XII DONNOR

À l’aspect de Donnor d’Ardagh et de son habit noir en lambeaux, le premier mouvement des bandits assemblés dans le parloir fut de rire, mais l’honnête visage du pauvre Irlandais portait en soi quelque chose qui commandait l’intérêt.

– Ah ! c’est ton père, cela, Snail, dit Tom en touchant son chapeau : diable !

Le gros Charlie et l’autre joueur firent un signe de tête amical.

– Oui, c’est mon père, s’écria Snail, mon brave homme de père qui vient boire avec nous, pardieu !

Donnor se laissa tomber sur un banc et tâcha d’étancher, avec l’aide de ses deux mains, la sueur de son front.

– Voulez-vous boire, daddy (papa) ? demanda Snail ; je vous présente ces trois gentlemen qui sont mes amis et mes camarades.

Les trois gentlemen firent trois saluts tels quels.

– Si ma femme Madge était ici, poursuivit Snail en relevant son col avec une gravité grotesque, je vous la présenterais, daddy.

Donnor regardait son fils avec un muet étonnement. Le ton de Snail avait été, depuis le commencement de cette scène, sans aucun mélange d’irrespectueuse raillerie. Le petit drôle était arrivé à ce point de pouvoir dire toutes ces sottises de la meilleure foi du monde.

– Je n’ai pas soif, dit enfin l’Irlandais avec effort ; vous avez de beaux habits, Snail.

– Oui, daddy ; ma toilette est celle de tous les gens comme il faut.

– Pauvre Nell ! murmura Donnor.

Snail n’entendit pas.

– Daddy, reprit-il de ce ton de bonne amitié que prendrait un fils honnêtement parvenu en face de son père resté pauvre, vous ne vous soignez pas assez ! Vous êtes maigre comme un paratonnerre ! N’est-ce pas, Tom ?

– Laissons cela, enfant, dit Donnor avec une gravité pleine de tristesse ; je ne suis point venu ici pour m’occuper de moi. Où donc est votre sœur, Loo ?

– J’avais engagé Loo à venir vous faire la révérence, comme c’est son devoir. Elle sera ivre, peut-être ; c’est la moindre des choses. Mais où diable est-elle ? ajouta-t-il en parcourant le parloir du regard.

Loo avait disparu.

– Par exemple, voilà qui n’est pas bien, reprit Snail d’un ton sentencieux. Que diable ! il faut savoir un peu se conduire. Loo ! ma sœur Loo !

– Assez, Snail, dit l’Irlandais, je vous parlerai seul.

– Du tout, daddy, Loo est la sœur d’un gentleman et ne doit point agir comme une fille sans aveu. Loo !

On entendit le bruit étouffé d’une toux convulsive.

– Cette toux est affreuse, murmura Donnor.

– Avec du gin on la fait taire. Tenez ! je vois le bout de sa robe.

Il s’élança et tira le bras de Loo cachée derrière la cloison d’une case. La pauvre petite pouvait encore avoir honte devant son père qu’elle aimait. Snail la poussa au-devant de Donnor en disant :

– Faites la révérence au daddy, Loo !

La petite fille, confuse, mit ses deux mains sur ses yeux humides.

– Père ! oh ! père ! murmura-t-elle en pleurant.

– Elle ressemblait à Nell pourtant autrefois, pensa Donnor. Nell a bien fait de mourir !

Loo se tenait toujours devant son père, immobile et les yeux couverts de ses mains. Donnor lui mit au front un baiser en levant son regard humide vers le ciel.

– Que Dieu ait pitié de vous, ma fille, dit-il.

– Oh ! murmura Loo, je vous aime, daddy… et je pleure quand je pense à vous !

Donnor fit un geste de muet désespoir.

– Diable, dit le gros Charlie, ça commence à m’ennuyer.

– Cet habit noir est un vrai rabat-joie, répliqua Tom Turnbull. Mais il a l’air d’un brave homme.

– Vous me faites pleurer comme un enfant, s’écriait pendant cela Snail, qui, réellement, s’était ému sans trop savoir pourquoi. Un gentleman ne doit pas pleurer, que diable ! Allons, daddy ! allons, Loo ! assez de jérémiades comme cela, et vive la joie !

Un regard de son père lui ferma la bouche.

– Du diable si on peut rire avec vous, daddy, grommela-t-il.

– J’ai à vous parler, dit doucement Donnor.

– Me parler, dad ? répéta Snail. Quelque secret de famille, ajouta-t-il en se tournant vers ses camarades. Je suis le fils aîné, l’héritier présomptif !

– Faites vos affaires, monsieur Snail, dit gravement Turnbull.

Donnor conduisit ses deux enfants à la case la plus éloignée et s’assit entre eux. Turnbull se prit à mêler les cartes.

