Il y avait maintenant cinq jours que Clary Mac-Farlane était tombée entre les mains de Bob-Lantern, qui l’avait cédée à Bishop le burkeur. Celui-ci l’avait amenée au docteur Moore. Le docteur Moore la tenait depuis lors enfermée dans sa maison de Winpole-Street.
C’est là qu’elle s’était éveillée après le sommeil factice produit par l’eau de M. Bishop, dont l’avenante et débonnaire mistress Gruff avait versé une dose honnête dans le fameux scotch-ale de l’hôtel du Roi-George.
Elle ne se rendit tout d’abord aucun compte de sa situation. Elle crut dormir encore parce qu’une obscurité impénétrable était autour d’elle. Ce fut le souvenir qui acheva de l’éveiller.
– Mon père ! murmura-t-elle ; j’ai vu mon père…
La scène de la Tamise se présenta aussitôt à son esprit, mais vaguement, confusément, telle enfin que Clary l’avait aperçue pendant la courte trêve où son esprit avait recouvré ses facultés entre son sommeil léthargique et son évanouissement. Une seule chose ressortait sur le fond ténébreux de sa mémoire, c’était la pâle figure d’Angus Mac-Farlane éclairée par les rayons de la lune.
Le souvenir des faits antérieurs fut plus vif et plus complet. Elle se rappela la vaste chambre de l’hôtel du Roi George, sa sœur endormie et l’angoisse de sa propre lutte contre le sommeil. Cette pensée l’accabla.
– Ma pauvre Anna ! dit-elle en laissant tomber sa tête sur sa poitrine, ils l’auront tuée…
Elle s’interrompit brusquement. Une ombre d’espoir venait de descendre dans son cœur.
– Anna ! prononça-t-elle tout bas en étendant ses bras à droite et à gauche ; si elle était ici ! Anna !
Ses bras rencontrèrent partout le vide et personne ne répondit.
– Oh ! pensa-t-elle, combien de temps souffre-t-on ainsi avant de mourir ? Je suis seule ! seule ! et cette nuit brûle mes yeux !
C’est que cette nuit ne ressemblait à rien de ce qu’on a coutume de voir dans la vie commune. Là, il n’est point d’obscurité si profonde que l’œil ne puisse s’y faire à la longue et entrevoir quelque objet dans l’ombre, quelque reflet perdu, quelque lueur. Notre nuit, à nous, donne passage toujours à quelque rayon consolateur. Si la lune manque au ciel, si la brume ou l’orage met un bandeau jaloux sur le regard diamanté des étoiles, il reste dans l’air un mystérieux rayonnement. Le brouillard luit ; l’orage a son flambeau dans la foudre ; il semble que la nature ait horreur de la nuit. L’obscurité complète ne peut être que factice. À cause de cela, elle pèse un poids de plomb sur toute créature vivante.
Clary Mac-Farlane n’était qu’une pauvre enfant, possédant, il est vrai, tout le courage que peuvent avoir son âge et son sexe, mais sans défense contre cette écrasante oppression de la solitude absolue, multipliée par le silence et les ténèbres. Sa tête, alourdie, se pencha sur son escabelle et fut prête à tomber, inerte, sur le sol. Mais il y avait en elle assez de force pour soutenir un temps l’épouvantable lutte, et son martyre devait durer bien des heures. Au lieu de fléchir ainsi tout d’un coup, elle se redressa au souffle intérieur de son énergie native. Son cœur battit. Elle se leva, voulant sonder jusqu’au fond sa détresse, et faire, autant que possible, l’inspection de sa tombe.
Au bout de trois ou quatre pas, sa main tendue rencontra un obstacle. C’était une barrière d’une singulière espèce, cédant sous la pression de la main, mais cédant jusqu’à un certain point seulement, au-delà duquel se trouvait une inébranlable clôture. On eût dit une muraille rembourrée, matelassée du sol au plafond. Clary changea de route. Dans cette direction nouvelle, un obstacle absolument pareil lui barra bientôt le passage. À droite, à gauche, en tous sens, il en fut de même.
