XXIX TARTARE

Le prince Dimitri Tolstoï regarda Rio-Santo avec étonnement.

– Milord, dit-il après un silence, je suis désormais fort acquis à Votre Seigneurie, mais il n’est pas possible que vous ignoriez les lenteurs inhérentes aux négociations diplomatiques.

– Prince, interrompit Rio-Santo, il me faut une avance. Votre Grâce ne pense-t-elle pas qu’une promesse politique puisse s’escompter comme un effet de commerce ?

– Si Votre Seigneurie voulait s’expliquer plus clairement…

– Je vais m’expliquer. Entre complices, on se doit la franchise.

Tolstoï retint un geste de violente dénégation.

– Complices ou… collaborateurs, milord. Voici le fait : Je voudrais que cette mesure à laquelle Votre Grâce pense pouvoir amener, dans deux ou trois mois, messieurs les ambassadeurs des puissances, fût le sujet de toutes les conversations demain à Royal-Exchange.

– Quoi, monsieur ! s’écria le prince, un pareil projet colporté à la Bourse !

– Je le voudrais, milord.

– Mais Votre Seigneurie ne songe pas au danger de compromettre le nom de l’empereur.

– Si fait ; le nom de l’empereur doit être prononcé. La chose me paraît absolument indispensable.

– Pensez-vous que Nicolas pût consentir à l’imprudente démarche que vous me proposez ! s’écria Tolstoï.

– Non, milord, non, assurément, répondit le marquis avec froideur ; je ne puis penser cela.

Le Russe se leva et repoussa son siège avec violence.

– Alors, dit-il, lâchant la bride à sa fureur rentrée de l’autre fois et à sa colère actuelle, alors, monsieur, votre proposition est un outrage manifeste !

– Fi, prince ! prononça gravement Rio-Santo. Votre fidèle dévouement ne peut susciter l’ombre d’un doute. Jamais Sa Majesté n’eut un plus sûr, un plus irréprochable serviteur.

La colère de Tolstoï rentra une fois encore, et une sorte de terreur instinctive se peignit dans son regard.

– Milord, dit-il en s’asseyant, j’accepte les explications de Votre Seigneurie.

– Et Votre Grâce tombe d’accord avec moi sur l’objet de ma visite ?

Tolstoï interrogea, d’un rapide regard, la physionomie du marquis.

– Milord, répondit-il, la lettre de Sa Majesté qui est entre vos mains…

– Est explicite, songez-y, prince.

– Pas assez pour autoriser une trahison, milord !

Rio-Santo eut comme un sourire involontaire en répondant :

– Je conçois que Votre Grâce ait horreur de la pensée même d’une trahison.

– Qu’est-ce à dire, monsieur ! s’écria Tolstoï.

– Je conçois, disais-je, que Votre Grâce ait horreur de la pensée même d’une trahison, parce que je crois savoir que la trahison ne lui a point réussi autrefois.

Tolstoï devint blême de rage.

– Qui vous a dit cela ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

– Personne. Je l’ai su.

– Comment l’avez-vous su ?

– C’est une anecdote, milord, répondit Rio-Santo en opposant à la brutale vivacité de Tolstoï l’excès d’une courtoisie cérémonieusement exagérée : je me ferai un plaisir de la conter à Votre Grâce. C’était, autant qu’il m’en souvient, à Pétersbourg, sous le nom de comte Policeni…

– Policeni ! répéta Tolstoï.

– J’ai porté comme cela un certain nombre de noms. Il y avait à cette époque un jeune gentilhomme assez bien en cour, le comte Dimitri Spraunskow, lequel, pour une cause ou pour une autre, fut accusé de trahison.

– Mais il fut jugé, milord, interrompit Tolstoï avec agitation, jugé et absous de cette calomnieuse accusation.

– Acquitté faute de preuves, milord.

– La calomnie manque toujours de preuves, monsieur. Et, par saint Nicolas ! le compte Spraunskow, devenu prince Tolstoï, n’en porte pas moins haut la tête pour avoir été faussement accusé autrefois !

– Chacun porte la tête comme il l’entend, milord. Je disais donc que Votre Grâce fut acquittée faute de preuves.

– Qu’en prétendez-vous conclure ? demanda superbement Tolstoï.

– Si Votre Grâce veut bien me le permettre, je prétends poursuivre mon anecdote. En ce même temps, le comte Spraunskow avait pour maîtresse une fort belle Italienne, appelée la signora Palianti…

– C’est vrai, murmura le Russe.

– Je ne sais comment cela se fit. Il paraîtrait que la signora Palianti, qu’elle fût ou non du complot, possédait les écritures, – les états, – les livres en partie double de la conspiration. Car on en est encore là en Russie : c’est l’enfance de l’art. Oh ! milord ! ce ne serait point, je le gage, le prince Dimitri Tolstoï qui commettrait à présent pareilles étourderies !

– Monsieur !

– Le comte Spraunskow, essayant de réparer une étourderie par une maladresse, écrivit à Laura…

– Mais vous avez donc été son amant, monsieur ? s’écria Tolstoï écumant.

– Pardieu ! milord, répondit Rio-Santo avec une si parfaite aisance de grand seigneur que la fatuité du mot passa presque inaperçue ; ceci est la moindre des choses, et Votre Grâce ne peut exiger que je m’en souvienne !

– Infamie ! gronda Tolstoï ; pendant que j’étais captif !

