XXVIII THE GREAT AGITATOR

Rio-Santo était seul au monde pour connaître Fanny Bertram, qui ne se connaissait point elle-même. C’était la femme qu’il lui fallait pour confidente, en ce sens qu’elle jouait merveilleusement le rôle d’une cassette organisée, d’une cassette dont lui, Rio-Santo, avait la clef. Elle était le centre où venait aboutir de presque tous les points du globe les rayons de sa vaste correspondance. À elle seule étaient adressées toutes ces lettres, grosses d’événements et de hautes intrigues, dont la plus insignifiante eût motivé dix accusations capitales.

En vérité, le métier de don Juan a ses dangers, surtout quand on y joint celui de conspirateur. Mais il a ses bénéfices et ses profits. Ni vous ni moi n’eussions trouvé, pour serrer nos lettres, un meuble aussi admirablement discret que mistress Fanny Bertram.

Rio-Santo, cependant, dévorait sa lettre d’Irlande. À mesure qu’il lisait, son œil brillait davantage et son front s’éclairait de joie.

– Dix mille ! s’écria-t-il enfin avec un éclat de voix enthousiaste ; dix mille braves et honnêtes cœurs !

Fanny, qui le regardait avec admiration, comme on contemple un tableau aimé, tressaillit à cette sortie soudaine.

– Voulez-vous donc faire la guerre à quelqu’un, milord ? demanda-t-elle en souriant de sa frayeur.

Elle croyait être bien loin de la vérité.

Rio-Santo ne répondit point. Une pensée nouvelle venait de traverser son cerveau. Son front s’était rembruni tout à coup.

– Mais cette lettre a dix jours de date ! murmura-t-il ; ces hommes doivent être arrivés…

– Cette lettre m’est parvenue le jour même où je vous ai compté dix mille livres, dit la créole.

– Il doit y en avoir une autre.

Rio-Santo vida le coffret. Deux lettres frappèrent aussitôt son regard. L’une de Londres, datée de ce jour même et dont l’adresse était écrite par la même main que la première lettre ouverte, l’autre portant le timbre d’Irlande. L’écriture de cette dernière ne réveilla aucune idée de curiosité dans l’esprit de Rio-Santo. Il décacheta celle de Londres. Cette lettre était comme un corollaire de la première, qui annonçait le départ de dix milles Irlandais dirigés sur Londres par petits pelotons et par diverses routes ; elle avisait le marquis de l’arrivée de cette espèce d’armée. Rio-Santo, à cette heure, avait dans Londres dix mille soldats intrépides et affamés, fougueux et prêts à tout. Il se renversa sur son fauteuil, et Fanny Bertram l’entendit murmurer :

– Oh !… ces six jours perdus !

Il passa rapidement en revue les autres lettres. Il y en avait de toutes sortes, et beaucoup étaient écrites en idiomes que les savants de Royal-Society auraient eu grand’peine à expliquer. Rio-Santo lut couramment toutes ces missives, et dans chacune d’elles il trouva une nouvelle heureuse pour ses desseins. Tout se succédait à son gré ce jour-là. Chaque point du globe lui envoyait une arme contre son puissant ennemi.

Aussi, lorsqu’il aligna devant lui toutes ces lettres, qui, comme un muet concert, semblaient lui promettre succès et victoire, un immense orgueil descendit dans son cœur. Son fier visage s’illumina d’un reflet de toute-puissance. Il se sentait, comme l’archange rebelle, de force à lutter contre Dieu même.

Rio-Santo se leva et mit toutes les lettres en paquet. Ses doigts frémissaient à leur contact. Il sentait que, entre ses mains, elles étaient comme un faisceau de foudres, dont le choc suffisait à broyer un empire.

Au moment où il se dirigeait vers la porte conduisant aux bureaux d’Edward and C°, la douce voix de Fanny l’arrêta :

– Milord, disait-elle, vous avez oublié une lettre.

Rio-Santo revint précipitamment.

– Oublier une lettre d’Irlande ! murmura-t-il en souriant.

Sans s’arrêter à la première page, il chercha tout de suite la signature. À peine l’eut-il déchiffrée, qu’une expression de grave respect se répandit sur sa physionomie. Il se rassit et lut la lettre d’un bout à l’autre, à deux reprises. Voici quel était le contenu de cette lettre :

« Milord,

« Bien que nos opinions diffèrent essentiellement, et quoique nous ayons des idées contraires sur les moyens de rendre à notre chère Irlande le rang qui lui est dû parmi les nations, votre noble dévouement, votre ardent amour de la commune patrie n’ont pu laisser froid l’homme dont tous les jours sont dévoués à l’Irlande, l’homme dont l’unique passion est le bonheur du peuple irlandais.

