Frank reprit après quelques instants de silencieuse angoisse :
– Nous sommes une illustre maison, Stephen, et une maison orgueilleuse. L’inflexible honneur des races chevaleresques me fut inoculé dès le berceau, et la honte est plus dure à qui fut élevé dans des pensées d’orgueil.
Ce fut dans l’un de ces moments de silence qui passaient à travers le fracas de la fête. Je vis la jeune fille, dont pas un des mouvements ne m’échappait, lever le verre à la hauteur de ses lèvres, et presque aussitôt une douce voix vint à moi, qui disait : « Henry, mon cher lord, je bois à vous ! »
C’était la voix d’Harriet.
Je poussai un cri, et je m’agitai en efforts désespérés pour rompre mes liens. Cette voix me disait tout, tout ce que je viens de vous dire, Stephen : la présence de ma sœur au bord de l’abîme et sa folie qui lui faisait prendre l’abîme pour un lit de fleurs.
Mes cris furent entendus, malgré le choc des verres et l’éclat des toasts. Un des convives se leva et me fouetta en riant le visage avec sa serviette. Une convulsion de rage me donna la force de rompre un de mes liens, et je roulai à quelques pas des coussins.
– Voilà un diable de garçon ! dit le moine. Je pense que le plus convenable est de le bâillonner.
Ce disant, il plia sa serviette et la noua solidement sur ma bouche.
– Milords et gentlemen, dit en ce moment l’un des faux moines que je reconnus pour être M. Smith, le maître de la maison de Randal, nous attendions ce soir une assez jolie aubaine, le jeune duc de *** et sa lady. Mais tout est bien, puisque nous avons fait une autre capture qui paraît être du goût de Son Honneur.
Un hurrah général accueillit ce discours. On but ; le speech commença. Les harangues étaient faites dans une sorte d’argot dont le sens m’échappait le plus souvent ; néanmoins, je comprenais quelques phrases çà et là, et ces phrases suffirent pour me convaincre que j’avais devant les yeux les membres les plus notables d’une vaste association organisée pour le vol et le meurtre. Son Honneur était le chef suprême de cette association, dont le siège permanent était à Londres, mais qui se ramifiait jusqu’à l’étranger, et dont les souterrains de Sainte-Marie-de-Crewe étaient tout à la fois le lieu de refuge en cas de danger et la maison de plaisance.
– Et n’avez-vous point essayé de mettre les magistrats sur la trace de cette redoutable bande ? interrompit ici Stephen.
– Ami, répondit Perceval, je l’ai essayé ; mais M. Mac-Farlane est juge de paix du comté de Dumfries. Il a été chargé de l’enquête et, par deux fois, l’affaire s’est étouffée entre ses mains.
Stephen garda un silence embarrassé.
– Son Honneur, reprit Frank, vivait à l’étranger depuis plusieurs années et ne faisait que de courtes apparitions en Angleterre. Mais cet état de choses allait cesser, et l’année suivante, Son Honneur devait revenir habiter Londres, afin de mettre à exécution un gigantesque plan de déprédation. De sorte que cet homme doit être maintenant ici, ajouta Perceval en fronçant le sourcil tout à coup.
Stephen tendit l’oreille, mais Frank ne donna point de conclusion à cette brusque sortie.
– Il me sembla, poursuivit-il, que certains orateurs faisaient allusion, dans leurs speech, à des plans combinés longtemps à l’avance, et l’on but avec enthousiasme à la santé d’un certain Saunders l’Éléphant qui devait, à lui seul, remplir d’or toutes les caisses de la compagnie. Ce nom de Saunders et celui de Fergus furent les seuls qu’on prononça en ma présence.
Le repas auquel j’assistais était le dernier qu’on dût faire en Écosse. Les associés allaient se disperser, emportant les instructions qui avaient été discutées à loisir dans ce ténébreux congrès.
Son Honneur avait répondu brièvement et avec une singulière autorité de paroles aux diverses harangues des orateurs. À la fin du dernier discours, il se leva et salua l’assemblée.
– Milords et gentlemen, dit-il en souriant, il y a temps pour tout. Nous avons délibéré toute la semaine, et discuté, et combiné. Maintenant réjouissons-nous !
Ce fut un tonnerre d’applaudissements à ébranler les voûtes dix fois séculaires de l’antique chapelle.
– Fergus ! Fergus pour toujours ! criait-on avec frénésie.
En même temps, sur un geste de Son Honneur, l’orchestre se réveilla, et la nef se remplit d’une brillante harmonie. Quelques couples se levèrent. Un mouvement de valse succéda au prélude. Au bout de cinq minutes, la moitié des convives tourbillonnait autour de la table. Au bout de cinq autres minutes, il ne restait plus sur les sièges que le chef et ma pauvre sœur.
Le reste tournoyait en un cercle sans fin. Mon œil se fatiguait à les suivre. Immobile, je sentais tour à tour sur mon visage le vent parfumé des robes de velours et le frôlement rugueux des frocs de bure. Et la danse allait, pressant à chaque tour sa rotation rapide. Les femmes pâlissaient ; les yeux des hommes devenaient de feu.