– Je ne pense pas avoir dit, interrompit Rio-Santo, que la signora eût attendu l’arrestation de Votre Grâce.

Il termina sa phrase par un léger salut, accompagné d’un bienveillant sourire, et poursuivit :

– La lettre du comte Spraunskow ne fut pas pour la signora toute seule ; de ses mains elle passa dans les miennes.

– Et vous la lûtes, monsieur ?

– J’eus cette indiscrétion, milord.

Tolstoï laissa échapper un blasphème et se prit à parcourir le salon à grands pas. Rio-Santo ne semblait point prendre souci de cette furibonde promenade, durant laquelle le prince se donna le plaisir de briser, contre le bronze doré du foyer, une Taglioni de marbre qu’il avait achetée la veille une centaine de livres. Cette exécution lui apporta un sensible soulagement.

– Monsieur le marquis, dit-il d’un ton qui voulait être très dégagé, je ne sais à quel jeu nous jouons ce soir ; mais, au demeurant, que m’importe tout cela ? Vous ne pensez pas, je suppose, que je sois jaloux encore de la signora Palianti, et, quant à ma lettre, elle vous donne le droit de me regarder comme coupable, voilà tout.

– Permettez, milord, repartit Rio-Santo, dont la voix devint grave ; Votre Grâce fait erreur : Si c’était tout, mon anecdote serait dépourvue de sel.

– Qu’y a-t-il encore ? murmura le prince.

– Il y a que du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été possédé d’une manie. Je vous la recommande, milord, car je m’en suis constamment bien trouvé. Cette manie consiste à saisir toute occasion de pénétrer au fond d’un secret, sans savoir à quoi pourra servir cette connaissance acquise. J’appelle cela ensemencer le hasard… et je ne connais pas de champ aussi fertile que le hasard !

Tolstoï sentait que Rio-Santo avait découvert en lui un point vulnérable, et ne savait où se porter à la parade. Il se tenait debout et les bras croisés devant le marquis, toujours nonchalamment assis dans sa causeuse. Son anxiété croissante se peignait sur son rude visage avec une énergie terrible et plaisante à la fois. Rio-Santo poursuivit d’une voix brève :

– Je ne veux point vous faire languir davantage, milord. Après avoir lu votre lettre, il me prit fantaisie de voir ces preuves confiées par vous à la Palianti. La signora refusa, puis elle céda. J’eus entre les mains ces fameuses pièces qui m’apprirent que vous étiez affilié aux sociétés secrètes d’Allemagne. Tudieu ! milord, en Russie, vous jouez dans toute la rigueur des règles à ce terrible jeu des conspirations. Rien ne manquait à votre dépôt. On eût dit le dossier de Catilina. Harangues, serments écrits avec du sang, et jusqu’à la classique liste des conjurés !…

– Et que fit de tous ces chiffons Votre Seigneurie ? demanda Tolstoï qui avait peine à respirer.

– Je les rendis à la signora, milord.

Une bruyante bouffée d’air s’échappa de la poitrine du prince, qui releva la tête.

– Ah ! vous les rendîtes à la signora ? dit-il de cette voix contenue qui va devenir menaçante.

– Mon Dieu, oui, milord.

– Tous ?

– Presque tous.

Tolstoï recula comme s’il eût reçu un coup dans la poitrine.

– Je n’en gardai qu’un, reprit Rio-Santo avec son implacable courtoisie ; le plus petit de tous, trois lignes écrites et signées avec du sang.

– Le serment ! balbutia Tolstoï anéanti.

– Précisément, milord. Le chiffon où vous juriez de mettre votre poignard dans la poitrine de Sa Majesté… La jeune Allemagne n’y va pas par quatre chemins.

Le pauvre Tartare se laissa tomber dans un fauteuil.

– Milord, continua le marquis, je ne pouvais penser alors que le comte Spraunskow deviendrait la fleur des diplomates européens. Ce fut la force de l’habitude qui me poussa. J’ensemençai le hasard. La moisson est venue.

Tolstoï ne répondit pas tout de suite. Au bout de quelques minutes, il fit rouler son fauteuil et s’approcha de Rio-Santo, en disant à voix basse :

– Vous avez cet écrit, monsieur le marquis ?

– Ces choses-là se conservent, milord.

L’œil de Tolstoï, brillant tout à coup sous la profonde saillie de ses sourcils, sembla toiser Rio-Santo et mesurer les chances d’une lutte désespérée, Rio-Santo, qui vit parfaitement ce regard, ne bougea pas.

– Vous l’avez, reprit le prince, sur vous ?

– Non pas, milord.

Les dents de Tolstoï s’incrustèrent dans l’épaisseur charnue de sa lèvre. Son regard s’éteignit.

– Non pas ! répéta Rio-Santo en souriant ; Votre Grâce y songe-t-elle ? Je ne connais point de portefeuille assez vaste pour contenir tous ces petits talismans dont j’ai fait ainsi collection durant le cours de ma vie. Votre serment est à sa place.

– Où ? demanda le prince sans espoir d’obtenir une réponse.

– À Saint-Pétersbourg, milord.

Tolstoï leva sur Rio-Santo un regard de haine envenimée.

– Monsieur le marquis, dit-il en lui serrant convulsivement la main, que Dieu vous garde d’être jamais en mon pouvoir comme je suis au vôtre ! Ordonnez ; j’obéirai.

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