« Les occasions que j’ai eues de discuter avec Votre Seigneurie m’ont rempli d’admiration pour la profondeur de vos vues, pour la justesse de votre coup d’œil et les ressources de votre audacieux esprit. Assurément, milord, si la guerre effective que Votre Seigneurie prétend déclarer à *** pouvait avoir une issue favorable, ce serait entre les mains de Votre Seigneurie. Vous avez le génie pour préparer, la vaillance pour exécuter.

« Mais la lutte est trop inégale, milord. Peut-être un jour viendra où les chances se balanceront entre les deux pays. Ce sera lorsque les crimes de l’Angleterre, rendus patents aux yeux mêmes des Anglais, nous donneront des auxiliaires jusque dans les rangs de nos ennemis ; ce sera lorsqu’un long cri de réprobation s’élèvera de tous les coins de l’Europe, et viendra tomber comme un poids accusateur sur ce gouvernement égoïste dont les proconsuls étendent leurs mains avides sur notre patrie. Jusque-là, il faut attendre.

« Milord, vous ne m’avez jamais confié vos desseins, mais, connaissant comme je la connais votre haute intelligence, je ne puis penser autre chose sinon que vous prétendez armer l’étranger contre l’Angleterre. Croyez-vous que ce soit là servir l’Irlande ? J’ose penser que je suis aussi fervent patriote que Votre Seigneurie ; la seule différence qu’il y ait entre nous à cet égard, c’est que, si j’ai beaucoup d’amour pour mon pays, je suis exempt de toute haine systématique. À Dieu ne plaise que je veuille la perte de l’Angleterre, ce grand, ce robuste peuple ! Milord, il n’est pas toujours nécessaire de détruire pour fonder.

« Je veux que l’Irlande soit libre, voilà tout ; vous, milord, vous voulez que l’Irlande, en conquérant sa liberté, mette le pied sur la métropole et la fasse esclave à son tour. Votre Seigneurie a beaucoup de haine.

« Dans la lettre que vous me faites l’honneur de m’adresser, vous me demandez ma coopération et mes conseils. Ma coopération, qu’elle soit puissante, comme vous le dites, ou faible, comme je le crois, ne peut vous être acquise, que si vous suivez la voie légale et pacifique dans laquelle je suis moi-même engagé. L’Irlande a mis en moi sa confiance : je tâche de mon mieux à la mériter ; mais, du jour où vous voudrez être des nôtres, milord, et marcher dans les rangs des soldats du Rappel, je ne serai plus que votre aide de camp ou votre ministre, parce que j’ai foi en vos capacités, et que, dans un génie comme le vôtre, il y a le salut de tout un peuple, son salut et sa gloire !

« Quant au conseil que veut bien me demander Votre Seigneurie, le voici : En notre siècle, la loi est une arme plus tranchante que l’épée. Il faut vaincre selon la loi, avec la loi, par la loi. »

La lettre était signée DANIEL O’CONNEL

Rio-Santo la rejeta, froissée, au fond du coffret.

– Cet homme est un avocat ! dit-il.

Puis, se reprenant aussitôt, comme s’il se fût reproché ce mouvement :

– C’est un lumineux esprit, ajouta-t-il, et un grand citoyen ; mais il ne connaît rien de mes ressources. Il ne sait pas que mon armée disperse chez tous les peuples alliés ou ennemis de l’Angleterre ses innombrables bataillons ! Il ne sait pas que j’ai prêché partout, partout ! la croisade contre la Grande-Bretagne ! Attendre, dit-il. Mais j’ai attendu quinze ans. Il ne sait pas cela encore ! Ah ! il dit vrai en un point pourtant : je hais l’Angleterre presque autant que j’aime l’Irlande. Et c’est pour cela que ses voies légales et pacifiques ne me suffisent point ; c’est pour cela que je veux détruire pour édifier ; c’est pour cela qu’il me tarde et que ma volonté est de ne plus attendre !

Quelques minutes après, M. le marquis de Rio-Santo se faisait annoncer dans le salon de Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie.

Le Russe venait d’achever sa toilette. Il partait pour la cour. Son costume de feld-maréchal étincelait d’or et de diamants. À la vue de Rio-Santo, il ordonna de rentrer son équipage.

– Monsieur le marquis, dit-il, l’honneur de votre visite me rend singulièrement joyeux. J’espère que nous allons causer longuement.

– Nous allons causer très longuement, milord, répondit Rio-Santo.

Le prince conduisit son hôte jusqu’à la magnifique causeuse qui ouvrait près du foyer ses bras de velours. Rio-Santo s’assit ; le prince en fit autant.

– Monsieur le marquis, reprit ce dernier, notre affaire marche. J’ai suivi en tous points les instructions de Votre Seigneurie, et il ne m’étonnerait pas du tout que d’ici à trois mois…

– Prince, interrompit doucement Rio-Santo, avec ou sans le secours de Votre Grâce, tout sera fini dans trois jours.

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