– Écoutez, Frank, écoutez à votre tour, poursuivit Stephen ; car il faut que de tout cela il ressorte pour nous une certitude. Vous continuerez après votre récit. Oh ! c’est lui, c’est le même homme qui, à douze années de distance, a mis le deuil dans nos familles. À part ce signe dont la main de Dieu a marqué son front pour le désigner à notre vengeance, c’est bien le même orgueil étrange au milieu de la honte, la même fierté au fond du crime !
J’étais enfant. Mon berceau était placé à un angle de cette chambre de Randal où coucha votre malheureuse sœur. Dans ce même lit, mon père dormait.
La porte par où vous descendîtes dans le souterrain s’ouvrit. Deux hommes masqués parurent.
L’un d’eux déposa sur une table le flambeau qu’il tenait à la main, et vint me mettre un mouchoir sur la bouche. En même temps il se plaça entre moi et le lit, de manière à m’empêcher de voir. Mais il ne s’y prit point adroitement, et mon regard put se glisser entre son bras et son flanc. Je vis tout.
L’autre homme, le plus grand, avait à la main deux poignards ; il marcha droit vers le lit de mon père et l’appela par son nom. Mon père s’éveilla en sursaut. À la vue de cet étranger debout à son chevet, il poussa un cri.
– Silence, Mac-Nab, dit l’homme masqué, c’est moi !
– O’Breane ! murmura mon père en courbant la tête ; je m’y attendais ! Je jouais ma vie ; j’ai perdu !
– Pas encore, Mac-Nab ! Debout ! j’ai apporté deux poignards !
Mon père se leva lentement. Quand il fut debout, celui qu’il nommait O’Breane lui tendit un des poignards. Mon père le prit et se mit en garde.
Le combat fut silencieux et court. Mon père tomba au bout de quelques secondes.
– Dans une heure je serai vengé ! murmura-t-il.
O’Breane s’était penché pour frapper. Son masque se détacha. Je vis son visage pendant une seconde, Frank, je vis son front rougi par l’ardeur de la lutte, et au milieu de son front une cicatrice blanche en tout semblable à celle que vous avez décrite.
– L’enfant vous a vu, milord, s’écria l’homme qui me tenait.
En même temps il leva sur moi son couteau ; mais O’Breane, qui avait remis son masque, lui arracha l’arme des mains et se pencha sur mon berceau.
– Pauvre enfant ! murmura-t-il d’une voix douce et pleine de pitié, Dieu sait que j’aurais voulu épargner ton père. Mais il était sur mon chemin… et il faut que je marche !
Il ouvrit la fenêtre. Son compagnon et lui sautèrent dans la campagne. À mes cris, la maison fut bientôt sur pied, et presque aussitôt des soldats arrivèrent de Dumfries. Ils avaient été appelés par mon père. J’indiquai la petite porte. On l’ouvrit. Derrière était ce mur dont je vous ai parlé ; mur massif et dont la construction remonte évidemment à plusieurs siècles.
– C’est étrange, murmura Frank ; et cette circonstance, dont je serai forcé de reparler encore à la fin de mon récit, n’est pas un des moindres mystères de ce lieu funeste. Mais il y a en tout ceci quelque chose de plus étrange encore : votre histoire ne ressemble pas seulement à la mienne, elle ressemble aussi à l’histoire de lady Ophélia.
– Quoi ! voulut s’écrier le jeune médecin.
– Stephen, interrompit Perceval, je crois savoir le nom de l’homme masqué qui mit à mort votre père, et le nom du brigand qui déshonora ma sœur. Coïncidence extraordinaire ! comme si tout entre nous deux devait être vraisemblable, il vous sauva la vie dans la maison de Randal, et à moi, il me sauva la vie dans la chapelle. Peut-être même m’a-t-il épargné une fois de plus que vous.
– Ne me direz-vous point son nom ? demanda Stephen.
– Ami, écoutez ce qui advint de ma sœur. Devant la colère de leur chef, les faux moines reculèrent terrifiés, laissant entre eux et lui un large espace vide.
– Ce jeune homme vivra, dit-il. Je le veux.
Personne n’osa répondre. Le visage de Son Honneur était redevenu calme. La cicatrice avait disparu.
– Milords et gentlemen, reprit-il, vous pouvez vous retirer.
