart s’était prestement avancée puis retirée.

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