XXXI SAUNDER L’ÉLÉPHANT

Il y avait au cirque d’Astley un clown nommé Saunder Mass ou Saunder l’Éléphant, qui faisait l’admiration de tous les cokneys de Londres par sa vigueur extraordinaire. Ce Saunder était originaire de Namur, et s’appelait tout bonnement Alexandre. C’était un homme d’une taille colossale, un géant lymphatique, lourd, stupide, une contrefaçon belge de Goliath. On citait de lui des tours de force tout à fait hors ligne : nous avons vu Snail affirmer que Saunder soulevait un cheval. Au printemps de 183., année qui précède l’époque où se passe notre histoire, Saunder disparut. Mais il disparut si bien, si complètement, que nul n’aurait su indiquer sa trace. Ce fut un grave sujet d’étonnement. On en parla dans Southwark et de l’autre côté de l’eau. La Tamise coula pendant trois jours entre deux masses de badauds, s’entretenant de Saunder.

Saunder l’Éléphant, tandis qu’on s’occupait ainsi de lui, passait son temps fort agréablement, en compagnie du capitaine Paddy, festoyant du matin au soir dans la maison du coin de Prince’s-Street, qu’on venait de disposer en boutique d’eau gazeuse. Au bout de trois jours, le long festin auquel avait été convié Saunder l’Éléphant prit fin. Le capitaine lui mit en main une pince et divers instruments d’acier, et, dans l’office même, à la place où nous avons trouvé cette vaste tonne déplacée par Paddy, Saunder commença sa besogne.

Il avança fort lentement d’abord, car il lui était interdit de frapper et d’attaquer la terre ou les fondements à l’aide de chocs violents, comme on fait d’ordinaire dans toute fouille. Il devait percer à la sourdine, comme le ver perce le fruit dans lequel il s’introduit ; la force seule de ses bras d’athlète et le poids extraordinaire de son corps devaient venir en aide à la patience du labeur.

Pour bien comprendre l’énormité de l’entreprise à laquelle on employait ainsi un seul homme, il faut savoir qu’il ne s’agissait point de percer un simple boyau où un être humain pût se glisser en rampant. C’était une galerie qu’il fallait à milords de la Nuit, une galerie où l’on pût marcher et courir. Dès le commencement, le capitaine Paddy O’Chrane servait de mètre vivant. Une fois arrivé à la profondeur où elle devait être continuée parallèlement au plan de la rue, la galerie dut être creusée de façon à permettre à Paddy de s’y tenir debout. Cela faisait six bons pieds de hauteur. Quant à la largeur, l’énorme corpulence du géant lui-même en donna naturellement la mesure. Partout où il passait, deux hommes pouvaient le suivre de front.

Une fois les fondations de la maison percées, la besogne marcha un peu plus vite, Saunder avait acquis de l’habitude. Chaque fois que sa houx sans manche et qu’il maniait à deux mains s’enfonçait dans le sol, un gros fragment de terre se détachait et tombait. La nuit, des voitures venaient à la porte du magasin de soda-water et emportaient les déblais, enfermés dans de petites tonnes faciles à soulever, que Paddy montait lui-même du fond du trou.

Saunder ne sortait jamais, bien entendu ; la première condition d’une entreprise de ce genre est un absolu secret. Saunder était là pour remplacer dix hommes dont il faisait la besogne et qu’on n’aurait pu enfermer comme lui sans employer la force. On peut dire qu’il était là de son plein gré, enchaîné dans son trou à peu près comme Renaud dans les poétiques bosquets d’Armide. Seulement Armide manquait. Un énorme pot de grès toujours plein de gin remplaçait cette charmante femme avec avantage. En outre, Paddy O’Chrane, avec son éloquence sentencieuse et lardée de jurons, avait pris sur l’esprit grossier de l’Éléphant un excessif empire. Paddy faisait valoir en termes énergiques le bonheur dont était entouré Saunder. N’avait-il pas un bon lit dans son trou ? ne lui donnait-on pas pour ses repas des tranches de bœuf et du porter en abondance ? Entre ses repas, n’avait-il pas du gin à discrétion et d’excellent tabac de contrebande ? Tout cela, sans parler de l’honneur de trinquer de temps à autre avec un gentleman de l’importance du capitaine Paddy O’Chrane ? L’Éléphant voulait parfois savoir où devait aboutir son travail.

