L’équipage de monsieur le marquis de Rio-Santo s’arrêta devant Barnwood-House.
– Ange, dit le marquis avant de descendre. Faites promener la voiture dans la rue, afin qu’on ne la voie point stationner à la porte de lady Ophélia.
La comtesse de Derby était seule vis-à-vis d’un feu mourant. Elle souffrait et se repentait. Sa démarche de la veille était maintenant jugée. Elle avait voulu mettre un obstacle entre Mary Trevor et Rio-Santo, parce que Rio-Santo lui avait dit une fois qu’un échec essuyé par lui auprès de Mary le ramènerait heureux à ses pieds.
Il avait dit cela. Mais Rio-Santo pouvait-il essuyer un échec ?
Lorsque sa femme de chambre annonça le marquis de Rio-Santo, toutes ces sombres idées s’envolèrent. Elle se leva consolée, et fit un pas vers la porte. Mais elle ne fit qu’un pas.
Rio-Santo entra et sentit trembler la main qu’il élevait jusqu’à sa lèvre pour y mettre un baiser. Cette émotion de la comtesse fut contagieuse. Rio-Santo, prit d’un trouble extraordinaire, laissa retomber la main sans la porter à sa bouche, et attacha sur lady Ophélia l’un de ces regards qui soumettent à la question les cœurs faibles ou subjugués. Ophélia avait les yeux baissés, mais, au travers de ses paupières closes, elle sentait ce regard peser lourdement sur elle. Il semblait que sa conscience fût percée d’outre en outre par cet implacable et muet examen.
Le sourcil de Rio-Santo se fronça légèrement. Il vit une larme rouler entre les cils d’Ophélia. Il savait ce qu’il voulait savoir. Il reprit la main de la comtesse, y déposa un froid baiser et se dirigea vers la porte.
– Oh ! s’écria Ophélia dont les larmes contenues éclatèrent ; ne me quittez pas ainsi !
Rio-Santo s’arrêta. Son regard était tout plein de tendresse et de pitié.
– Vous vous repentez bien, n’est-ce pas ? dit-il. Oh ! je le crois, madame ; vous voudriez racheter à tout prix votre imprudence…
– Vous savez donc tout ? murmura la comtesse.
– Je craignais tout, milady ; je ne savais rien. C’est vous qui venez de vous trahir.
Il s’arrêta, puis reprit avec calme :
– C’est un grand malheur, madame !
– Quoi ! s’écria la comtesse désespérée, le danger est-il donc prochain, et votre vie ?…
– Ma vie ! interrompit Rio-Santo en souriant tristement ; il ne s’agit pas de ma vie, madame. Mais n’était-ce pas assez de M. de Weber ?
La comtesse sentit ses larmes se sécher sur sa joue qui brûla.
– Oh ! milord ! murmura-t-elle, je crains de vous comprendre !
– Vous me comprenez, milady.
Ophélia tomba sur ses deux genoux.
– Grâce, don José ! grâce pour lui ! dit-elle.
Rio-Santo la prit par la main et s’assit auprès d’elle.
– Ophélia, murmura-t-il, je vous aime autant qu’autrefois, mieux qu’autrefois, et il ne sera pas dit que vous aurez en vain plié le genou devant moi. Mettez-vous à votre secrétaire et prenez une plume, afin d’écrire à l’Honorable Frank Perceval.
La comtesse obéit aussitôt. Rio-Santo vint s’appuyer au dossier de son fauteuil et poursuivit :
– Écrivez à l’Honorable Frank Perceval que vous l’attendez demain soir dans votre voiture, devant le théâtre de Saint-James, à l’angle de Duke-Street. Demain soir, à neuf heures.
Ophélia écrivit.
– Et me rendrai-je devant Saint-James-Théâtre ? demanda-t-elle.
– Votre équipage, milady, mais non pas vous. Ce sera moi qui recevrai Frank Perceval.
Ophélia se retourna vivement et attacha sur Rio-Santo un regard inquiet.
– Je vous donne ma parole de gentilhomme, acheva le marquis, répondant à ce regard, que la vie de Perceval sera respectée. Mettez l’adresse, car nos heures sont comptées.
Lady Ophélia hésitait encore. Elle se souvenait du chevalier Weber. Pendant qu’elle hésitait, Rio-Santo regarda la pendule, et reprit son chapeau sur un meuble.
– Madame, dit-il en s’inclinant, vous semblez vouloir réfléchir, réfléchissez. Demain, vous me ferez savoir vos volontés. Je vous ai dit le seul moyen de sauver la vie de l’Honorable Frank Perceval.
Il sortit. En regagnant sa voiture, il se dit :
– La lettre sera envoyée !
