XXX MAGASIN DE SODA-WATER

Le marquis de Rio-Santo quitta sa pose paresseuse et changea de ton disant :

– Vous n’aurez nulle peine à obéir, milord. Le bruit de l’interdit frappé sur les produits anglais se répandra de lui-même à la Bourse. Je me charge de cela. Votre rôle se bornera, lorsque quelque haussiste effaré viendra demander des renseignements à votre hôtel, à nier maladroitement, à répondre de telle façon que vos négations puissent équivaloir à un aveu.

– Cela suffit, dit le prince. Vous serez satisfait.

– Le mouvement de baisse sera subit et violent, d’autant plus que d’autres bruits viendront se joindre à cette fatale nouvelle.

– Ah ! fit le prince que prenait la curiosité diplomatique.

– Oui, milord. Le gouvernement a reçu aujourd’hui même et ces dernières semaines, un faisceau de dépêches accablantes.

Rio-Santo tira son paquet de lettres et le parcourut tout en poursuivant :

– Trois établissements de la Compagnie ont été saccagés par les Afghans.

– Bagatelle ! dit le prince.

– Permettez. Le Sindhy tout entier a pris les armes, poussé par des agents mystérieux qu’on pense être venus d’Europe.

– Ah ! fit encore Tolstoï.

– Le Haut-Canada est en pleine révolte, et les troupes du roi ont eu le dessous dans deux engagements.

– Oh ! oh ! et d’où vient cette révolte ?

– Des meneurs… des gens venus d’Europe…

– Ah ! dit une troisième fois Tolstoï, dont le regard se fit craintif et respectueux.

– Le céleste empereur, poursuivit Rio-Santo, vient de défendre le commerce de l’opium sur toutes ses côtes, sous peine de mort.

– Bravo ! s’écria involontairement le Russe ; et qui diable a donné à ce magot une aussi excellente idée ?

– Des officieux, milord, des gens venus d’Europe.

– Vous êtes un grand politique, monsieur ! murmura Tolstoï.

– Autre chose. Les États-Unis soulèvent des prétentions à propos de l’Oregon ; ils parlent d’une guerre et en parlent très haut.

– Et c’est vous encore ?

– Milord, c’est Votre Grâce qui m’attribue tout cela. On prétend cependant que les gens venus d’Europe…

Le Russe montra ses longues dents en un gros et franc éclat de rire.

– Monsieur le marquis, interrompit-il, tous ces gens venus d’Europe m’ont terriblement l’air d’être de vos commis-voyageurs politiques, envoyés là pour ensemencer le hasard.

– Le mot vous plaît, milord, à ce qu’il paraît ! Ce n’est pas tout. Il s’est formé en Irlande un nombreux parti qui, laissant derrière lui Daniel O’Connel, prétend secouer effectivement le joug et livrer ses droits méconnus aux chances d’une bataille.

– J’attendais ce dernier trait, dit Tolstoï.

Rio-Santo remit ses lettres dans ses poches.

– J’oubliais d’informer Votre Grâce, ajouta-t-il, que le crédit de la Compagnie est notablement ébranlé par la fuite simultanée d’une bonne moitié de ses comptables de l’Inde, chez lesquels a surgi comme une épidémie soudaine de banqueroutes.

– Oh !… oh !… oh !… cria le prince en se frottant les mains, c’est le comble !

– Non, milord. Le comble, c’est la petite opération de finances dans laquelle vous voulez bien m’aider. La baisse de demain, ou d’après-demain, car un dernier renseignement qui doit fixer la date me fait défaut, aura toutes les allures d’une débâcle : vous le croirez, milord, quand vous saurez que j’ai pour moi des porteurs pour quinze cent mille livres. Or, la Trésorerie n’a pas en caisse plus d’un million de sterling…

– Il y a la Banque, dit le prince.

– Milord, à l’heure dont je vous parle, la Banque ne paiera que pour nous.

– Comment cela ? dit Tolstoï.

Rio-Santo se leva.

– Milord, répliqua-t-il en saluant pour prendre congé, demain, j’aurai l’honneur de vous faire tenir de mes nouvelles.

Tolstoï reconduisit son hôte jusqu’à la dernière marche de son perron. Il suivit de l’œil la voiture et dans ce regard il n’y avait plus de haine.

Au détour de la rue, l’équipage de Rio-Santo s’arrêta. Le cocher descendit de son siège, et prit à pied le chemin d’Irish-House. Ereb monta sur le siège à sa place, et, sans demander la direction à prendre, lança les quatre chevaux au galop.

Pendant cela, le cavalier Angelo Bembo avait rempli une partie de son office et convoqué les lords de la Nuit. Cela fait, il se dirigea vers Prince’s-Street (Bank). À l’angle formé par cette rue et Poultry, vis-à-vis de l’embouchure de Cornhill, il y avait un petit rez-de-chaussée, propre et badigeonné à neuf, qui occupait pour moitié la place tenue maintenant par le beau magasin d’oranges et d’ananas ouvert sur Poultry et Prince’s-Street. Ce fut à ce rez-de-chaussée que Bembo s’arrêta.