Au moment où la valse atteignait le paroxysme de son étourdissante vitesse, le chef se pencha sur la main de ma sœur et y mit un baiser, puis, serrant autour de ses reins, la ceinture de sa simarre, il enleva la pauvre fille dans ses bras. Ce fut alors seulement que je pus voir le visage de ma sœur. Elle souriait ; son sourire me déchirait le cœur.
Son Honneur l’entraîna, docile. Peu à peu les rangs s’éclaircirent autour d’eux. Les autres valseurs, fatigués ou voulant voir, se rangèrent en galerie. Bientôt Harriet et son cavalier restèrent seuls. Je la vois encore, Stephen, passant auprès de moi, heureuse. Je vois encore le gracieux balancement de sa taille qui s’abandonnait au bras de cet homme.
Un murmure admirateur les suivait, car ils étaient beaux tous deux.
Harriet, cependant, perdait le souffle. Elle appuya languissamment son front pâli sur l’épaule de Son Honneur, qui s’arrêta aussitôt pour la déposer, demi-pâmée, sur un large divan. C’était un signal. Un bruit strident se fit tout en haut de la voûte et les mille bougies s’éteignirent à la fois. L’orchestre se tut.
Les cordes qui me liaient m’entrèrent dans la chair, tant fut désespéré l’effort que je tentai pour secourir ma sœur dans ce moment suprême. Je retombai anéanti. Dieu me prit en pitié. Je perdis connaissance.
J’ignore combien de temps dura mon évanouissement. Quand je repris mes sens, l’obscurité durait encore et un profond silence régnait dans la salle. Au bout d’une heure environ, j’entendis du bruit dans la direction des galeries où j’avais erré durant la nuit. La porte par où j’étais entré s’ouvrit et plusieurs hommes entrèrent, tenant en main des torches allumées, qui éclairèrent les suites de l’orgie : moines et femmes dormaient pêle-mêle.
Mes yeux se portèrent avidement vers le divan. Ma sœur était étendue sur les coussins : elle sommeillait. Quant au moine, debout, les bras croisés sur sa poitrine, il semblait absorbé dans de profondes méditations. La lumière des torches le tira de sa rêverie. Son premier regard fut pour ma sœur, qu’il contempla un instant. Il se pencha et lui mit un baiser au front. Puis, se dépouillant de sa simarre de soie, il l’en couvrit comme d’un voile.
Cela fait, il cria d’une voix retentissante :
– Gentlemen ! debout !
Les hommes se levèrent ; les femmes disparurent comme par enchantement. Il ne resta dans la chapelle que les moines rassemblés en cercle autour de Son Honneur.
– Milords et gentlemen, dit-il, voici venu l’instant de la séparation. Je suis satisfait de vos œuvres. J’ai bien des choses à faire encore sur le continent ; mais une année me suffira pour cela. Dans un an, je reviendrai. Jusque-là, ayez toujours présentes mes instructions ; n’oubliez rien et obéissez.
Les moines s’inclinèrent à la ronde.
– Tout est-il prêt ? demanda Son Honneur à l’un des porteurs de torche ?
– Les voitures attendent sous le château, répondit celui-ci.
– Allons, messieurs, bonne chance et au revoir !
Il se fit un mouvement général vers la porte ; mais, en ce moment, l’un des moines se dirigea vers le chef et me désigna du doigt en disant :
– Que faut-il faire de cela ?
Son Honneur laissa tomber sur moi son regard.
– Le frère de cette pauvre fille ! murmura-t-il.
– Faut-il ?… poursuivit le moine dont un geste expressif acheva la pensée.
– Fi ! docteur ! À quoi bon ce meurtre inutile ?
– Non pas inutile, milord, répondit le docteur en élevant la voix, cet homme peut nous perdre !
– C’est vrai ! murmura-t-on dans la foule.
Son Honneur réprima un geste de courroux.
– Milords et gentlemen, dit-il, notre retraite est introuvable. À l’heure qu’il est, l’issue qui a donné entrée à ce jeune homme n’existe plus. J’aime cette jeune fille, qui est sa sœur ; que cette nuit ne soit pour elle qu’un souvenir d’amour…
– De par le diable ! milord, s’écria une rude voix, mettez-vous de pareilles fadaises en balance avec notre sûreté ?
Vous ne vîtes jamais, Stephen, de transformation plus soudaine et plus terrible que celle qui s’opéra dans la physionomie de Son Honneur. Ses yeux lancèrent un éclair, tandis que les muscles de sa face tressaillaient violemment. Son front s’empourpra tout à coup et, parmi la couche de sang qui le rougissait uniformément, la ligne blanche d’une cicatrice se montra, si nette et si tranchée, qu’on l’aurait crue tracée au pinceau.
– Du sourcil gauche à la naissance des cheveux ? interrompit Stephen.
– C’est vrai ! dit Frank, vous vous souvenez de mon rêve ?
– Je me souviens de ce que j’ai vu, Perceval ! répondit lentement Stephen ; je me souviens de l’assassin de mon père !