Elle était dans une sorte d’énorme boîte, rembourrée partout. Dans quel but ? Clary ne le demanda point, mais lorsqu’enfin sa frayeur, augmentée, arracha de sa poitrine un cri aigu, ce cri n’eut point d’écho et mourut comme un murmure. Ces murs matelassés étaient une précaution contre les bruits du dedans, un rempart contre les bruits du dehors. Grâce à eux, dans ce réduit terrible, le silence était complet comme la nuit.
Elle se tut. Sa cervelle en feu fermenta : elle prit son élan, et, dans un mouvement de délire, elle précipita violemment son corps en avant. Peut-être était-ce une de ces irréfléchies et soudaines tentatives de suicide dont la solitude, mauvaise conseillère, glisse la pensée à l’oreille du désespoir. Mais la tête de Clary rebondit, sans blessure, sur la laine épaisse dont était recouverte la muraille opposée. En cette étrange prison, il n’était même pas possible de mourir tout d’un coup. Il fallait s’éteindre lentement et boire goutte à goutte, depuis les bords jusqu’à la lie, le profond calice du trépas.
Clary, cependant, était tombée sur le sol où s’étendait une abondante litière de paille. Elle demeura un instant sans pensée ; ce fut un répit. Lorsque les nuages de son esprit se dissipèrent lentement, elle se sentit plus calme et capable de prier. Alors, durant quelques minutes, son ardente dévotion réchauffa son pauvre cœur endolori. Elle loua Dieu, la douce martyre, et donna son âme reposée aux austères espoirs de la religion.
Hélas ! le voyageur a beau vouloir prolonger la halte sous les hauts dattiers de l’oasis qui tranche, verte et riante, parmi les immensités du désert, il faut reprendre sa route. L’ombre est si bonne ! l’herbe est si douce ! la fontaine a de si chers murmures ! Il faut partir.
Clary retomba bientôt dans ses navrantes angoisses. Elle passa et repassa vingt fois par les mêmes alternatives de colère, d’abattement, d’espoir. Elle pria ; elle maudit ; elle pleura… Les vingt-quatre heures d’une journée s’écoulèrent.
Elle venait de prier, lorsque la première étreinte de la faim se fit tout à coup sentir. Elle porta la main à son sein. Si un sourire d’ange eût pu éclairer cette obscurité absolue, Clary aurait vu les murs de sa prison, car elle sourit doucement et longuement à cette souffrance nouvelle. Au bout de cette souffrance était la mort. Clary la salua de loin comme une généreuse amie.
À mesure que l’inanition faisait en elle des progrès, ses idées changeaient ; mille pensées confuses vinrent à se mouvoir à la fois dans son cerveau : pensées poignantes et pensées joyeuses tournant pêle-mêle avec une éblouissante rapidité. En même temps, son corps affaibli prit une sensibilité exagérée. Elle eut des tressaillements sans motifs, de folles envies de courir, de se rouler, de danser…
La pauvre enfant était entamée, suivant l’effroyable expression du docteur Moore. Son système nerveux commençait à céder aux sourdes attaques de la faim, de la nuit, du silence. Tout à coup des bouffées de terreur indicible la clouaient, demi-morte, à sa couche ; l’instant d’après, un doux chant venait à sa lèvre ; puis elle se taisait, épouvantée par sa propre voix. Puis encore, sa nuit s’éclairait de fantasques lueurs ; au loin passaient d’étranges visages, des formes livides, des spectres, enveloppés dans de blancs linceuls.
La scène changeait. C’était un bal : de beaux cavaliers, des femmes demi-nues, des parfums, des fleurs, des diamants, des sourires…
Une autre journée se passa. Clary était si faible qu’elle ne pouvait plus se mouvoir sur sa couche. L’idée de Dieu avait fui. Mille pensées impossibles se succédaient dans son cerveau débilité. Sa sœur, son père, Stephen, passaient devant ses yeux, et passaient sans la voir. Elle voulait les appeler, sa voix s’arrêtait dans son gosier.
Puis une autre image se montrait dans le lointain. Clary alors mettait ses deux mains sur ses yeux lassés de pleurer ; des larmes abondantes ruisselaient à travers ses doigts, et sa voix mourante murmurait :
– Edward ! Edward !