Tout avait là un aspect honnête, sérieux, placide. C’était évidemment la demeure d’un quaker ou de l’un de ces presbytériens écossais de la vieille roche qui dînent d’un texte d’Évangile. On y faisait seulement, pour soutenir la chair et ne point livrer l’esprit aux suggestions du démon d’oisiveté, un tout petit commerce de soda-water.

Les chalands étaient rares. Mais cela importait peu au saint Jédédiah Smith, qui, insoucieux des petites affaires de ce monde, passait sa vie, comme il le disait, « en les choses de l’esprit, mortifiant la chair et appelant le courroux du Dieu fort sur la grande prostituée qui se couche sur sept collines. »

Bembo était pressé. Il entra précipitamment dans le parloir où M. Smith lisait à haute et nasillarde voix un chapitre de la Bible.

– Que voulez-vous ? dit ce dernier en interrompant sa lecture, mais sans lever ses yeux protégés par un incommensurable garde-vue de soie verte.

– Major, répondit Bembo, je suis envoyé par M. Edward pour savoir où en sont les travaux.

– Parlez plus bas, signore. Les travaux ? Dieu a béni nos efforts, et nous sommes désormais bien près du but.

– Milord désire une réponse plus précise que cela, dit Bembo.

– Milord sera satisfait, signore.

Jédédiah tira fortement le cordon d’une sonnette qu’on n’entendit point retentir. Au bout d’une minute, on put ouïr un pas lourd, frappant à intervalles dignes et comptés les planches de l’escalier de l’office.

– Allons, garçon ! allons ! cria M. Jédédiah Smith.

– Tonnerre du ciel ! que diable, répondit une voix honnête et vigoureusement timbrée, me voici !

Et le long corps du bon capitaine Paddy sortit de l’escalier de la cave.

– Je vous ai appelé, reprit M. Smith, pour répondre à ce gentleman.

Paddy se tourna vers Bembo.

– Et que veut cet honorable gentleman ? demanda-t-il.

Bembo lui répéta en peu de mots la question qu’il avait faite à M. Smith, et M. Smith ajouta :

– Répondez au gentleman.

– Que je lui réponde, mort de mes os ! que Dieu me punisse comme un païen ! s’écria le capitaine, je ne demande pas mieux, ou que je sois rôti sans miséricorde durant toute l’éternité !

– Le livre dit : Tu ne blasphèmeras point, murmura M. Smith par la force de l’habitude.

– Le livre ne dit rien ; c’est vous qui le faites bavarder. Trou de l’enfer ! je voudrais bien le savoir, ma foi ! que Dieu me foudroie ! à qui cela peut porter préjudice, monsieur ! Quant à ce qui est de la question du gentleman, personne ne pouvait y répondre mieux que moi, j’en fais le serment, si ce n’est cette ignoble masse de chair, d’os, de porter et de gin, le digne Saunder l’Éléphant.

Bembo frappa du pied avec impatience.

– Oh ! diable ! monsieur ! Dublin n’a pas été bâti en un jour, de par Dieu ! savez-vous qu’il y a loin d’ici à l’enceinte intérieure de la Banque ? Saunder est un stupide scélérat, mais c’est un honnête garçon, il travaille et il boit en conscience.

– Où en est la mine ?

– La mine, monsieur ? je pense que vous voulez parler du trou, par Satan ! Il est là sous vos pieds et sous les miens, tempête !

– Ce gentleman vient de la part de Son Honneur, dit M. Smith.

– Que le démon couche avec moi ! s’écria Paddy en ôtant respectueusement son chapeau. Le trou est presque percé, monsieur, puisque Son Honneur veut le savoir, et, si la boussole ne ment pas, nous n’avons plus que trois pieds tout au plus pour déboucher comme d’honnêtes garçons dans les caves de la Banque. Et il était temps, pardieu ! car cette pauvre créature de Saunder, le stupide coquin ! ne bat plus que d’une aile. Voilà le neuvième mois qu’il fait la taupe sous terre, et depuis ce temps-là il a avalé plus de ruine bleue qu’il n’en faudrait pour jeter bas dix chrétiens. Dieu puisse-t-il nous damner ! c’est-à-dire nous sauver, vous et moi, gentleman, ainsi que monsieur Smith lui-même ! Mais j’y pense, puisque vous venez de la part de Son Honneur, la consigne n’est pas pour vous, et si vous aviez fantaisie de visiter le trou ?…

Bembo ne put réprimer le premier mouvement de sa curiosité.

– Ma réponse à milord en sera plus positive, dit-il ; j’accepte votre offre, monsieur.

Paddy O’Chrane redressa sa haute taille, poussa, pour dégager sa gorge, un Dieu me damne ! retentissant qui fit tressaillir M. Smith, et se dirigea, au pas ordinaire, vers le trou, dans lequel ses six pieds disparurent pouce à pouce. Le cavalier Angelo Bembo le suivit. Au bas de ce premier escalier se trouvait un petit magasin d’eau gazeuse, en tout semblable à ceux du commerce sérieux et ordinaire. Le capitaine Paddy traversa cet office sans s’arrêter, et, à l’extrémité opposée, déplaça une vaste tonne qui masquait une porte.

Là commençait le trou percé par Saunder l’Éléphant.

– De pas Satan ! monsieur, dit le capitaine, excusez-moi si je passe le premier. Je suis chez moi, ou que je souffre comme un misérable pendant toute l’éternité, misère !

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