XXVI RÉVEIL

Nous en avons dit assez pour que le lecteur comprenne ou devine quelle dut être la conduite du docteur Moore auprès du lit de Clary Mac-Farlane. Il ne venait point là pour prêter à l’agonie le secours de sa science ; il venait pour expérimenter, au risque de tuer. Et l’expression dont nous nous servons ici est trop douce ; elle n’accuse pas assez. Pour le docteur, en effet, la mort de Clary n’était point une chance, mais une certitude. Cela est si vrai, qu’il se présenta devant son lit le visage découvert.

Nous n’entrerons point ici dans le détail des expérimentations du docteur Moore. Si nous écrivions exclusivement pour les sporting-gentlewomen et les patronnesses d’Almack, nous ne croirions point devoir nous arrêter pour si peu. N’avons-nous pas vu, en 1827, lors du fameux procès du docteur Cootes-Campbell, accusé d’avoir inoculé à une jeune fille de douze ans, à l’aide d’une lancette, un virus de la plus terrible essence, tout exprès pour combattre le mal et se faire une spécialité, n’avons-nous pas vu le prétoire empli de robes de mousseline et de blanches coiffures !

Mais nous avons la prétention d’être lu surtout en France.

Ce que nous venons de dire du docteur Cootes-Campbell, qui fut du reste honorablement acquitté, pourrait nous dispenser d’appuyer sur la réalité du triste épisode dont nous tâchons en ce moment d’abréger les détails. Mais la chose est si atroce en soi, si en dehors des mœurs d’un peuple civilisé, d’un peuple surtout qui monte sur les toits pour proclamer à son de trompe sa fastueuse philanthropie, qu’elle pourrait soulever au loin quelques incrédulités peut-être. Les faits parlent. Les cas d’expérimentation sur le vif sont innombrables, et les noms de médecins cités pour ce fait devant la Thémis anglaise rempliraient une longue page.

Le docteur Moore passa cette nuit entière au chevet de Clary Mac-Farlane. Au moment où Rowley l’avait appelé, la pauvre enfant était en proie à une furieuse attaque de nerfs. Le docteur déploya auprès d’elle toutes les délicatesses de son expérience consommée. Il n’en fallait pas tant pour la sauver. Moore ne voulait point la sauver. Vers le matin, il regagna son cabinet, où il jeta rapidement quelques notes sur le papier. Clary dormait.

– Qu’en faut-il faire ? demanda maître Rowley.

– Il faut déterminer d’autres accidents, répondit le docteur avec réflexion. Cette nuit a été précieuse ; je suis content. Mais je ne connais qu’un côté du mal de miss Trevor.

Il médita pendant quelques minutes et reprit :

– Faites porter son lit dans la chambre noire, Rowley. Désormais, elle aura perpétuellement besoin de sommeil. De temps en temps, vous ouvrirez le trou et vous l’éveillerez brusquement.

Rowley sortit. À dater de ce moment, Clary fut vouée à ce barbare supplice que les agents de la République française infligèrent, dit-on, dans la prison du Temple, au malheureux fils de Louis de Bourbon. Prise d’un lourd et irrésistible sommeil, elle fut périodiquement éveillée en sursaut par des éclats d’une voix terrible qui tonnait au-dessus de sa tête. Car maître Rowley faisait les choses en conscience. Il s’était muni d’un porte-voix.

Au bout de trois jours, Clary était arrivée à peu près à l’état désiré pour de nouvelles expériences. Mais la maladie de miss Trevor changea tout à fait d’aspect, comme nous l’avons vu. Devant ce mal inconnu, le docteur Moore s’arrêta indécis. Il ne pouvait pas plus le faire naître chez autrui que le combattre chez miss Trevor. Un instant, le docteur cessa de s’occuper de Clary qui lui devenait inutile, et la laissa aux soins de maître Rowley, qui partagea ses loisirs entre elle et les Toxicological amusements.

