Le regard que Frank Perceval avait jeté sur le portrait de sa sœur était si douloureux, ses dernières paroles étaient empreintes d’une tristesse si profonde, que Stephen garda un silence embarrassé, craignant d’avoir involontairement ravivé de cuisants souvenirs. Il ne se trompait pas. Sa question venait de rouvrir une blessure cruelle. Frank lui tendit la main et reprit :
– Vous êtes mon seul ami, Stephen. Elle était jeune… et belle… et heureuse ! Approchez-vous de moi : plus près encore, je veux vous dire pourquoi est morte ma sœur Harriet.
Il s’arrêta et parut un instant absorbé dans ses souvenirs.
– C’est un récit étrange, poursuivit-il, et tout plein d’aventures qui sembleraient être du domaine de l’imagination. Hélas ! tout y est vrai, pourtant. Parfois, je voudrais douter. Mais mon doute se brise conte le marbre d’une tombe !
C’était il y a deux ans. Harriet, recherchée en mariage par Henry Dutton, lord Sherborne, qu’elle aimait, voulut passer la fin de la saison auprès de notre mère, et nous partîmes pour l’Écosse dans les premiers jours de juillet. Harriet était une noble enfant : nous nous aimions tous deux plus encore que ne s’aiment un frère et une sœur dans la vie commune. Aussi le voyage fût-il charmant. Nous causions de nos amours, de lord Shelborne, de Mary Trevor. Le temps passait vite, et nous n’avions garde de maudire les mauvais chemins des comtés du nord.
Nous franchîmes la frontière. Il faisait un temps magnifique et, lorsque nous entrâmes dans Annan, dix heures du soir sonnaient au clocher de la vieille église.
– Allons jusqu’à Lochmaben, me dit Harriet.
– Allons jusqu’à Lochmaben, répondis-je ; nous demanderons à coucher à M. Mac-Farlane, l’oncle de mon ami Mac-Nab.
Les chevaux de notre chaise furent changés et nous nous remîmes en route, conduits par un postillon écossais. D’Annan à Lochmaben, vous savez cela mieux que moi, Stephen, puisque c’est votre lieu de naissance, la route passe incessamment au travers de paysages admirables. Nous regardions, ma sœur et moi, charmés de minute en minute, par des aspects nouveaux, sombres, gracieux ou grandioses, auxquels la blanche lumière de la lune prêtait de fantastiques séductions. Mais nous avancions lentement, parce que les bonnes routes sont rares dans ces contrées pittoresques. Ma montre disait minuit que nous étions encore à plusieurs lieues de Lochmaben. Harriet s’applaudissait de ce retard qui prolongeait les plaisirs de cette belle nuit.
Pauvre sœur ! cette nuit vit son dernier sourire.
Je venais de replacer ma montre dans mon gousset, lorsque notre chaise heurta violemment contre un objet placé en travers de la route. Elle surmonta ce premier obstacle, grâce à l’élan des chevaux, mais ce fut pour retomber lourdement dans une tranchée qui, à vingt pas plus loin, coupait la largeur du chemin. Ni Harriet ni moi ne fûmes blessés. Le postillon défila d’assez bonne grâce une kyrielle de jurons écossais, et maudit les agents-voyers du gouvernement qui, sous prétexte de réparer les routes, creusent de véritables pièges où viennent se prendre les pauvres voyageurs.
Cette tranchée, Stephen, était en effet bien réellement un piège ; mais elle n’avait point été créée par la main des agents du gouvernement. Quant au premier obstacle qui avait commencé le désarroi de notre équipage, c’était tout bonnement un tronc d’arbre, jeté à dessein en travers du chemin. Nous descendîmes. Je fis asseoir sur le gazon Harriet, effrayée, et je voulus visiter la chaise. À mon avis, elle aurait pu marcher encore. Néanmoins, le postillon écossais nous déclara que continuer notre voyage ce serait exposer gratuitement notre vie. Je n’avais nulle raison de me défier de cet homme. Je le crus.
Les nuits sont fraîches de l’autre côté du Solway. Lorsque je revins vers Harriet, elle commença à trembler de froid.
– Où passerons-nous la nuit, Frank ? me demanda-t-elle.
Je renvoyai la question à notre postillon qui me répondit :
– Il y a bien le château du laird, de l’autre côté de la montée, Votre Honneur ; mais du diable si Duncan de Leed se dérangerait à cette heure de nuit pour nous ouvrir !
– Vous étiez si près que cela de Crewe ? interrompit Mac-Nab.
– Nous étions à un mille tout au plus du château de votre oncle, Stephen. Et encore, lorsque je dis un mille, c’est pour me conformer à la mesure de notre postillon, car je crois, moi, que nous étions beaucoup plus près que cela.
– Poursuivez, dit Stephen. Je devinerai bien facilement par la suite de votre récit la place où s’arrêta votre chaise. Ne connais-je pas chaque pouce du terrain qui est entre Annan et Crewe ?