L’assemblée entière s’inclina respectueusement en silence. L’instant d’après il ne restait plus dans la chapelle, avec le chef, qu’un seul moine qu’il avait arrêté d’un geste.
– Docteur, dit-il, versez quelques gouttes d’opium sur les lèvres de cette pauvre fille qui dort là sous ma robe. C’est une belle et douce enfant. Elle doit être bien aimée, et je voudrais… Mais c’est folie de regretter le passé.
Le docteur déboucha une fiole et mouilla les lèvres de ma sœur.
– Et ce gentleman ? demanda-t-il.
– Il faut que ce jeune homme s’endorme aussi, docteur.
Le docteur détacha mon bâillon. Son Honneur se promenait lentement le long de la table. Je respirai avec effort.
– Voulez-vous boire ? me dit le docteur.
Je saisis la fiole et je bus.
– Qui que vous soyez, m’écriai-je ensuite en m’adressant au chef, je prends la vie que vous me donnez, mais c’est pour me venger. Oh ! vous n’êtes pas si bien masqué que je ne puisse vous reconnaître !
– Vous l’entendez, milord ? dit le docteur.
– Je l’entends, monsieur ; mais ceux qui ont voulu se venger de moi sont morts.
Il s’approcha de ma couche à son tour et me regarda en face.
– Moi aussi, je vous reconnaîtrai, murmura-t-il, et, s’il se peut, je vous épargnerai.
Si cet homme est celui que je crois, Stephen, il a tenu sa promesse ; car lundi dernier, ma vie était entre ses mains.
– Lundi dernier ? répéta Stephen. Rio-Santo ! je m’y attendais ! Mais je ne l’ai jamais vu, moi, cet homme, et je ne puis savoir… Oh ! il faut que je le trouve ! car vous ne savez pas jusqu’où le hasard a poussé la parité de nos malheurs ! Vous ne connaissez que la ressemblance de nos griefs passés. Eh bien ! le présent aussi nous rapproche ! cet homme qui se met entre vous et miss Trevor, c’est lui qui me ferme le cœur de Clary !
– Se peut-il !
– C’est lui qui l’a enlevée, peut-être !
Stephen raconta ici en détail la scène de Temple-Church ; et, à la description qu’il fit du beau rêveur, Frank ne put méconnaître le marquis de Rio-Santo.
– Oui, dit-il après un silence, vous avez des droits égaux aux miens, et Dieu veut que nous nous vengions ensemble.
Stephen se leva et se dirigea vers la porte.
– Où allez-vous ? lui demanda Frank.
– Je vais me battre avec le marquis de Rio-Santo, répondit le jeune médecin, peut-être serai-je plus heureux que vous, sinon vous aurez à venger un frère avec votre sœur.
– Restez ! s’écria Frank. Voulez-vous donc profiter de ma blessure ? Ah ! Stephen ! voici la première fois que je vous trouve égoïste et injuste !
Il rejeta ses couvertures et mit ses deux pieds sur le tapis d’un geste si rapide, que Stephen ne put songer à le prévenir.
– Voyez, ami, ajouta-t-il, je suis fort déjà, et je ne vous ferai pas longtemps attendre. Oh ! ma pauvre Harriet ! ajouta-t-il en étendant ses mains jointes vers le portrait de sa sœur, vous aimiez l’honneur, et vous étiez d’Écosse. Jusque sous l’œil de Dieu, vous sourirez au châtiment de cet homme !
Quelques mots achèveront désormais mon récit. Le chef et celui qu’il appelait le docteur se retirèrent. Je demeurai seul avec Harriet endormie. Elle souriait tendrement, et, dans son rêve, elle prononçait le nom aimé d’Henry Dutton. Je m’assis auprès d’elle. Le sommeil me gagnait. Je me sentis perdre connaissance au moment où je mettais un baiser sur son front. Combien de temps restai-je sous le coup du narcotique, je ne saurais le dire au juste, mais il y a loin de Crewe à Dudley-Castle. Et, lorsque je m’éveillai, je me trouvai en vue du château de ma mère. Nous étions dans notre chaise de voyage ; Harriet dormait toujours. La chaise était dételée ; chevaux et postillon avaient disparu.
Ma sœur fut transportée à la maison. Elle s’éveilla. Son premier regard fut pour moi.
