XVIII PETIT COMITÉ

Il y avait ce même soir une petite réception à Trevor-House. Lady Campbell était entourée de sa cour, à laquelle seulement faisaient défaut le marquis de Rio-Santo et le beau cavalier Angelo Bembo. Nous eussions reconnu autour d’elle grand nombre de physionomies : lady Stewart et sa fille, la jolie et gaie Diana, lady Margaret Wawerwemwilwoowie, baronnesse, la blonde Cicely Kemp, sir Paulus Waterfield, lord John Tantivy, le sportman, le vicomte de Lantures-Luces et bien d’autres encore.

La pauvre Mary était bien faible et bien changée. Entre elle et son amie il y avait plein contraste. Miss Stewart était une Galloise au teint légèrement bruni, à l’œil foncé, à la bouche rose, un peu grande et s’épanouissant volontiers en un malin sourire qui la faisait charmante. Ses cheveux châtains avaient de ces reflets cendrés qui semblent particuliers à la beauté britannique, et devant lesquels s’éclipsent les tons si bruyamment admirés des chevelures espagnoles. Ses sourcils étaient noirs, arqués et allaient cacher le bout de leur ligne ténue jusque sous les boucles abondantes de sa coiffure. Ses joues avaient la fossette joyeuse des naïves coquettes de Caernarvon, et, sur l’ovale un peu rond de son visage, ses pommettes trouvaient encore moyen de saillir comme pour témoigner de son origine celtique. Tout cela brillait de gaîté, de jeunesse, de vie et de bonté.

Mary faisait peine à voir auprès d’elle. Il y avait tant de souffrance sur ses traits pâlis, tant de détresse dans son regard éteint ! et ses yeux cernés gardaient la trace de tant de larmes !

Les deux jeunes filles causaient à l’écart. Le reste de l’assemblée entourait le foyer. Lady Campbell tenait les rênes de l’entretien, et l’entretien revenait périodiquement au marquis de Rio-Santo.

– Je ne l’ai pas vu au Park, le fait est, dit lord John Tantivy.

– C’est une éclipse totale ! murmura le petit Français Lantures-Luces ; je parle sérieusement.

– Pour s’exiler ainsi du cercle de milady (sir Paulus salua la sœur de lord Trevor), il faut supposer qu’une indisposition…

– Du diable ! grommela le sportman.

L’Honorable Cicely Kemp agita gracieusement une incommensurable paire de grappes blondes qui ondoyaient de son front à ses épaules.

– Monsieur le marquis de Rio-Santo n’est pas malade, dit-elle en pinçant ses jolies lèvres roses, et l’on raconte d’étranges choses sur sa maison de Belgrave-Square.

– Et que dit-on, mon amour ? demanda vivement lady Margaret.

– Oh ! madame, répondit l’Honorable Cicely Kemp, qui pinça de plus en plus ses lèvres ; avant d’être mariées, les jeunes filles ne doivent point se montrer trop savantes sur ces sortes de sujets.

Lantures-Luces dit :

– Miss, vous avez là un ravissant éventail ! Mais ce très cher Rio-Santo n’est pas le seul transfuge. On ne voit plus du tout Brian de Lancester. Quelqu’une de vous, mesdames, a-t-elle entendu parler de ce cher Brian de Lancester ?

– Pas depuis la fameuse comédie qu’il nous a donnée à Covent-Garden, répondit lady Campbell.

– À la suite de laquelle, ajouta lady Margaret, le comte de White-Manor a gardé le lit pendant deux jours.

– On dit qu’il est amoureux, murmura Cicely Kemp, en rougissant immodérément.

– Shoking ! gronda lady Margaret.

– Brian a fait mieux que l’algarade de Covent-Garden, reprit le vicomte.

– Contez-nous cela, monsieur de Lantures-Luces, dit lady Campbell.

– Mesdames, ce n’est pas du nouveau. Cela date de trois semaines au moins, mais les journaux n’en ont point parlé, que je sache. Voici l’histoire. Ce cher Brian avait dîné ce soir-là au club en tête-à-tête avec le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie.

– Que je voudrais être ambassadrice ! pensa l’Honorable Cicely Kemp.

– Sa Grâce, il faut que vous le sachiez, boit comme un Kosak et a le vin très mélancolique. Sa Grâce soupire au sixième verre de champagne, verse des larmes au douzième, sanglote au dix-huitième et ainsi de suite. Lancester était justement dans ses idées noires. Il fit chorus avec le prince jusqu’au dix-huitième verre inclusivement. Passé ce point, mesdames, Sa Grâce a coutume de briser les assiettes et généralement tout ce qui se trouve sur la table. C’est une fantaisie nationale. Sa Grâce, du reste, solde le dégât le lendemain matin.

Brian désira se borner aux sanglots. De là, discussion et rendez-vous pris pour le lendemain. Le prince se leva pour sortir. Brian le retint.

– Milord, lui dit-il, je ne connais rien de fastidieux comme un duel à l’épée, si ce n’est un duel au pistolet.

– Nous pourrions nous battre au sabre, lui répondit l’ambassadeur.

– Fi donc ! Aimeriez-vous la lance, milord ?

– Qu’est-ce à dire, monsieur ? s’écria le prince qui se leva furieux.

– Asseyez-vous milord, et cherchons ensemble un moyen de nous tuer le moins sottement possible.