Perceval reprit :
– Et n’y a-t-il aux environs que le château du laird ? demandai-je au postillon ?
J’ignorais alors que celui qu’on appelait le laird fût M. Mac-Farlane.
– Il y a bien encore la ferme de Leed, au nord du château, répondit le postillon ; mais autant aller jusqu’à Lochmaben !… Je ne vois guère que la maison de Randal…
– La maison de Randal Graham !… s’écria Stephen.
– Vous connaissez cette maison, Mac-Nab ? demanda Frank.
– Si je connais cette maison !… Oh ! oui, je la connais… C’est là que fut assassiné mon père…
– C’est là que fut déshonorée ma sœur ! prononça Perceval d’une voix profonde et contenue.
Il y eut, entre les deux jeunes gens, un moment de silence douloureux. Frank s’était mis sur son séant et croisait ses deux mains sous sa couverture. Son noble visage pâli par la souffrance avait une expression d’austère tristesse. – Stephen appuyait sa tête sur sa main.
– C’est là une étrange coïncidence, dit enfin Perceval.
Puis il ajouta brusquement en levant les yeux sur son ami :
– Stephen, répondriez-vous de votre oncle Mac-Farlane ?
– Je ne vous comprends pas !… murmura le jeune médecin étonné.
– Vous ayez foi en lui, je le vois, reprit Frank… c’est bien… Je vous prie de ne me point demander compte de ma question avant la fin de mon récit… Je crois, j’espère, que quelque clarté pourra jaillir pour tous les deux de cet entretien ; car l’assassin de votre père, Stephen, doit être le bourreau de ma sœur.
– Je le crois comme vous, répliqua Stephen.
– La maison de Randal Graham, poursuivit Perceval, est, vous le savez, séparée de la route par un épais bouquet de chênes, et s’élève entre deux monticules boisés, sur la limite des ruines de l’ancienne abbaye de Sainte-Marie-de-Crewe… j’ignore, du reste, dans quelle position le château de votre oncle se trouve par rapport à la maison et aux ruines… jamais je ne suis revenu dans ce lieu funeste.
– Le château d’Angus Mac-Farlane, répondit Stephen, n’est autre chose que l’ancien corps de logis du couvent de Sainte-Marie. Il s’élève, au delà des ruines, à un demi-mille de la maison de Randal.
– Ah ! fit Perceval, dont le front se plissa ; – l’Écossais m’avait menti… Et dites-moi, Stephen, savez-vous ?… Mais vous étiez bien jeune quand vous avez quitté le comté de Dumfries…
– Je connaissais les ruines comme cette chambre, Frank, et je n’ai rien oublié.
– Eh bien ! vous pourrez peut-être me répondre… N’entendîtes-vous parler jamais de souterrains… de passages communiquant, à travers les ruines, entre la maison deRandal et le château de Crewe ?
– Jamais, répondit Stephen.
– Où communiquent-ils alors ? murmura Frank, comme en se parlant à lui-même.
Il ajouta tout haut :
– Y a-t-il donc, dans les environs, un autre château que celui de Crewe ?
– Aucun, à plus de deux lieues à la ronde. Mais, qui vous a parlé de l’existence de ces souterrains ?
– Je les ai traversés, répliqua Frank : nous reviendrons sur ce sujet. Il était un peu plus de minuit lorsque nous arrivâmes au seuil de la maison de Randal. Ma sœur souffrait et avait peur. Moi-même, je me sentais tourmenté d’une vague inquiétude. Le postillon frappa. Presque aussitôt nous entendîmes battre le briquet à l’intérieur et une voix nous cria : « Qui vive ? »
– Bien votre serviteur, monsieur Smith, répondit le postillon. C’est un jeune lord et sa lady, dont la chaise s’est brisée au-dessus du Trou de Rook.
– Et toi, qui es-tu ? demanda la voix.
– Oh ! moi, je suis le postillon Saunie ; Saunie l’aboyeur, monsieur Smith.
La porte s’ouvrit. M. Smith, personnage dont la figure se cachait presque entièrement sous un vaste garde-vue de soie verte, nous accueillit par un cérémonieux salut.
– Monsieur, lui dis-je, veuillez accueillir tout d’abord nos remerciements. Sans votre hospitalité…
– Jeune homme, interrompit M. Smith avec un son de voix de cafard, j’espère que ni vous ni la jeune dame n’êtes dans les lacs de la grande prostituée qui s’assoit sur sept montagnes ?
– Nous ne sommes pas catholiques, monsieur.
– Et j’espère que la jeune dame vous appartient chrétiennement, qu’elle est la chair de votre chair ?
– Cette jeune dame est ma sœur, répondis-je.
– Ah ! fit M. Smith qui, sous son garde-vue, me parut faire subir à la pauvre Harriet un minutieux examen : Maudlin !
– Qu’y a-t-il ? cria de loin une voix flûtée.
– Faites préparer deux chambres séparées, dit M. Smith.