– Tonnerre du ciel ! répondit alors Paddy avec conviction ; ce que nous trouverons fera ta fortune et la mienne, pesant coquin, mon véritable ami. Tu auras, ou que Dieu nous damne tous les deux ! une maison à trois étages dans Lambeth, et toutes les porteuses à la mer, scélérat stupide, mon camarade, te feront la cour, aussi vrai que tu auras pour mille livres de gin dans ta cave, et pour mille livres de porter, et pour mille livres de wisky, et pour mille livres…, que Satan te berce, mille misères !

Saunder dormait ordinairement huit heures de suite, après quoi, il travaillait sans se faire prier pendant quatre heures. C’était une habitude prise. Désormais, le géant était réglé comme une pendule. La tâche finie, il recommençait son somme. À coup sûr, cette vie n’était point aussi laborieuse que celle qu’il menait jadis au cirque d’Astley, et pourtant, à la longue, elle lui fut fatale. L’abus excessif que Saunder faisait des liqueurs fortes contribua pour sa part à miner lentement son athlétique constitution. Bref, huit mois après l’ouverture de la tranchée, le géant, suivant l’expression du capitaine Paddy, ne battait plus que d’une aile.

Le travail avançait cependant, non pas rapidement, mais toujours, et personne dans Londres n’avait eu vent de cette entreprise extraordinaire. Le succès ne paraissait point douteux. Encore quelques tonnes de terre enlevées, et un large chemin s’ouvrait du coin de Prince’s-Street aux caves de la Banque. C’était un vaste boyau de forme cylindrique, étançonné à courts intervalles par des cercles de fer, et percé en certains endroits à plus de quarante pieds au-dessous du pavé de la rue.

Le jour où Paddy O’Chrane introduisit le cavalier Angelo Bembo dans la galerie souterraine, c’en était presque fait. La boussole avait indiqué l’exacte direction à suivre, et Paddy, en pointant un plan de la Banque intérieure, avait reconnu, depuis une quinzaine de jours environ, la nécessité de faire traverser la galerie.

Bembo remonta la galerie avec une extrême surprise. Il ne pouvait croire qu’un homme eût fait tout cela. Tandis qu’il regardait la voûte, nettement arrondie, le capitaine se retourna tout à coup.

– Chacun aime, sur son âme ! dit-il, donner aux gens les titres qui leur appartiennent. Êtes-vous simple gentleman, monsieur ?

– Qu’importe cela ? demanda Bembo.

– Du diable ! moi, je suis capitaine, ou que Dieu me confonde !

– Moi, je ne suis rien, répondit Bembo.

– Ah ! ah ! murmura Paddy en touchant son chapeau ; Satan me brûle ! Le pauvre Saunder verra un lord avant de mourir, le pitoyable drôle !

Paddy se remit en marche, en ajoutant philosophiquement :

– Dieu peut me damner, par Belzébuth et ses cornes ! mais il n’y a qu’un lord pour dire : je ne suis rien !

– On n’entend point travailler, dit Bembo ; sans doute votre homme dort ou se repose.

– Mon homme ! répéta Paddy ; sur ma parole la plus sacrée, non ! Il fait plus de bruit en dormant qu’en travaillant… mais Dieu me damne, milord ! et Dieu me damnera ! vous devez commencer à entendre sa musique.

Bembo prêta l’oreille et saisit les sons graves et sourds d’un râle éloigné.

– C’est sa manière de geindre, reprit le capitaine, faut croire que ça l’amuse. Tenez ! son lit et sa bouteille.

Paddy montrait un enfoncement pratiqué dans la paroi de la galerie, où se trouvait un véritable et bon lit. Quant à la bouteille, c’était une cruche de grès qui pouvait bien contenir six pintes. Au bout de quelques pas, ils commencèrent à monter une pente assez raide, et bientôt le capitaine, s’arrêtant tout à coup, s’effaça contre la muraille.

– Si Votre Seigneurie, de par l’enfer ! veut se donner la peine de regarder, dit-il, elle verra Saunder l’Éléphant, le plus gros coquin qui soit dans les Trois-Royaumes, et le plus grand aussi, que Dieu nous damne !

Bembo leva les yeux et vit devant lui en effet un massif colosse qui, geignant et soufflant, relevait puis abaissait ses bras en mesure. Il n’avait point entendu le pas des visiteurs et continuait sa besogne. La terre qu’il détachait par énormes fragments, à chaque effort, tombait dans une caisse disposée au-devant de lui et, de temps à autre, il vidait la caisse pleine dans une de ces tonnes dont nous avons parlé. À quelques pas derrière lui, sur une table, il y avait une pendule, une boussole, un niveau et quelques instruments de calcul. C’était la place du capitaine Paddy O’Chrane.

