En 181., vingt ans avant l’époque où se passe notre histoire, il y avait à Londres, dans le quartier de Saint-Gilles, une pauvre famille, composée de quatre membres, deux enfants, le père et la mère. Le père avait nom M. Chrétien O’Breane. C’était un gentilhomme irlandais, dont la famille avait tenu jadis une position opulente dans la province de Connaught. Ses biens, comme ceux de tant d’autres, avaient passé entre les mains d’un lord protestant, dont, en ces derniers temps, Chrétien O’Breane avait été le tenancier. Vivant de peu et travaillant beaucoup, il avait suffi jusqu’alors aux besoins de sa famille et donné à son fils une sorte d’éducation, parce que, outre les bénéfices de son exploitation, il possédait encore un petit coin de terre, reste de la fortune de ses aïeux.
Un jour, il prit fantaisie à l’intendant du lord de contester à M. O’Breane le petit coin de terre qui était tout son patrimoine. Il y eut procès. En Irlande, on aurait grand tort de dire que la justice a deux poids et deux mesures ; elle n’a ni poids ni mesures, ou plutôt sa balance, invariablement penchée du côté de l’Angleterre, laisse vide toujours le plateau qui regarde l’Irlande. M. O’Breane fut violemment chassé de la terre qui nourrissait ses enfants.
Au jour où nous écrivons ces lignes, l’Irlande entière s’agite et soumet au monde civilisé ses lamentables griefs. Elle ouvre ses haillons pour montrer à nu les plaies dont l’a couverte la main avide de l’Angleterre. Mais alors l’opprimé courbait le front en silence. Comme M. Chrétien O’Breane avait eu la condamnable insolence de soutenir un procès contre son lord, on ne voulut point renouveler son bail, et, un beau jour, la porte de sa maison se ferma sur lui pour ne point se rouvrir.
Il y a une chose étrange. Tous les malheurs de l’Irlande viennent de Londres, et c’est vers Londres toujours que se tournent les regards de l’Irlandais. Chrétien O’Breane vint à Londres, muni de quelques chétives ressources, et s’établit avec sa femme et ses enfants dans Buckridge-Street, au centre de cette paroisse de Saint-Gilles, dont les misères sont devenues européennes, et qui noircit comme une large tache de boue les quartiers les plus opulents du Londres commercial.
On ferait une comparaison, prétentieuse peut-être, mais à coup sûr juste et pittoresque, en disant que Londres ressemble à une courtisane dont l’orgie aurait troué de toutes parts la robe brodée d’or, et qui par chaque trou, montrerait en passant les horreurs de ses innombrables ulcères. Or, le trou le plus large de cette tunique faux brillantée, celui qui laisse voir la plaie la plus nue, la plus profonde, la plus honteusement gangrenée, s’ouvre sur le sein même de la grande courtisane : Saint-Gilles, la Petite Irlande, comme si ce nom d’Irlande dût s’allier fatalement à tout excès de misère ! est auprès de Soho-Square et de la place de Bedford, contre le riche Holborn et le noble Oxford-Street !
Saint-Gilles n’a pas son pareil dans l’univers entier. C’est, qu’on nous passe l’expression, une sorte de phalanstère complet de la misère et du vice, ces deux éléments du crime. Là, toutes les souffrances et toutes les hontes atteignent le degré suprême ; là, l’homme revenu à l’état sauvage, ignorant Dieu, et n’ayant aucune notion du bien et du mal, s’engourdit dans sa fange ou se rue furieusement sur la civilisation qui l’entoure. Là il n’y a entre les deux sexes d’autre distinction que la force. La femme ne s’y prostitue même pas : elle est à qui l’assomme.
En 181., comme aujourd’hui, Saint-Gilles était, par excellence, le quartier des malheureux. Point n’est besoin d’ajouter qu’à ce titre seul il eût mérité le surnom de Petite Irlande ; mais ce surnom, qui n’a rien de métaphorique, lui vient en réalité du grand nombre d’Irlandais qui peuplent ces méphitiques celliers (cellars) . M. O’Breane occupait une petite maison d’apparence un peu moins délabrée que les autres, et son faible pécule suffisait à lui assurer pour longtemps une sorte d’opulence relative. C’était un homme de complexion faible et de caractère ardent. Il avait fondé sur son séjour à Londres tous ses espoirs de salut. Au bout d’un mois, il savait à quoi s’en tenir, et dès lors un découragement profond le saisit. Une seule chose pouvait encore l’émouvoir, c’était la pensée de l’Irlande et l’espérance de repasser un jour le canal de Saint-Georges.