– Monsieur, voulus-je objecter, ma sœur est faible et souffrante ; je désirerais ne point la quitter.
– Fi ! jeune homme ! fi ! La nuit est l’heure de puissance du démon tentateur…
– Quoi ! monsieur, monsieur, m’écriai-je avec indignation et dégoût, oseriez-vous supposer ?…
– Le cœur humain, jeune homme, déclama M. Smith, est un sépulcre blanchi. La chair est faible… et si vous ne voulez point vous conformer aux règles de ma maison, allez-vous-en coucher au clair de lune.
M. Smith salua gravement et se retira. L’instant d’après, le valet apporta quelques rafraîchissements, auxquels Saunie, notre postillon, fit le plus grand honneur. Harriet et moi, nous touchâmes à peine aux mets qui nous furent présentés.
– Quel est donc ce M. Smith ? demandai-je à Saunie.
– Oh ! s’écria-t-il la bouche pleine, c’est le gentleman qui vous a parlé tout à l’heure avec une visière verte sur le nez.
– J’entends bien, mon brave, mais quel homme est-ce ?
– Quel homme c’est ? répéta Saunie d’un air innocent ; oh ! c’est un homme comme vous et moi, milord. Je vais me coucher. Soyez tranquille ; demain, la chambre marchera tout aussi bien qu’il le faudra pour vos besoins.
Harriet et moi, nous suivîmes l’exemple de Saunie et nous retirâmes dans nos chambres. Elles étaient contiguës et séparées seulement par une porte close, à travers laquelle nous aurions pu causer. J’entendis Harriet se mettre au lit et sa douce voix me cria bonsoir ! J’étais las. Je me jetai tout habillé sur ma couche et je m’endormis presque aussitôt ; – mais, vous savez, Stephen, de ce sommeil inquiet, léger, vivant, qui laisse aux organes la faculté de sentir. Ce sommeil est perfide ; on entend et l’on croit rêver.
Ce fut ce qui m’arriva. Ma fenêtre était restée par hasard ouverte. À peine avais-je fermé les yeux qu’un bruit de voix contenues vint tourner autour de mes oreilles.
– Elle est belle, disait une voix que je crus reconnaître pour celle de M. Smith, bien qu’elle eût dépouillé son accent de cafardise puritaine.
– Oui, répondait une autre voix, mais ce n’est pas la jeune duchesse de ***, tandis que dans la chaise de ceux-ci nous n’avons rien trouvé du tout. On ne creuse pas des tranchées pour cela, major, que diable !
– Eh ! Paulus, mon ami, le chêne et la tranchée ne seront pas perdus, bien que, après tout, le chêne soit trop mince et la tranchée mal faite, puisque la chaise de ce jeune sot est en parfait état ; Leurs Grâces y viendront à leur tour.
– Je ferai donner un coup de pioche à la tranchée, grommela Paulus.
– Moi, je vais m’occuper de la jeune dame, dit Smith, ou le major ; Son Honneur aura là un dessert de son goût.
Stephen, j’entendais tout cela, tout et parfaitement. Pas un mot ne m’échappait. Mais je croyais rêver. Et pourtant je raisonnais vaguement ; je me disais que ce rêve était évidemment produit par l’impression défavorable qu’avait faite sur moi Smith. Cette lueur indécise qui éclaire l’esprit en ces moments, Stephen, sert à enraciner l’erreur, de telle sorte que l’action des objets extérieurs, les sons, les odeurs et jusqu’aux attouchements se combinent d’eux-mêmes avec cet état de demi-somnambulisme et viennent en aide au sommeil.
Je n’entendis plus rien, et m’endormis réellement en murmurant : Ce que c’est que les rêves ! Je gage que celui-ci va revenir !
Il revint, Stephen ; ou plutôt le drame affreux dont je venais d’entendre la première scène se poursuivit près de moi.
J’entendis un bruit sourd dans la direction de la chambre d’Harriet, puis des cris étouffés ; puis le silence se fit.
Le silence m’éveilla.
Toutes ces choses que j’avais entendues pendant mon sommeil revinrent à mon esprit et le remplirent d’une vague épouvante. Je sautai hors de mon lit, je m’approchai doucement de la porte d’Harriet, et mis mon oreille à la serrure. Rien ! Qu’attendais-je ? Qu’aurais-je voulu entendre ? Harriet dormait, sans doute. Et cependant ce silence me fit frissonner.
– Harriet ! prononçai-je doucement.
Rien encore.
– Harriet ! Harriet ! m’écriai-je.
Toujours le même silence. Alors ma tête et mon cœur s’emplirent de navrantes appréhensions.
– L’ont-ils assassinée ? me demandai-je, tandis qu’une sueur froide inondait mon front.
Je saisis la barre de fer de la fenêtre et m’en servant comme d’un levier, je jetai la porte d’Harriet en dedans. La lune, pénétrant à travers une croisée sans rideaux, inondait la chambre de ses rayons. Le lit de ma sœur était vide.