XIV ROMAN

Je m’élançai vers le lit vide, poursuivit Perceval ; les couvertures étaient chaudes encore. Les ravisseurs ne pouvaient être loin ; mais de quel côté diriger mes recherches ? La chambre où avait couché Harriet avait trois portes : l’une donnait sur ma propre chambre ; la seconde, que je l’avais entendue fermer elle-même à double tour, était restée dans le même état ; la troisième enfin, ouvrait son étroit battant au pied du lit, vis-à-vis de la fenêtre.

Stephen mit sa main sur le bras de Perceval.

– Je connais cette chambre, dit-il. C’est par cette petite porte, percée au pied du lit, que je vis s’introduire une fois deux hommes, dont l’un portait un masque sur son visage ; l’autre tenait en main un flambeau. Mon père dormait dans le lit où dormit plus tard votre malheureuse sœur.

Stephen tremblait en prononçant ces paroles. Frank et lui étaient là en face l’un de l’autre, pâles tous deux et tous deux sous le coup de la même émotion, poignante et profonde.

– On m’a conté autrefois l’assassinat de monsieur Perceval, mais on me l’a conté vaguement. Vous m’en direz les détails. Peut-être, pour ces deux crimes, commis au même lieu, n’y a-t-il qu’un seul coupable. Et je vous aime assez pour vous donner partage en ma vengeance.

– Et vous êtes le seul homme au monde, Frank, répondit Stephen en lui serrant la main, avec qui je puisse consentir à mettre en commun ma haine. Que fîtes-vous après la disparition de votre sœur ?

– Je demeurai un instant comme anéanti. Ce qui arrivait me semblait être impossible. Je me disais que nos lois ont purgé depuis longtemps les Trois-Royaumes de ces repaires de bandits dont l’audace effrayait nos pères. Je me disais… Un instant j’allai jusqu’à espérer que j’étais fou.

« Ce mouvement de trouble infini qui me rendait incapable de toute détermination dura environ une minute. Au bout de ce temps, je me jetai à corps perdu dans l’espace sombre qui se trouvait au-delà de la petite porte ouverte. En un seul moment, je me serais tué sans doute, car la porte donnait sur un escalier de granit.

– Ah ! dit Stephen, comme s’il se fût attendu à une autre conclusion.

Puis il ajouta tout aussitôt :

– Ceci est étrange, Perceval. Derrière la porte dont vous parlez, je n’ai jamais vu, moi, qu’un mur de pierre.

– Je vous dis ce qui m’arriva, Stephen… et ce n’est pas la première fois du reste qu’on me parle de ce mur de pierre. L’escalier touchait littéralement le seuil.

– Entre le mur que j’ai vu, vu de mes yeux, répondit Mac-Nab, mur tout rongé de mousse et qui semble aussi vieux que le monde, entre le mur et le seuil, il y a la place de deux hommes. Et je pense que c’était là que s’étaient cachés les meurtriers de mon père.

– Dieu sait que je n’ai pu me tromper, reprit Perceval ; chacune des circonstances de cette horrible nuit est gravée en traits de sang dans ma mémoire. Lancé ainsi sur cette pente raide et touchant à peine du pied, en passant, quelques degrés au hasard, je vins tomber sur la terre humide d’un souterrain ; je me relevai sans blessure. Une nuit complète m’entourait. Un instant j’eus la pensée de remonter les degrés. Cette cave était peut-être sans issue. L’obscurité s’étendait de toutes parts comme un voile opaque autour de moi.

« Mais au moment où je remettais le pied sur la première marche, je vis un spectacle étrange, à la réalité duquel ma raison se refusa de croire tout d’abord.

« À une distance énorme, qui rapetissait les objets au point de prêter à un homme la taille d’une poupée, je venais d’apercevoir une vive lueur, et autour de cette lueur, distincts et vivement éclairés, quatre ou cinq personnages qui marchaient, portant au milieu d’eux un objet de couleur blanche.

– Ma sœur ! ma pauvre sœur ! m’écriai-je.

« Car, dès ce moment, je devinai que l’objet blanc porté par ces hommes était ma sœur, ou le cadavre de ma sœur. Il fallait les atteindre à tout prix. La soudaineté de l’apparition à une telle distance prouvait que la route à suivre n’était point directe. Il n’y avait pas deux manières d’expliquer ce fait. J’étais dans des galeries souterraines d’une étendue extraordinaire. La maison de Randal s’élevait sur l’une des extrémités de ces galeries, l’autre aboutissait Dieu savait où. Le groupe, composé de cinq hommes et de ma sœur Harriet, cheminait dans les galeries à la vive lueur des torches. Moi, je n’avais rien pour me diriger. Celui qui conduisait le groupe connaissait sa route, moi, je l’ignorais complètement.

« Mais qu’importait tout cela ! Je pris ma course, les bras en avant, afin de ne me point briser du premier coup le crâne contre quelque saillie des parois inconnues du souterrain. Le sol de la galerie allait en descendant. Ma marche était rapide. Un peu de temps, je crus m’apercevoir que les hommes marchant devant moi grossissaient sensiblement à l’œil. Mon courage redoubla.

Mais à mesure que j’avançais, un bruit lointain et qui d’abord n’avait été qu’un sourd murmure arrivait plus distinct à mon oreille : le bruit d’une chute d’eau tombant d’une considérable hauteur.

– Le torrent de Blackflood ! murmura Stephen.

– Je pensais que vous ne connaissiez point ces galeries, Mac-Nab ? dit Perceval qui regarda fixement son ami.

Stephen sourit avec amertume.