Et il en arrive toujours ainsi. Aussitôt que l’Irlandais est à Londres, il regrette passionnément sa verte Érin ; il rêve d’elle sans cesse ; autant il désirait voir Londres, autant il est empressé de le fuir dès qu’il en a respiré l’atmosphère.
Mistress O’Breane, douce et laborieuse femme, ne voyait que par les yeux de son mari, n’aimait que lui au monde avec ses enfants, et n’avait d’autre volonté que la sienne. Sa fille Elisabeth, gaie, vive, rieuse, légère de tête et peut-être de cœur, était la joie de M. O’Breane dont le front chagrin se déridait seulement aux sourires de la jolie Betsy. Betsy avait seize ans.
Le dernier membre de la famille, dont nous n’avons point parlé encore, était un garçon de dix-huit ans, idolâtré par mistress O’Breane, mais que le chef de la maison n’avait point en très grande estime. On ne peut dire pourtant que Chrétien n’aimât point son fils, car, autant qu’il était en lui, il s’était assidûment occupé de son éducation, mais l’enfant avait une tournure d’esprit étrange, et dont les témérités soudaines effrayaient l’honnête Irlandais qui regrettait parfois amèrement qu’un si beau garçon n’eût point l’esprit fait comme tout le monde. Car, en Irlande comme ailleurs, les parents désirent fort ardemment que leurs enfants aient l’esprit fait comme tout le monde.
Le fils de Chrétien O’Breane se nommait Fergus. Dans Londres entier on n’eût point rencontré une tête plus artistiquement belle sur un corps plus harmonieux. Il avait, à cet âge de dix-huit ans, où la virilité n’arrête point encore le contour des lignes, cette beauté juvénile et sensuelle que le mot formosus décrit d’une manière complète et inimitable. Il avait mieux que cela. Un avenir de vigueur extraordinaire perçait sous la grâce arrondie de ses membres. Les boucles molles et jetées au hasard de ses abondants cheveux cachaient à demi un front royal, tout plein de volonté, de force, de pensée. L’ensemble de ses traits enfin, sculptés si délicatement que les plus charmantes ladies eussent pu en être jalouses, avait, derrière une apparence d’insouciant courage et de rêveuse poésie, une arrière-pression d’intelligence profonde, mêlée à une fierté sans limites.
L’air de Londres, qui pesait si lourdement sur Mr et mistress O’Breane, semblait, au contraire, avoir donné une vie nouvelle à leurs enfants. Betsy travaillait tant que durait le jour devant sa fenêtre, en chantant bien gaiement, et, le soir venu, elle allait porter son ouvrage à l’exploitation de modes de High-Holborn. Jamais on ne l’avait vue si contente. Quant à Fergus, il travaillait, lui aussi, courageusement, lisait à ses heures de repos et gagnait déjà quelque argent dès le second mois de son séjour en Angleterre. Il était, à vrai dire, le seul soutien de la famille. Aussi le plus cher espoir du digne couple était-il, à l’aide de Fergus, d’amasser la somme nécessaire pour retourner en Irlande.
Mais l’argent venait bien lentement. M. O’Breane fut pris à la longue du mal du pays, si mortel pour les Irlandais, et mistress O’Breane, par une mystérieuse affinité, se sentit également dépérir. Il y avait plus de vingt ans que ses joies comme ses souffrances étaient celles de son mari. Fergus, qui avait compris tout de suite, et avec une intelligence bien au-dessus de son âge, les motifs et la portée de cette morne tristesse qui pesait sur la maison paternelle, redoubla d’énergie. Son père eut en ce temps une vague perception de sa valeur, et entrevit le trésor de force et de bonté qu’enfermait le cœur de son fils. Mais il ne fit que l’entrevoir, parce que, tout entier à ses doléances et courbé sous cette égoïste indifférence qui est au fond de la nostalgie, le vieux Chrétien ne donnait plus que peu d’attention aux choses qui n’étaient point lui-même ou la patrie.
