Il y avait dans Londres une faible et malheureuse enfant qui se mourait d’un mal inconnu, et l’on avait pris Clary, forte, exubérante de sève, radieuse de beauté, on l’avait prise pour changer à plaisir sa force en défaillance, sa sève en atonie. On avait jeté la nuit d’une tombe comme un voile impénétrable sur les perfections de son corps ; on pressait son âme entre la solitude et le silence ; on la minait au physique en même temps qu’au moral ; on appauvrissait de propos délibérés sa vaillante nature ; on ruinait scientifiquement son tempérament et son esprit. Cela pour expérimenter ensuite, pour la traiter en cadavre voué aux études médicales.
D’ordinaire les membres de Royal-College essaient leurs remèdes sur des chiens. Le docteur Moore avait désespéré sans doute de rendre une chienne hystérique. Et puis, ce praticien illustre n’en était pas à cela près de tuer une femme en passant.
Nous l’avons entendu expliquer fort paisiblement son système au marquis de Rio-Santo. Il attaquait Clary par la diète et la séquestration absolue dans l’obscurité. Voilà tout, vraiment. Comme ces termes de médecine arrangent les choses ! la diète et la séquestration. Ceci n’est point trop redoutable, n’est-ce pas ? Mon Dieu, non. Seulement, la diète, c’est la famine, et la séquestration, la tombe.
Au bout des deux premiers jours de diète et de séquestration, Clary Mac-Farlane éprouvait des symptômes d’une affection nerveuse fort avancée. Elle ne se rendait plus compte de son état qu’à des intervalles lucides devenant de plus en plus rares. Ces maladies où le système nerveux et le cerveau sont attaqués présentent une série toujours nouvelle et inattendue de phénomènes étranges. Ce sont des souffrances inouïes, mais aussi des voluptés incomparables, des rêves comme l’opium en inspire aux illuminés de l’Orient. On est en enfer pour moitié, pour moitié en paradis, et ce contraste tue.
Clary, étendue sur sa couche de paille, eut, durant sa longue nuit, bien des visions terribles : elle en eut de charmantes, elle en eut où la douleur et la joie se mêlaient. Une fois le sourire la prit, un sourire heureux et tranquille au milieu d’une convulsion. Plus d’une fois les larmes l’avaient prise dans un sourire. Il n’y a point là de transition entre le bien et le mal ; ils se disputent l’un l’autre, en des luttes folles, un dernier débris de vie que précipitent tour à tour vers un dénouement mortel les atteintes de la souffrance et les caresses d’une meurtrière volupté.
Cette fois dont nous parlons, Clary s’était vue tout à coup entre les bras d’Edward qui traversait, au galop d’un magnifique cheval, les rues encombrées de Londres. La foule s’écartait épouvantée. Le cheval volait. Edward, ferme sur sa selle, arrondissait son bras autour de la taille affaissée de Clary. Elle sentait la douce pression de ce bras dont la main s’arrêtait juste sur son cœur. Penchée en arrière, elle regardait Edward, comme on regarde lorsque les yeux se touchent presque, et que les prunelles se choquent en un magnétique contact. Son haleine montait jusqu’à la bouche d’Edward, lui aussi, la regardait et lui souriait. Clary voyait un monde dans ce sourire. C’était à la fois celui d’un maître qui descend jusqu’à aimer, celui d’un chevalier qui adore et qui sert.
Le beau cheval courait toujours. Ses quatre fers bondissaient, élastiques, sur le pavé retentissant. Les brunes maisons de Londres fuyaient comme emportées par un tourbillon.
De temps en temps le bras d’Edward se tendait pour remonter Clary sur la selle. Alors elle se sentait plus près et mieux. Ses yeux humides remerciaient, tandis qu’Edward se penchait en souriant et baisait le bout de ses cheveux. Cette chimère de bonheur agissait si puissamment sur ses sens déçus, que de grosses gouttes de sueur inondaient ses tempes, et que sa poitrine étouffée râlait…
Londres disparaissait dans le lointain. C’étaient maintenant de belles campagnes qui riaient au soleil et déployaient à perte de vue les vastes richesses de leurs horizons. Qu’on est bien pour aimer dans l’espace libre ! Que l’air des solitudes soulève délicieusement un sein oppressé de tendresse ! Que l’amour est plus beau en face des larges splendeurs de la nature, et combien la nature s’embellit sous le regard enchanté de l’amour ! Clary se laissait aller mollement, ou se plongeait avec ardeur dans ce bonheur qui l’entourait de toutes parts. Faible contre ces mortelles délices, elle leur donnait son dernier souffle d’un cœur prodigue. Son regard glissait du noble visage d’Edward aux magnificences du paysage, et revenait, fasciné, se perdre dans le regard de son amant.