– Frank, dit-elle, je me souviens. Il faudra que je meure.
Depuis ce jour, elle s’éteignit lentement. Un soir, elle nous appela du geste, ma mère et moi auprès de sa chaise longue. Nous nous assîmes à ses côtés. Elle mit ses mains dans les nôtres et se prit à sourire pour la première fois depuis six mois. Puis elle leva ses grands yeux bleus vers le ciel. Ma mère se laissa tomber sur ses genoux et pria. Stephen, Harriet était morte !
Je n’avais pas attendu ce moment pour faire des démarches auprès de la justice, et le lendemain même de mon arrivée à Dudley-Castle, j’avais écrit à votre oncle Mac-Farlane, en sa qualité de magistrat du comté de Dumfries, une lettre détaillée, où toute la partie de notre mystérieuse aventure qui n’avait point trait directement à l’honneur du nom de Perceval, était mise au jour. Votre oncle me répondit une lettre que j’ai le droit d’appeler évasive, pour ne la point qualifier plus sévèrement, où il se défendait d’ouvrir une enquête sur un fait aussi romanesque. J’insistai d’une façon péremptoire.
L’enquête eut lieu. Elle s’ouvrit et se termina dans la maison de Randal Graham, entre les murs de cette chambre où avait couché ma sœur. L’acte fut clos séance tenante, parce que, dès les premières lignes, ma déclaration fut jugée erronée. En effet, l’escalier que je désignais comme m’ayant servi à descendre dans les souterrains n’existait pas. À sa place, derrière la porte, s’élevait un mur de pierres d’une incontestable antiquité. Quant aux souterrains eux-mêmes, vingt témoins déclarèrent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler.
– J’aurais fait comme ces témoins, dit Stephen.
Je vous crois, Mac-Nab ; peut-être suis-je injuste envers M. Mac-Farlane. Mais il n’est pas temps pour nous d’éclaircir cette affaire. Votre dessein est-il de vous battre contre le marquis de Rio-Santo ?
– Non, répondit Stephen.
Frank eut un mouvement de joie.
– Et moi, demanda-t-il vivement, pensez-vous que je sois bientôt de force à recommencer ?
– Vous, Perceval ! dit froidement Stephen ; pas plus que moi, vous ne croiserez désormais le fer avec cet homme. Ne devinez-vous pas maintenant que cette scène diabolique jouée à votre chevet pour tromper James Trevor est une invention de Sa Seigneurie ?
– Vous penseriez ?… commença Frank.
– Je pense autre chose encore, s’écria Stephen. Reconnaîtriez-vous ce moine qu’on appelait de Docteur dans les souterrains de Crewe ?
– Je ne sais ; pourquoi cela ?
– Mon imagination va trop vite, murmura Stephen au lieu de répondre ; et je ne puis croire après tout, que le docteur Moore… un de nos premiers praticiens… s’en aille boire et danser avec des bandits sous les ruines de Sainte-Marie. Mais la tentative d’assassinat n’en reste pas moins constante ?
– Vous m’avez parlé de cela, Stephen ; vous m’avez dit qu’on avait voulu m’assassiner ; mais le marquis de Rio-Santo, qui venait d’épargner ma vie…
– Oh ! tout grand acteur, interrompit Mac-Nab, a des délicatesses dans son jeu. Le marquis est un grand acteur. Donnez-moi votre main ; le pouls est bon. Vous seriez en état de commencer dès ce soir la bataille !
– Expliquez-vous, Stephen.
– Je vais sonner Jack. Il est sept heures et demie. Nous serons dans Regent-Street à huit heures.
Jack parut sur le seuil.
– Habillez votre maître, lui dit Stephen.
Frank, étonné, se laissa faire. Quand le vieux valet lui eut passé son habit, Stephen reprit :
– Faites approcher une voiture, Jack.
– Me direz-vous, enfin, quel est votre projet ? demanda Frank.
Stephen lui prit la main et la serra fortement.
– Ami, dit-il avec une fermeté calme, il faut que vous ayez un entretien particulier avec miss Mary Trevor.
– Je le voudrais au prix de mon sang, Stephen ; mais…
– Veuillez m’écouter. Lady Ophélia est jalouse, et nous nous rendons de ce pas chez lady Ophélia.