L’endroit où je me trouvais ainsi introduit à l’improviste, continua Frank Perceval, était une vaste salle voûtée, dont l’éclairage splendide me frappa surtout à cause de l’obscurité profonde où je tâtonnais naguère.
La salle avait la forme d’une nef.
À la place où se trouve le maître-hôtel d’une église, une estrade s’élevait sur laquelle des musiciens, vêtus de costumes éclatants et d’une magnificence théâtrale, composaient un orchestre complet. Au centre était une vaste table couverte de flacons et de mets recherchés, autour de laquelle s’asseyaient quarante ou cinquante moines, couverts de la robe austère des disciples de Saint-François. Tous avaient de longues barbes qui cachaient les trois quarts de leurs visages.
À côté de chacun de ces faux moines, il y avait une femme, belle et magnifiquement parée, les seins nus, la chevelure parsemée de diamants ou de fleurs. Ces hommes et ces femmes buvaient en riant follement. L’antique chapelle s’emplissait des bruits insensés de l’orgie. C’étaient des rires sans fin, de bruyants baisers, des chants, des blasphèmes.
Je ne vis pas cela tout de suite. Mon premier regard n’aperçut que la lumière. Pendant que j’avais les yeux fermés pour me soustraire à l’éclat blessant de tous ces feux qui miroitaient devant moi, je me sentis saisir par deux bras puissants dont l’étreinte me réduisit tout d’un coup à l’impuissance la plus complète.
L’instant d’après on me jetait, garrotté solidement, sur une pile de coussins entassés contre le mur de la chapelle. Et l’orgie continua.
Mon œil cependant glissait de l’un à l’autre de ces bandits déguisés en religieux. Plusieurs de ces figures ne me semblèrent point inconnues.
Stephen, écoutez ceci :
Depuis lors, j’ai rarement mis le pied dans un salon. Pendant la première année qui suivit cette nuit fatale, je me tins à l’écart ; mon cœur était en deuil. Pendant toute la seconde, j’ai voyagé loin de l’Angleterre. Mais une fois, il y a de cela un peu plus d’un an, je me trouvai face à face, chez le duc de Bucclengh, avec un homme dont le regard me fit tressaillir. J’aurais juré que cet homme était un des faux moines du souterrain de Sainte-Marie-de-Crewe…
– Eh bien ? dit Stephen.
– Cet homme était l’un des officiers les plus distingués de notre armée, le colonel sir George Montalt. Et naguère, au bal de lord James Trevor, n’ai-je pas cru reconnaître dans ce marquis de Rio-Santo… Mais vous ne me comprendriez pas maintenant, Stephen, et je continue.
Mon œil avait fait à peu près la moitié du tour de la table, lorsqu’il s’arrêta sur un personnage dont le grand air et l’évidente supériorité captivèrent aussitôt mon attention. Cet homme semblait être le roi de ce peuple ténébreux, l’abbé de ce sacrilège monastère. Jamais je ne vis rien d’aussi beau que cet homme. Il portait une sorte de simarre de soie d’une couleur éclatante, dont les plis amples se drapaient avec majesté. Son visage, comme celui de ses compagnons, était en partie caché par une longue barbe : la sienne était noire, et descendait en flots abondants sur sa poitrine. Ce qu’on voyait de ses traits allait bien avec cette austère parure. Ses yeux, doux et impérieux tour à tour, avaient une puissance surhumaine.
Malgré le sans-gêne de l’orgie, les convives témoignaient à cet homme un respect extraordinaire. Chacun s’inclinait en lui parlant et l’assemblée entière se levait pour porter sa santé. Vers lui se dirigeaient les plus doux sourires de toutes ces belles femmes, et dans ces sourires convergeant vers un but unique, il y avait quelque chose de craintivement adorateur. On appelait cet homme Son Honneur. Il répondait aux hommages de tous avec ce laisser-aller royal, apanage du pouvoir absolu. Son sourire était courtois mais fier, et sa condescendance avait de la hauteur.
Auprès de cet homme, sur le même siège et enlacée dans ses bras, il y avait une femme dont le costume contrastait étrangement avec les toilettes environnantes. Dans ses longs cheveux blonds épars, il n’y avait ni perles, ni diamants, ni fleurs. À ses blanches épaules ne se rattachait point le corsage plissé d’une robe de satin ou de velours. Elle était vêtue d’un peignoir garni d’une ruche de mousseline. Il semblait qu’elle eût quitté sa couche à la hâte pour venir s’asseoir à la fête et présider l’orgie.
Je ne voyais point son visage. Elle appuyait sa tête sur l’épaule de Son Honneur, qui élevait de temps en temps un verre en cristal taillé jusqu’à sa lèvre. Et cette femme buvait à longs traits.