Bembo contempla quelque temps avec une muette surprise cette machine humaine dont tout ce qui l’entourait disait l’extraordinaire puissance. Le géant était à demi-nu. On voyait ses muscles saillir et s’effacer tour à tour, et les athlétiques proportions de son torse ressortaient, dépassant de si loin la mesure humaine que Bembo croyait rêver. Il attendait avec une sorte de curiosité craintive que le géant se retournât, tant il pensait voir de terrible énergie sur le visage porté par un tel corps. Paddy jouissait de son hôte.

– Eh bien, milord ? dit-il enfin, de par tous les diables ! comment trouvez-vous mon petit Saunder ?

– C’est inconcevable ! murmura Bembo ; sans bruit, sans choc, il entame le sol…

– Comme si c’était un pudding, damnation ! n’est-ce pas ? interrompit le capitaine. C’est moi qui l’ai dressé, milord.

Au moment où Paddy achevait ces mots, la petite pendule se prit à sonner onze heures ; l’Éléphant laissa aussitôt tomber son outil et poussa un long soupir de contentement.

– À la bonne heure, Saunder, s’écria Paddy d’un ton paternel ; vous savez compter, mon fils ; buvez ce verre de gin, triste créature, à la santé de Sa Seigneurie.

Saunder se retourna et Bembo faillit jeter un cri de surprise à la vue de la physionomie débonnaire que montra le géant. Ce n’était qu’un enfant de taille colossale. À l’aspect de Bembo, il porta la main à son front et se prit à sourire innocemment.

– Il est dressé, dit le capitaine avec une laconique emphase ; que Dieu me punisse ! dressé par moi.

Saunder avala d’un trait l’énorme verre de gin que lui présentait Paddy. Sa figure blafarde et bouffie ne s’anima point.

– L’avez-vous assez regardé, milord ? demanda le capitaine.

Bembo fit un geste de pitié que Paddy interpréta comme une affirmation.

– Va te coucher, dit-il, misérable éponge, mon camarade. Dors bien, et que le diable t’emporte !

Saunder se glissa de son mieux entre Bembo et la muraille. L’instant d’après, il ronflait comme un cyclope.

– Cela ne m’apprend pas où en est la besogne, dit Bembo.

– Tonnerre du ciel ! dit le capitaine en montrant un petit papier gras couvert de chiffres assez mal alignés ; pour ce qui est du calcul, que diable ! je ne suis pas un aigle. Nous sommes sous les caves, milord, à dix pas du magot.

Comme Bembo n’avait nul moyen de vérifier cette assertion, et que le temps pressait, il retourna sur ses pas, suivi du capitaine qui lui faisait courtoisement la conduite jusqu’à la rue, et il lui souhait cordialement la damnation éternelle.

Bembo remonta dans son cab et se fit mener de toute la vitesse du cheval dans White-Chapel-Road. Arrivé à l’angle d’Osborn-Street, il paya son cocher et descendit pour continuer sa route à pied jusqu’à Baker’s-Row. Arrivé là, il frappa à la porte d’une vaste maison qui s’ouvrit aussitôt. Derrière la porte se tenaient deux hommes, sans armes apparentes, mais dont le vigoureux aspect disait suffisamment que, la porte ouverte, il restait encore une barrière à franchir.

– Qui demandez-vous, gentleman ? dit l’un d’eux.

– Le conseil de la Famille, répondit Bembo.

– Qu’êtes-vous ?

– Lord de la Nuit.

– Votre Seigneurie est en retard, dit l’autre portier, ou sentinelle. Milords sont assemblés depuis une heure.

Bembo monta rapidement un grand escalier bien éclairé et fut bientôt introduit dans ce spacieux salon où lady Jane B…, au sortir de la cave empestée du purgatoire, avait échangé les vingt mille livres de son royal protecteur contre le diamant de la couronne.

Autour de la large table, couverte d’un tapis vert qui occupait le centre du salon, une vingtaine d’hommes étaient assis. Au milieu de la table, sur un fauteuil plus élevé, ressemblant à peu près à ce trône où s’asseyait dans la chapelle souterraine de Sainte-Marie-de-Crewe le moine à la simarre de soie, siégeait M. le marquis de Rio-Santo.

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