Puis s’adressant au cocher :
– Cornhill, magasin Falkstone !
L’équipage s’ébranla aussitôt.
– Ange, reprit Rio-Santo avec de l’émotion dans la voix, vous parliez de péril… le péril est venu.
– Tant mieux, milord ! s’écria Bembo.
Le marquis secoua lentement la tête.
– Ah ! dit-il, si je n’avais pas perdu ces six jours ! Mais peut-être d’autres ont-ils travaillé pour moi. Je vais le savoir. Ma correspondance m’attend à la maison de commerce. Ange, ne confiez jamais votre secret à une femme ! Un mot va précipiter le dénouement. Faible ou fort, il me faudra combattre.
– Je serai près de vous, milord !
– Je sais que votre vie est à moi, Ange.
Il lui prit la main qu’il tint longuement dans les siennes.
– Le sort est jeté, murmura-t-il enfin ; que Dieu sauve l’Irlande !
– Que Dieu sauve l’Irlande ! répéta Bembo.
Le marquis tressaillit à cette voix étrangère qui reproduisait sa pensée. Son regard étincela et couvrit Bembo qui baissa les yeux sous cet extraordinaire éclat. L’équipage s’arrêta au coin de Finch-Lane et de Cornhill. Rio-Santo reprit d’une voix brève et dégagée :
– Ainsi, Ange, vous voilà devenu mon aide de camp. Je ne vous ai rien dit, mais je vous ai laissé deviner : c’est là aussi de la confiance.
– Milord, j’attends que vous usiez de moi.
– Vous n’attendrez pas longtemps. Je vous charge tout d’abord de réunir à la salle de White-Chapel tous les lords de la Nuit, ce soir même. Je m’y rendrai dans deux heures. Il faut que je les trouve assemblés.
– Vous les trouverez, milord.
– Il faut aussi qu’à la même heure j’aie des renseignements certains sur l’état de la mine de Prince’s-Street. Car nous aurons besoin de monceaux d’or, Bembo.
– Vous aurez des renseignements précis dans deux heures.
– À bientôt donc ! dit Rio-Santo qui s’élança hors de la voiture et tourna l’angle de Finch-Lane pour gagner cette petite ruelle boueuse où était l’entrée des magasins Edward and C°. La voiture continua à stationner devant la boutique du bijoutier Falkstone. Bembo sortit par l’autre portière et monta dans un cab.
Ereb, le petit noir, qui avait quitté son siège derrière la voiture en même temps que Rio-Santo mettait pied à terre, tira de son sein une clé qui ouvrit la porte des magasins d’Edward and C°.
– Va frapper sur le gong du salon du centre, dit Rio-Santo en entrant.
– Combien de coups ?
– Un seul.
Rio-Santo pénétra bientôt dans ce salon sans fenêtres, percé de six portes, où nous l’avons vu une fois déjà, sous le nom d’Edward. Le gong n’avait pas encore fini de résonner que l’une des six portes s’ouvrit et donna passage à Fanny Bertram.
Fanny Bertram avait dû être, cinq ou six ans avant l’époque où se passe notre histoire, une créature merveilleusement belle. C’était une créole des Antilles anglaises. Sa jeunesse, passée en une vie d’aventures et de plaisirs, avait laissé sur toute sa personne des traces impuissantes à détruire sa beauté.
Fanny n’aimait plus parce qu’elle avait trop aimé, ou peut-être parce que le dernier homme qu’elle avait aimé lui faisait prendre en mépris ceux qu’elle eût pu aimer encore. Elle s’endormait dans son apathie tropicale, résignée à l’oubli de l’amant qui avait passé dans sa vie comme un météore. Après le bonheur qu’il lui avait jeté en courant, elle ne voulait plus d’autre bonheur.
Lorsqu’elle entra dans le « salon du centre », elle portait à la main une cassette incrustée, où son chiffre se mariait de tous côtés, en de capiteuses arabesques, au chiffre de Rio-Santo.
– Donnez, Fanny ! s’écria celui-ci en saisissant vivement la cassette ; y a-t-il beaucoup de lettres ?
– Il y en a beaucoup, répondit la créole, qui s’assit auprès du marquis.
– Et la clef ?
– Laissez-moi ouvrir, Edward, votre main tremble.
La main de Rio-Santo tremblait en effet. Dès que Fanny eut fait tourner la clef dans la serrure, il souleva le couvercle et plongea son regard à l’intérieur.
Il y avait une vingtaine de lettres. D’un seul coup d’œil, Rio-Santo découvrit un pli de rude papier, portant le cachet de la poste d’Irlande.
Il laissa échapper un cri de joie et déchira l’enveloppe.