Nous savons maintenant ce qu’avait voulu dire le docteur Moore en parlant au marquis de Rio-Santo, dans Irish-House, de symptômes nouveaux et d’une crise terrible éprouvée par miss Trevor. Leur conversation et les événements qui la précédèrent avaient lieu le lendemain du jour où Frank Perceval et Diana se rencontrèrent dans la maison de lady Stewart. Il y avait vingt-quatre heures que Mary était en catalepsie.

Ce fut auprès d’elle que se rendit le docteur Moore en quittant le marquis. Nul changement ne s’était opéré dans l’état de miss Trevor depuis sa dernière visite. Diana Stewart et lady Campbell, qui ne la quittaient pas, étaient désespérées. Le docteur, suivant son habitude, ne répondit point à leurs questions, et sortit en ordonnant quelque insignifiant remède, dont il n’attendait lui-même aucun effet. En rentrant dans sa maison de Winpole-Street, il appela Rowley comme la veille, et, comme la veille, il lui demanda des nouvelles de Clary.

– Ma foi, répondit Rowley, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, et observer la nature vivante tant que dure la vie. La vie s’en va, monsieur ; si vous voulez battre le fer, il faut vous hâter, car il refroidit.

– Y a-t-il quelque nouveau symptôme ?

– C’est certain, monsieur, il y a un nouveau symptôme… et demain il y en aura un autre encore. Elle sera morte !

– Elle vit, n’est-ce pas ? dit Moore.

– Elle est évanouie. J’étais en train de la faire revenir quand vous m’avez appelé. J’y retourne.

Le docteur lui saisit le bras au moment où il se retirait.

– Laisse, dit-il à voix basse, et prépare la pile voltaïque… la grande !

Rowley le regarda, étonné. Puis il s’en alla en murmurant :

– Ta ta ta ta ! que de façons ! On peut bien dire que la petite aura été traitée en cérémonie !

Cependant l’heure à laquelle le marquis de Rio-Santo avait ordonné qu’on l’éveillât venait de sonner. Le cavalier Angelo Bembo se chargea de ce soin, et dut pénétrer pour cela jusque dans la chambre du laird, où Rio-Santo s’était endormi. Celui-ci était toujours sur le fauteuil où nous l’avons laissé. Au premier attouchement de Bembo, il ouvrit les yeux, mais il les referma aussitôt.

– Déjà ! murmura-t-il avec lassitude ; Ange, ce sommeil m’a brisé.

– Prenez quelques heures de vrai repos, croyez-moi, milord, dit Bembo, qui contemplait avec une sollicitude filiale tous les traits fatigués du marquis ; demain il sera temps de reprendre votre tâche.

Rio-Santo releva sur lui son regard et sourit avec caresses.

– Ma tâche ! répéta-t-il doucement ; vous avez le coup d’œil aussi perçant qu’une femme jalouse, Ange. Vous savez tout, quoique vous n’interrogiez jamais. Tant que votre présence est inutile, on ne vous voit point, mais à l’heure du péril vous êtes là.

– Milord ! dit tristement Bembo, j’avais abandonné mon poste !

– Je sais que, depuis bien des heures, vous faisiez sentinelle. Noble et tendre cœur que vous êtes, Ange ! Quand je songe à votre dévouement, je crois que Dieu me protège et me garde la victoire.

Bembo était rouge de fierté. Son œil avait quelque chose de ce chevaleresque enthousiasme qu’excite dans l’âme fidèle d’un soldat la louange d’un souverain aimé.

– Car Dieu vous aime, Bembo, reprit le marquis, dont le sourire se teignit de mélancolie ; je voudrais, au prix de tout mon sang, tenir mon épée de combat d’une main pure comme la vôtre, ami ! c’est alors que je serais fort !

Angelo gardait un respectueux silence. Rio-Santo reprit d’une voix calme et profonde :

– Mais je suis fort quand même ! Et qu’importe, après tout, si l’œuvre est sainte, la main qui l’exécute ! Ah ! je ne mérite pas les grandes joies du triomphe, je le sais : Moïse avait péché ; Dieu ne permit point qu’il mît le pied sur la terre des promesses… mais il la lui montra de loin le jour de sa mort !