Sa Grâce se rassit. On apporta du champagne, et l’on but de plus belle. Le prince était ivre. Lancester, lui, boirait la tonne d’Heidelberg sans rien perdre de son sang-froid.

– Milord, dit-il au bout d’une demi-heure, il faut nous pendre.

– À la bonne heure ! s’écria le prince, pendons-nous, par saint Nicolas ! Garçon, deux cordes, s’il vous plaît !

– Pourquoi deux, milord ? c’est un duel, vous savez, il suffira d’une corde. Nous allons jouer à qui de nous pendra l’autre.

– Et y eut-il quelqu’un de pendu ? demanda l’Honorable Cicely Kemp.

– Le prince cria : bravo ! reprit Lantures-Luces, Brian et lui étaient désormais les meilleurs amis du monde. On apporta des dés. Brian perdit et fut condamné à être pendu.

Le prince Dimitri Tolstoï ne se possédait plus, tant il ressentait de joie.

Il était minuit environ. Brian et Sa Grâce sortirent du club, bras-dessus, bras-dessous, et se dirigèrent vers Portland-Place.

L’Honorable Cicely Kemp se pencha à l’oreille de lady Margaret.

– Madame, murmura-t-elle, ex-abrupto, voulez-vous me mener avec vous la prochaine fois que vous irez voir pendre ?

Ce terrible à-propos fit sauter lady Margaret sur son fauteuil.

– Arrivé dans Portland-Place, devant l’hôtel du comte de White-Manor, poursuivit Lantures-Luces, car vous pensez bien, mesdames, que le comte était pour quelque chose en tout ceci, Brian ôta sa cravate et jeta bas son habit.

– Allons, prince, dit-il, mettez-moi, s’il vous plaît, la corde au cou.

Le prince ne se fit pas prier. Quelques minutes après, Brian de Lancester se balançait pendu à la barre d’une lanterne à gaz, et Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï se mourait de rire en le regardant.

– Comment ! s’écria le chœur féminin, les choses allèrent jusque-là ?

Brian tenait la corde à deux mains, et, avant de se lancer dans l’éternité, il maudissait son frère d’une voix retentissante. Sa harangue amenait peu à peu aux fenêtres les gens du quartier, de telle sorte qu’en mourant en pauvre Lancester eût emporté du moins la consolation d’avoir poussé à fond une dernière botte au comte de White-Manor.

– Allons, Brian, allons, mon ami, disait cependant le prince qui s’était assis sur le trottoir ; lâchez la corde comme un brave garçon ! Ne me faites pas rester là, je m’enrhume !

Brian haranguait toujours, accusant son frère de sa mort et appelant sur lui la malédiction du ciel. Sur ces entrefaites, des policemen passèrent. Les gens qui écoutaient aux fenêtres leur crièrent de secourir ce malheureux qui se pendait. Brian se hâta de lâcher la corde, mais il n’était plus temps. Les policemen le dépendirent, malgré les courageux efforts du prince Dimitri Tolstoï qui perdit deux dents à cette mémorable bataille.

Mais lorsque Brian se fut remis sur pied, les choses changèrent de face.

Vous savez quel terrible homme est ce cher Brian, lorsqu’il se fâche, mesdames ? Eh bien ! il se fâcha tout rouge en voyant qu’on s’était permis de le dépendre. Il y avait quatre policemen. Brian ne fit de chacun d’eux qu’une bouchée et les jeta sur la pavé l’un après l’autre, comme s’ils eussent été des soldats de plomb. Ensuite il salua Sa Grâce, l’ambassadeur de Russie, qui gisait, lui aussi, dans la boue, et s’en alla se coucher.

– En vérité, miladies, dit lady Campbell, s’il n’y a que monsieur de Lancester pour inventer ces fantastiques eccentricities, convenez qu’il n’y a que le vicomte pour les narrer comme il faut.

– Et que devint l’ambassadeur de Russie ? demanda la bouche rose de Cicely Kemp.

Certes, lady Campbell avait au plus haut point la science du monde, mais quel est le pilote habile qui n’échoue pas une fois dans sa vie quand la marée et le vent sont contraires ? Lady Campbell n’avait qu’un désir : c’était d’empêcher l’entretien de tomber sur Frank Perceval. On y arriva fatalement, parce que, dans une soirée en petit comité, il faut parler de toutes choses, de toutes.

L’Honorable Cicely Kemp, qui jouait ici le rôle d’enfant terrible, prononça le nom de Frank. Lady Campbell jeta un coup d’œil inquiet vers sa nièce. Le nom de Frank avait produit l’effet redouté. La pauvre Mary penchait sa tête pâlie sur l’épaule de Diana Stewart.

– Frank est toujours malade, dit Lantures-Luces. Il ne sort pas et il ne reçoit pas.

– Cher, répliqua Tantivy, il ne vous reçoit pas peut-être, mais il sort.

– Je viens de le rencontrer dans Regent-Street, à la porte de la comtesse de Derby.

– Ah ! pensa tout haut lady Campbell ; sa première visite est pour lady Ophélia. Je ne les savais pas si liés.

– La comtesse de Derby cherche des distractions, dit Cicely Kemp, l’enfant terrible.

Au moment où elle achevait sa phrase, la porte s’ouvrit à deux battants et un valet annonça :

– Madame la comtesse de Derby !

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