Lui précipitait, d’un bras infatigable, la course rapide du beau cheval. Les horizons fuyaient comme naguère les maisons de Londres. Les aspects changeaient. C’étaient tour à tour des monts, des lacs, des forêts, d’opulentes moissons gardées par quelques toits de chaume. C’étaient, au loin, le sombre profil d’une cité, les tours grises d’un vieux château, la ligne d’azur d’un fleuve promenant son cours sinueux par les prairies. Et, sur tout cela, le soleil versait ses flots d’or.
L’amour et le soleil, les deux flambeaux du monde ! On ne meurt pas de joie dans la vie réelle ; mais Clary était en dehors des réalités. Sa détresse comme ses joies dépassaient les bornes humaines. Elle allait mourir de bonheur.
Tout à coup, la course prit fin. Le beau cheval s’arrêta. Clary le rechercha et ne le vit plus. Le soleil abaissait lentement son disque rougi et se cachait derrière une montagne. Clary était assise sur le gazon. Il lui semblait reconnaître le paysage des alentours. Elle regarda mieux. C’était bien la sombre nature de l’Écosse méridionale. C’était son pays, et tous les objets qu’avait aimés son enfance se groupaient autour d’elle ; la maison qu’habitait son père avant d’acheter le château de Crewe, la ferme de Leed, les bois de Sainte-Marie, au milieu desquels s’élevait, solitaire, la petite maison de Randal Grahem, le torrent de Blackflood et les ruines moussues du vieux couvent.
Auprès d’elle, assis également sur le gazon, était toujours Edward, muet comme elle, et parlant uniquement avec ses yeux charmés. Elle mit sa tête sur l’épaule d’Edward. Il y avait à l’entour un repos suave, un calme infini. La brise des soirs passait en silence, toute chargée des frais parfums qu’exhalent les champs au coucher du soleil. La campagne se taisait, recueillie. Les voluptés du jour étaient dépassées. Mieux vaut encore l’indécise clarté des soirs que ces éblouissants rayons du soleil de midi. Mieux vaut le repos que la course. Il faut à l’amour, pour atteindre l’apogée de ses sensuelles douceurs, la paresse et l’ombre. Comme elle aimait ardemment et au-delà de ce que la parole sait peindre ! Elle était pure et ne pouvait rêver que de pures tendresses, mais quel feu inconnu le délire mettait parmi ses virginales pensées ! Elle aimait, elle aimait…
Un tressaillement douloureux vint agiter ses membres : ce n’étaient pas cette fois ses nerfs malades qui l’agitaient ainsi, c’était encore le songe. Elle venait de voir, assise comme elle sur le gazon, de l’autre côté d’Edward, une femme. Son cœur eut froid et saigna. Cette femme, elle ne distinguait point ses traits et apercevait vaguement sa taille, comme une forme indécise, dans l’obscurité croissante de la nuit. Elle se serra contre Edward qui ne répondit point à son étreinte.
Clary, jalouse, atteinte dans son amour sans bornes, regarda de nouveau cette femme, cette ombre, sa rivale. Elle reconnut sa sœur et prononça son nom avec désespoir. Anna se retourna, souriante. Edward regarda l’une, puis l’autre, comme s’il eût hésité, puis, repoussant Clary d’un geste froid, il se mit à genoux aux pieds d’Anna.
Clary, la pauvre fille, poussa une plainte déchirante, et tomba, raide, sur la paille de sa prison.
Le silence le plus complet régna dans sa cellule durant une demi-heure environ. Au bout de ce temps, on aurait pu saisir un faible bruit venant du plafond. En même temps, un rayon de forme conique traversa les ténèbres, mettant en lumière les atomes suspendus dans l’atmosphère épaisse de la prison. Clary se trouva tout à coup illuminée. Elle gisait sur la paille, privée de sentiment. Ces deux jours de torture l’avaient rendue presque méconnaissable. Son noble visage, amaigri par la souffrance et la faim, gardait, en outre, des traces de la convulsion qui l’avait récemment agitée.
Un bourreau n’eût pu contempler sans pitié les effets de ce barbare supplice, exercé sur une créature si belle, si admirable encore dans sa misère ! Mais l’homme qui, d’en haut, dirigeait la lanterne n’eut pas de pitié. Ce n’était pas un bourreau. C’était maître Rowley, l’aide-pharmacien au service du docteur Moore.
Il promena la lueur de la lanterne sur toutes les parties du visage de miss Mac-Farlane, et dit, examen fait :
– Ta ta ta ta ! après tout, ça ne vaut pas cent guinées ! Mais puisqu’elles sont payées, il ne faut pas les perdre… et je crois que l’enfant a envie de mourir comme cela, sans nous en demander permission. Peuh ! nous avons ressuscité un pendu ; nous empêcherons bien la petite de nous fausser compagnie !