Il joignit les mains d’une ardeur passionnée :

– Que je meure ! mon Dieu ! oh ! que je meure ! poursuivit-il ; mais, comme Moïse, que je meure dans la victoire ! Mourir ! je veux bien mourir, pourvu que le poids de mon cadavre achève d’écraser l’Angleterre vaincue, et que mon âme, en quittant ce monde, salue avec ivresse le règne naissant de l’Irlande, ma patrie !

Bembo poussa un cri de surprise.

– L’Irlande ! dit-il, votre patrie ! Signore, signore ! je savais bien, moi, que votre guerre contre l’Anglais était une guerre légitime !

Rio-Santo ramena les longs cils de ses paupières sur l’éclair de son œil, et parut un instant absorbé dans de hautes méditations.

– Ange, dit-il ensuite si doucement que l’inflexion de sa voix transformait presque le vrai sens de ses paroles, si un autre que vous savait la moitié de ce que vous savez, je le tuerais.

– Merci, murmura Angelo, merci, milord ! Puissiez-vous m’aimer assez pour me donner ma part du péril !

L’œil du jeune Italien rayonnait. Rio-Santo reprit en souriant :

– Vous aurez la première place au feu, Ange, mais nous n’en sommes pas là encore. J’ai pensé que vous voudriez bien me tenir aujourd’hui compagnie ?

Angelo s’inclina.

– Envoyez-moi Ereb, continua le marquis. Je suis bien faible encore, mais il faut réparer le temps perdu.

Dès qu’Angelo fut parti, le marquis parvint à se dresser sur ses pieds et marcha, en chancelant, vers le lit dont les rideaux fermés cachaient Angus Mac-Farlane. Le laird dormait profondément.

– Pauvre frère ! murmura Rio-Santo ; lui aussi souffre parce qu’il m’a aimé !

Ereb était ce petit nègre que nous avons vu servant de pupitre au bel Edward dans le salon de la maison carrée de Cornhill. Rio-Santo, en rentrant dans son cabinet, l’y trouva immobile.

– À boire ! dit-il.

Ereb ouvrit une cassette d’où il tira un verre de cristal et un flacon. Il versa de l’eau dans le verre et y mêla deux gouttes du flacon. L’eau se couvrit de bulles frémissantes et devint couleur d’or. Rio-Santo en but une gorgée.

– C’est bien, reprit-il. Que mon valet de chambre prépare mes habits.

Il s’assit et vida le verre. Quand il se releva, il y avait du sang dans son regard et du sang sous la peau de ses joues. Sa riche taille se redressa d’elle-même. Il marcha d’un pas ferme vers son cabinet de toilette. Et quand, quelques minutes après, il ressortit vêtu avec cette noble élégance dont son nom était devenu le synonyme, vous n’eussiez point reconnu le malade courbé sous la fatigue de sept nuits ; c’était maintenant le roi de cette brillante armée qui évolue dans les salons dorés du West-End ; c’était le cavalier beau par excellence, irrésistible, sans rival ; c’était le héros d’amour, le sultan qui jetait le mouchoir dans Londres à l’aventure, l’idole dont on se disputait les regards.

C’était le demi-dieu, c’était le marquis de Rio-Santo !

Il revivait ; son front rayonnait. Sous l’éclair contenu de son œil, il y avait un monde de promesses et de menaces.

Le cavalier Bembo lui présenta la main pour l’aider à franchir le marche-pied de son équipage, au-devant duquel piaffaient quatre magnifiques chevaux. Rio-Santo le regarda en souriant ; Bembo qui ne l’avait point encore examiné, recula, frappé d’une craintive admiration, tant il vit de force exubérante et de puissance indomptable dans ce corps exténué tout à l’heure.

Rio-Santo monta d’un saut dans sa voiture. Le pavé retentit et se parsema d’étincelles ; puis le noble équipage glissa, gracieux et léger, au ras du sol, autour des arbres dépouillés du square, pour entrer au galop dans la large voie de Grosvenor-Place.

Share on Twitter Share on Facebook