Maître Rowley ferma le guichet par où s’était introduite la lumière de la lanterne, puis il se redressa sur ses pieds et laissa retomber un coin du tapis qui cacha entièrement le trou. Maître Rowley était chez lui, au second étage de la maison du docteur Moore. Sa chambre, comme sa personne, était fort laide à voir. Une multitude innombrable de fioles de toutes tailles, la plupart couvertes de poussière, lui donnaient un aspect tout particulier. Elle exhalait, en outre, un parfum de pharmacopée tellement âcre et saisissant, qu’un homme s’y fût empoisonné par le nez. On ne peut point dire que maître Rowley engraissât positivement dans cette pestilentielle atmosphère. Il était maigre et noueux comme un cep de vigne en hiver ; mais il s’y portait du moins à merveille. Cette infâme odeur de drogues et de préparations diaboliques affectait très agréablement les narines de son nez mince et recourbé ; la vue de toutes ces fioles poudreuses réjouissait son œil gris caché derrière de rondes lunettes en pince. C’était son arsenal et sa bibliothèque ; c’était sa cave, aussi, car maître Rowley mettait son gin dans des bouteilles à médecine.
Il n’y avait chez lui qu’un seul livre, c’étaient les Toxicological Amusements du docteur Venon. Ce volume, dont nos lecteurs ont entendu parler peut-être, sous le titre de Récréations toxicologiques, enseigne à empoisonner les chats, les serins, les taupes, les anguilles et les hommes. Maître Rowley en lisait un chapitre tous les soirs avant de se coucher. Cela l’endormait tout doucement. Ce maigre et jeune coquin était la pharmacie faite homme, le poison incarné.
Il avait été spécialement chargé par Moore de la garde de Clary Mac-Farlane. Le docteur avait fixé lui-même deux jours pour terme à la diète absolue de la captive. Les deux jours étaient écoulés. Rowley avait voulut voir. L’aspect de Clary, gisant évanouie sur la paille de la prison, ne fit sur lui aucune espèce d’impression. Il choisit dans son arsenal une demi-douzaine de fioles et descendit dans le cabinet du docteur. Le docteur était absent. Pour mille motifs, il ne laissait pénétrer jamais âme qui vive en son absence dans le sanctuaire de ses savants et ténébreux travaux ; mais Rowley était une manière de corps sans âme.
Il traversa le cabinet du docteur et ouvrit une porte qui tourna doucement sur ses gonds huilés. Cette porte était rembourrée par derrière et touchait presque une seconde clôture, également recouverte de laine, qui donnait entrée dans la prison de Clary. C’était une pièce fort petite, prise sur l’appartement particulier du docteur, et préparée évidemment pour l’usage auquel on la faisait servir depuis trois jours. Les chapitres qui précèdent suffisent pour en donner une idée au lecteur. La blanche figure de Clary se renversait sur le sol parmi les flots mêlés de sa riche chevelure.
Maître Rowley mit la bougie sur l’escabelle.
– Bonjour, mon enfant, bonjour, dit-il ; ce sont là de beaux cheveux, ma foi, et de belles dents. Mais cent guinées !… Nous sommes donc en pâmoison ? Hé ! hé ! notre souffle ne ferait pas tourner un moulin, non ! Respirons quelque chose de bon pour nous remettre.
Il flaira l’une après l’autre, avec une évidente satisfaction, toutes ses fioles, et finit par en mettre une, ouverte, sous le nez de Clary. C’était sans doute quelque préparation bien puissante, car Clary poussa tout de suite un gémissement faible et tordit les brins de paille qui s’étaient engagés dans ses doigts.
– Bien, mon enfant ! murmura maître Rowley qui avait eu la précaution de lui fermer les yeux ; voulez-vous manger un morceau ?
Clary était retombée dans son immobilité.
– Qui ne dit mot consent, reprit l’aide pharmacien avec une sorte de bonhomie ; et, de fait, vous devez avoir appétit. Tenez, ma fille, voilà du pain.
Le morceau de pain fut mis par lui dans la main de Clary. Puis il plaça de nouveau la fiole sous ses narines. Clary s’agita en faibles tressaillements et ouvrit les yeux. Rowley souffla prestement sa bougie.
– Ô mon Dieu ! murmura la recluse, j’ai cru que je voyais !
Elle entendit le bruit d’une porte qui se refermait, puis tout rentra dans le silence.
Est-ce encore un rêve ! pensa-t-elle en retombant accablée.
Maître Rowley était remonté dans sa chambre, et avait ouvert le guichet. Il dit bien doucement :
– Cherchez ma fille : Dieu, qui donne la pâture aux oiseaux, a mis à vos pieds un morceau de pain.
Maître Rowley n’avait pas calculé l’effet de ce coup de théâtre. Pieuse jusqu’à l’exaltation, Clary Mac-Farlane prit au pied de la lettre les paroles de cette voix inconnue qui lui arrivait d’en haut. Elle tâta le sol autour d’elle, afin de trouver ce pain du miracle. Elle le trouva et s’agenouilla pour rendre grâces à la main divine qui lui venait en aide. Puis elle mangea et s’endormit.
Le sommeil de Clary fut long. En s’éveillant, elle se trouva couchée sur un lit, au-dessus duquel se croisaient des rideaux de damas sombre, dans une chambre inconnue qu’éclairait faiblement une lampe à garde-vue, posée sur un guéridon fort éloigné du lit. En face du lit, il y avait une fenêtre dont les carreaux laissaient passer un oblique rayon de lune. Auprès du guéridon, un homme était assis, qui tournait le dos à Clary et feuilletait lentement les pages d’un livre in-quarto.
Clary mit ses deux mains sur sa poitrine, en disant :
– Mon Dieu ! que je souffre !
L’homme à l’in-quarto fit une corne à son volume, qui était le tome premier des Toxicological amusements, et se retourna vers le lit, montrant la face patibulaire de maître Rowley, l’aide pharmacien.
– Ah ! diable ! répondit-il ; mon enfant ! nous souffrons ? Eh bien ! nous allons avoir un médecin… et un fameux médecin !
– Du pain ! murmura Clary.
– Ta ta ta ta ! fit Rowley ; nous ne donnons pas comme cela du pain à nos malades !
Clary voulut lui demander où elle était, mais elle ne trouva plus de voix. Rowley avait mis sous son bras le volume des Récréations toxicologiques et s’était approché du lit, la lampe à la main. Clary ferma ses yeux accoutumés à l’obscurité. Rowley la contempla un instant.
– C’est très fort, une jeune fille ! dit-il enfin avec conviction ; c’est excessivement fort !
Les lèvres de Clary devenaient blanches et ses paupières tremblaient.
– Oh ! oh ! s’écria maître Rowley, voici l’enfant qui va avoir une crise. C’est l’affaire du docteur.
Il déposa la lampe et sortit en se frottant les mains.