– Le fait est, dit-il avec une sorte de sérieux, que si j’étais le père de deux vermines semblables, je les écraserais l’une contre l’autre, moi !

– Bah ! grommela Charlie, Loo n’a pas quinze jours à vivre, et Snail ne fera pas longtemps attendre le gibet. Tu perdrais ta peine, Turnbull.

Le pauvre Donnor d’Ardagh avait promis à Stephen plus qu’il ne pouvait tenir, Snail ne savait rien, Loo ne pouvait rien savoir. Snail jura qu’il s’informerait. Trois jours se passèrent ; au bout de ces trois jours, Stephen n’avait encore aucun indice qui pût le mettre sur la trace des deux sœurs.

Donnor, cependant, ne se décourageait point. Il allait, tant que durait le jour, furetant, épiant. Le soir, il rendait compte à Stephen des efforts de sa journée, et s’accusait amèrement de son impuissance. Donnor appartenait à Stephen plus complètement que si le jeune médecin eût accepté le fantastique marché proposé naguère devant la porte de Mr. Bishop, dans Worship-Street.

Stephen luttait avec son énergie calme et le sang-froid de son courage contre l’accablement qui le gagnait. Sa mère gardait le lit, et Mac-Nab partageait le temps que lui laissait l’activité de ses recherches entre le chevet de la vieille dame et le chevet de Frank Perceval. Ce dernier était en voie de convalescence.

Depuis cette nuit de veille qui avait précédé la fatale nouvelle, cette nuit où le monologue de Stephen s’était rencontré d’une façon si extraordinaire avec le rêve de Perceval, le jeune médecin n’avait point eu le temps d’entretenir son ami. Ses visites n’avaient été que de courtes apparitions, où il se hâtait de faire son office de médecin, pour s’échapper aussitôt après et reprendre sa tâche. Il n’avait point cependant oublié son dessein d’interroger Perceval. Loin de là, son désir s’était accru parmi les circonstances funestes où il avait passé, parce que l’enlèvement des deux sœurs se rattachait pour lui, par un lien qu’il ne savait point définir, au sujet de ses sombres méditations durant la nuit de veille.

Le soir de ce troisième jour, il quitta sa mère à la brune, et s’achemina vers Dudley-House, résolu à tenter de découvrir ce qu’il pouvait y avoir de commun entre le rêve de Perceval et ses propres souvenirs.

– Eh bien ! ami, s’écria Frank en l’apercevant, quelles nouvelles ?

– Aucune, répondit tristement Stephen.

– Pauvre Mac-Nab ! que je voudrais être debout pour vous aider dans vos recherches. Pensez-vous que je puisse me lever demain ?

Stephen lui tâta le pouls et l’examina.

– Peut-être, dit-il ; vous êtes mieux, Perceval ; on ne peut plus craindre de vous faire parler ; et j’ai d’importantes questions à vous faire.

– Des questions ? répéta Frank étonné ; que pouvez-vous avoir à me demander qui nécessite un début si solennel ?

Stephen essaya de sourire.

– Mon Dieu ! dit-il, ce que j’ai à vous demander n’est rien moins que solennel. Au contraire, il s’agit d’une circonstance futile et qui emprunte tout son intérêt à un souvenir terrible.

Stephen raconta ici en peu de mots ses sombres méditations, tandis qu’il veillait au chevet de son ami blessé. Il parla de sa jalousie, de l’inconnu de Temple-Church et de la vague ressemblance qui existait entre cet homme et l’assassin de son père.

– Quelque chose manquait à cette ressemblance, Frank, ajouta-t-il ; quelque chose dont je ne pouvais me rendre compte… et c’est vous qui, en rêvant, avez mis fin à mes incertitudes.

– Comment cela ? dit Frank, qui avait attentivement écouté.

– Je cherchais le trait, la chose qui manquait à cet homme pour ressembler parfaitement au meurtrier ; et vous avez prononcé le nom de la chose qui lui manquait.

– Ah ! fit Perceval.

– Vous avez dit : la cicatrice…

– La cicatrice ! répéta Frank, qui pâlit et se souleva à demi.

– Puis vous avez dépeint cette cicatrice.

– Ah ! fit encore Perceval, mais cette fois avec une vive émotion, et, dites-moi, ai-je prononcé le nom du marquis de Rio-Santo ?

– Non, répondit Stephen qui, à son tour, s’étonna ; vous savez donc ce que je veux dire ?

Frank tourna la tête vers le portrait de miss Harriet Perceval qu’éclairaient confusément les derniers rayons du jour.

– Oui, Stephen, oh ! oui, murmura-t-il, je sais ce que vous voulez dire. Pauvre sœur ! ce rêve me vient souvent… et c’est un horrible rêve !

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