– Frank, dit-il, nous n’avons en ce monde vous que moi, moi que vous pour ami. Ne nous défions pas l’un de l’autre.

– Pardonnez-moi, Stephen, balbutia Perceval, honteux, mais trop loyal pour dissimuler après coup un involontaire mouvement de doute.

Stephen lui tendit la main.

– Je ne connais pas les souterrains dont vous parlez, poursuivit-il ; mais, leur existence admise, et je ne doute jamais de ce que vous avancez, Perceval, s’ils sont traversés par le courant d’eau, ce doit être nécessairement le torrent de Blackflood, qui disparaît en effet brusquement sous la roche de Traqhlair, au sud des ruines de Sainte-Marie-de-Crewe.

– Pardonnez-moi, Stephen, dit encore une fois Perceval. Bientôt un air humide vint frapper mon visage. Le fracas de la chute redoublait. Quelques pas encore et je vis une nappe blanche trancher parmi l’obscurité. J’avançais toujours, malgré la pluie fine et froide qui commençait à me fouetter le visage. J’avançai jusqu’à ce que mes pieds touchassent l’écume phosphorescente du petit lac, creusé par le torrent de Blackflood, comme vous l’appelez. Évidemment ce lac et cette chute étaient cause du détour pris par les gens que je poursuivais, détour qui m’avait caché d’abord la lumière de leurs torches. Moi, je n’avais pas le temps d’aller à droite ou à gauche ; je plongeai dans le torrent.

Le torrent m’emporta d’abord avec une force irrésistible ; mais après une douzaine de brasses, je me trouvai dans les eaux plus tranquilles. Je touchai le bord opposé et je repris ma course.

Le sol montait de ce côté comme il descendait de l’autre. Je courais de toute ma force afin de garder la chaleur à mes membres transis, auxquels se collait le drap alourdi de mon costume de voyage. Le groupe devenait plus distinct ; j’approchais : je le gagnais… Le groupe s’arrêta tout à coup. J’étais alors assez proche pour distinguer au-devant de lui une porte percée dans le mur du souterrain. La porte s’ouvrit. Les torches disparurent.

Ce coup, auquel j’aurais dû m’attendre, me terrassa. J’étais perdu. Je me laissai tomber sur mes genoux, sans force désormais et sans courage. Je me plaignais comme un enfant ; je pleurais comme une femme, et le blasphème, compagnon de toute faiblesse, se pressait sur ma lèvre…

Mais Dieu avait marqué cette nuit pour porter au comble mon martyre, et j’eusse été trop heureux de mourir, perdu dans la nuit de ces galeries.

Au moment où mon désespoir me clouait, inerte, au sol humide du souterrain, j’entendis retentir au loin le pas lourd d’un homme, et une voix s’éleva, qui chantait des couplets montagnards. Je me glissai hors de la voie et me tins debout contre le mur de la galerie. L’homme passa, chantant toujours. C’était Saunie, notre postillon ; je le suivis.

Nous marchâmes quelques minutes. J’estime avoir été en tout une demi-heure dans le souterrain. J’entendis une porte tourner en grinçant sur ses gonds rouillés, et le bruit des pas de Saunie cessa tout à coup. Je me trouvais seul encore et sans guide. Mais quelque chose me semblait luire faiblement en avant de moi. La lueur que j’entrevoyais frappait sur un pan de muraille où se trouvait précisément la porte par où Saunie, et avant lui sans doute les gens qui enlevaient ma sœur, avaient disparu. De l’endroit où j’étais encore, je ne pouvais voir d’où venait la lueur ; mais, en arrivant auprès de la porte, j’aperçus à une grande hauteur un trou qui me montra le ciel étoilé.

Je me trouvais dans une sorte de rond-point dont les aboutissants s’éclairaient vaguement à la lueur qui descendait du trou. C’étaient cinq ou six galeries semblables à celle que je venais de quitter. Aussi larges et sans doutes aussi longues. On pourrait errer bien des jours, si la mort ne se mettait pas en travers du chemin, dans ce ténébreux labyrinthe ! D’en bas, à cette distance, le trou me semblait être recouvert d’une dentelle. Il doit y avoir une grille de fer sur son orifice, et vous le connaissez sans doute, Stephen.

Mac-Nab hésita.

– Il y a, dit-il enfin, le Greedy-Hole (le trou gourmand), où l’ancien laird de Crewe fit, selon la chronique, jeter vingt mille tombereaux de terre sans pouvoir le combler. J’ai même laissé tomber souvent de gros cailloux sans entendre jamais le bruit de leur chute.

– Et où est situé ce trou ? demanda Perceval.

– À cinquante pas en avant du perron de Crewe, répondit le jeune médecin.

De sorte que j’étais sous la cour du château de votre oncle, reprit lentement Perceval ; de sorte que l’espace compris au delà de la porte doit être sous le château lui-même.

– Je le pense ainsi, murmura Stephen ; qu’y a-t-il donc au-delà de cette porte ?

– Voici longtemps que je vous aurais confié cette lugubre histoire, ami, reprit Frank au lieu de répondre, si je n’avais au fond du cœur un soupçon terrible et que vient confirmer fatalement depuis une heure chacune de vos paroles. Ne m’interrompez pas. J’ai l’intention de ne vous rien cacher.

Je poussai la porte qui s’ouvrit d’elle-même et se referma aussitôt. Un bruit confus de chants et de rires vint frapper mon oreille.

En tâtonnant dans l’obscurité, je rencontrai une autre porte qui céda comme la première. Un cri de stupéfaction s’échappa de ma poitrine et je fermai les yeux, blessés par l’éclat de mille bougies dont la lumière se mirait aux facettes d’innombrables cristaux.

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