Une douleur aiguë m’avait pris au cœur. Mon sang s’était figé dans mes veines, sous l’étreinte d’une indicible épouvante. Car, dans cette bacchante demi-nue qui trempait sa lèvre au verre d’un bandit et s’abandonnait à ses publiques caresses, j’aurais cru reconnaître ma sœur…
– Oh ! fit Stephen avec reproche.
– N’est-ce pas, s’écria Frank dont l’œil grand ouvert brilla d’un fiévreux éclat tout à coup, n’est-ce pas que c’était une insulte à l’angélique pureté de ma pauvre Harriet ? un outrage au sang de Perceval ? une folie, une lâcheté ?
– C’était au moins une idée que votre trouble seul pouvait enfanter, Perceval, dit Stephen.
– Oh ! oui…, mon trouble était grand ; mon angoisse aussi. Je fermai les yeux pour les rouvrir, pour regarder encore et regarder mieux. C’étaient bien ses beaux cheveux blonds, mon Dieu ! et la gracieuse courbure de ses épaules. Et puis, ce peignoir de nuit ! ma sœur n’avait-elle pas été arrachée à son sommeil ?
– Ah ! Frank ! interrompit Stephen.
– Merci… merci, Mac-Nab ! prononça péniblement Perceval en serrant la main de son ami ; vous êtes un généreux garçon et je vous aime. Oh ! vous défendriez Harriet, vous, contre quiconque oserait l’accuser d’avoir mis son front de vierge sur l’épaule d’un brigand, n’est-ce pas ?
– Mais vous délirez, ami, s’écria Stephen. Sur l’honneur, je la défendrais, moi qui l’ai connue. Mais quelle bouche assez lâche s’ouvrirait pour l’accuser ?
Frank haletait ; ses yeux s’égaraient.
– La bouche qui s’ouvrirait pour cela, Stephen, prononça-t-il tout bas avec un calme effrayant, se refermerait pour toujours… car moi seul ai le droit d’accuser la fille de Perceval !
Stephen fut frappé de stupeur et garda le silence. Frank reprit :
– Tout le reste avait disparu pour moi. Il n’y avait plus dans cette foule que la jeune fille et l’homme qu’on appelait Son Honneur. L’homme à la simarre de soie tenait la jeune fille embrassée, lui souriait passionnément, et l’attirait sur son cœur. La jeune fille répondait à ses caresses.
Vous êtes médecin… Dites-moi, pensez-vous qu’une pauvre enfant, violemment arrachée à sa couche et transportée par des souterrains immenses, inconnus, à la rouge lueur des torches, dans les bras d’hommes à l’effrayant aspect, puisse perdre tout d’un coup la raison et tomber en proie à la plus complète démence ? Répondez, je le veux !
À cette brusque question, Stephen, qui ne comprenait que trop, mais voulait obstinément ne point comprendre, interrogea Frank du regard.
– N’êtes-vous pas assez habile pour me dire cela, Stephen ? ajouta durement Perceval.
– Sans doute, répondit enfin Stephen ; l’effroi, la stupeur… on a vu des exemples…
Frank l’interrompit d’un geste, et pressa son front entre ses deux mains.
– Excusez-moi, Mac-Nab, dit-il, ce souvenir me fait délirer. Qu’ai-je besoin d’avoir l’avis de la science ? Elle ne connaissait point cet homme. Je jure qu’elle ne l’avait jamais vu !
– C’était donc elle ? murmura Stephen.
Frank bondit sous ses couvertures.
– Elle ! qui ? s’écria-t-il ; prétendez-vous parler d’Harriet Perceval, monsieur !
Un éclair de fureur brilla dans son œil, et il se dressa sur son séant, en face de Mac-Nab étonné. Mais sa colère tomba comme elle était venue, et il dit encore, tandis qu’une larme roulait lentement sur sa joue pâlie :
– Mon Dieu ! je l’aimais tant !
Il sanglotait.
– Et figurez-vous cela, reprit-il d’une voix que ses larmes rendaient presque inintelligible : c’était déchirant ! Vous pleurez, vous aussi ! Mon Dieu ! j’ai vu cela sans mourir ! Ce n’était plus ma sœur, c’était un être privé de raison : la terreur avait broyé son intelligence ; un breuvage perfide avait exalté ses sens. C’était une folle ! c’était une pauvre folle ! Elle mettait ses bras autour du cou de son fiancé ! Elle se croyait à la fête des épousailles et voulait cacher dans le sein de son amant sa pudique rougeur de mariée. Elle eût été si heureuse avec Henry, qui est un si noble cœur ! Oh ! Stephen, comment s’étonner que le réveil l’ait tuée après ce songe horrible !
Mais vous ne savez pas tout. Et c’est assez pleurer, car elle n’est pas vengée.