Son caractère avait pris une teinte sombre et vindicative. Autrefois, lorsqu’il parlait de l’Angleterre, c’était bien avec l’amertume irlandaise et la haine naturelle à l’opprimé. Mais maintenant, sa rancune contre l’Angleterre s’échappait en plaintes éloquentes, dont l’énergie désespérée allait droit au cœur de Fergus. Fergus écoutait silencieusement. Parfois, il pâlissait tout à coup, et dans son œil, si doux d’ordinaire, un éclair s’allumait.
Betsy restait gaie au milieu de cette tristesse. Chaque jour, elle avançait de quelques minutes l’heure de porter son travail. Depuis plusieurs semaines elle semblait avoir deviné la coquetterie. Ses beaux cheveux se bouclaient maintenant avec grâce autour de ses tempes, et sa robe, autrefois si chastement agrafée, montrait, par négligence peut-être, les blanches promesses d’une gorge de vierge. Chaque soir, avant de partir, elle consultait plus d’une fois le petit miroir suspendu au mur de la chambre commune.
Une fois, Fergus revint après sa tâche achevée et ne trouva point sa sœur de retour. Fergus aimait Betsy passionnément. On attendit. Betsy ne revenait point. Betsy ne devait point revenir.
Ce fut, dans la pauvre maison, une nuit de désespoir et de larmes. Mistress O’Breane étouffait ses gémissements ; Chrétien, dont la fièvre exaltait la colère, se répandait en invectives folles et accusait l’Angleterre de la perte de son enfant. Car le matin approchait. Betsy était perdue. Fergus gardait le silence. Il se tenait à l’écart, pâle, les sourcils froncés, respirant à peine. Lorsque le jour parut, il embrassa sa mère et serra la main de son père.
– Je vais chercher Betsy, dit-il.
Il resta dehors tout le jour. Le soir, il revint seul, épuisé de lassitude et ne pouvant plus se soutenir. On ne lui fit point de question. Mistress O’Breane joignit ses mains, la pauvre mère, en tombant à genoux. Chrétien se leva sur son séant. Depuis la veille, sa fièvre avait fait d’effrayants progrès. Il y avait des symptômes de mort prochaine sur sa face hâve et déjà décharnée.
– Ils m’ont tout pris ! s’écria-t-il d’une voix creuse et qui tremblait de haine autant que de fièvre ; tout ! mon pain et mon enfant !
– Notre enfant ! notre pauvre enfant ! murmura la mère désolée.
Fergus était allé s’asseoir à sa place de la veille, et, comme la veille, il gardait un sombre silence.
– Les Anglais ! les Anglais ! reprit Chrétien dont la voix devenait rauque, spoliateurs, ravisseurs, assassins !
Sa tête retomba lourdement sur l’oreiller. Une convulsion agita le lit. Puis une voix qui semblait sortir de la tombe fit tressaillir Fergus.
– Enfant, disait-elle, ton père se meurt ; ta sœur est déshonorée. Debout ! et guerre à l’Angleterre !
Fergus se leva d’instinct à cet ordre étrange. Un profond silence se fit.
Puis des sanglots déchirants éclatèrent. Mistress O’Breane, à demi-folle, essayait de réchauffer les mains de Chrétien qui était mort.
Fergus s’agenouilla et pria.
Mistress O’Breane cessa bientôt de pleurer. Un calme extraordinaire vint éclairer son visage. Elle souleva les couvertures du lit et se coucha auprès de Chrétien. Il y avait vingt ans qu’elle vivait la vie de cet homme, son premier, son unique amour. Au bout d’une heure, Fergus, qui était toujours à genoux et cachait entre ses mains sa tête brûlante, tressaillit de nouveau.
– Mon enfant bien-aimé, disait mistress O’Breane, d’une voix si affaiblie qu’elle arrivait à l’oreille de Fergus comme un murmure, ton père est mort, ta sœur est déshonorée. Moi, je vais prier pour ta sœur et rejoindre ton père. Adieu.
Fergus poussa un cri déchirant et s’affaissa, écrasé par cette triple douleur. Puis le silence régna encore, un silence mortel, que cette fois nul son ne vint rompre.