Le bay-ship le Van-Diémen portant à son bord cargaison complète de déportés à destination du port de Sydney, parmi lesquels se trouvaient Fergus O’Breane et Randal Grahame, manœuvrait à la hauteur des îles du Cap-Vert.
Le capitaine du ponton le Cumberland, de Weymouth, n’avait point eu beaucoup de primes à toucher pour les déportés confiés à ses soins. En revanche, Paddy O’Chrane et ses trois compagnons avaient encaissé force coups de garcette, suivant la méthode appliquée encore aujourd’hui envers les libres sujets de Sa Majesté. La punition s’était bornée là, parce que Paddy, faisant usage de son éloquence ordinaire, avait prouvé clair comme le jour que son énergie seule avait empêché Fergus, Randal et ceux qui ne savaient point nager, de se jeter à l’eau.
Quant au jeune docteur Moore, la Famille avait compensé pour lui et au delà les libéralités philanthropiques du gouvernement.
C’est un véritable paradis flottant qu’un bay-ship bon voilier, portant nombreuse compagnie. Ici encore le capitaine et le chirurgien ont une prime pour chaque condamné rendu, sans avaries, aux établissements de l’Australie. En conséquence, ces deux fonctionnaires rivalisent de soins et de tendresses envers les criminels confiés à leur sollicitude. Vous diriez deux excellents pères veillant jour et nuit au bien-être d’une nombreuse famille.
Un des recueils périodiques d’outre-Manche, qui compte des hommes éminents dans toutes les spécialités parmi ses rédacteurs, le London Magazine, donnait, il y a quelques années, des détails d’un intérêt réel sur ces traversées de condamnés. Rien ne leur manquait, en vérité, ou plutôt ils avaient tout à profusion. L’État qui leur faisait ces loisirs n’y allait pas de main morte. Ce que chacun dévorait à chaque repas eût pu suffire à deux ouvriers robustes et pourvus d’un appétit normal.
« Le dimanche, dit la revue précitée, on leur sert à dîner une livre de roastbeef et une livre de plum-pudding ; le lundi, égale quantité de porc au milieu d’une purée de pois. Le vendredi, du bœuf, du riz et du plum-pudding. À la nuit tombante, on verse à chacun d’eux une demi-pinte de vin de Porto… »
Que d’honnêtes gens, bon Dieu ! voudraient avoir un pareil ordinaire.
Le vin de Porto surtout ne mêle-t-il pas une dose d’agréable à l’utile, représenté par le bœuf rôti et la purée de pois ?
Certes, les citoyens d’un pays assez opulent pour convier ses malfaiteurs à de tels festins doivent mener une royale vie, car comment penser que le gouvernement songe à gorger des criminels avant de venir en aide à l’innocence indigente ?
Évidemment, ce serait là un éloquent appel au crime !…
Et les choses vont ainsi pourtant, absolument ainsi. C’est le même pays qui entasse les provisions de toute sorte dans la cale de ses bay-ships et qui laisse périr cinquante mille malheureux dans les caves de Saint-Gilles. Les hommes qui se régalent de plum-pudding sur la route de Botany-Bay et ceux qui meurent de faim, faute de trouver dans les ordures de Londres assez de pelures de pommes de terre, sont Anglais les uns et les autres. Seulement les premiers ont l’inestimable avantage d’avoir commis un crime.
Il y a une chose surprenante, invraisemblable, miraculeuse, c’est qu’il se puisse trouver encore en Angleterre, un homme pauvre et honnête à la fois.
Car il s’en trouve encore çà et là.
Mais la logique finit toujours par vaincre tôt ou tard. Cette exception anormale prendra fin, et les Anglais devront, un jour venant, percer des meurtrières à leurs maisons, pour se défendre contre les honnêtes indigents candidats au paradis de la déportation.
Fergus O’Breane reprenait rapidement ses forces. Une fois la maladie domptée, sa jeune et riche nature réagit et sembla vouloir effacer la trace de ce temps d’arrêt en se développant plus vite et mieux. Fergus sentait chaque jour en lui-même une vigueur nouvelle ; il sentait en même temps son intelligence grandir et sa volonté se rasseoir.
Comme en pleine mer les actions des condamnés sont contrôlées seulement eu égard à la sûreté du navire, il en résulte une liberté presque complète. Fergus et Randal purent donc aisément se rapprocher et nouer entre eux des rapports de tous les jours. Il y avait certes une large distance de Fergus à Randal, qui était en définitive un voleur de grand chemin. Mais Fergus avait découvert sous son esprit inculte et comme dépourvu de la science du bien et du mal, une sorte de hauteur native mêlée à un jugement droit et profondément perspicace. L’Écossais avait en outre une hardiesse de pensée, qui, jointe à la fermeté spartiate que nous lui connaissons, pouvait, en quelque position qu’il se trouvât placé, le sortir des rangs vulgaires et porter sa tête au-dessus de la foule.
Randal, comme on dit vulgairement, n’avait point jusqu’alors trouvé son maître. Tout obstacle avait plié sous la sauvage énergie de sa volonté. Lorsqu’il se rapprocha de Fergus, ce fut par un vague sentiment de pitié. Fergus était beau, et l’on sait quel prestige a la beauté pour les enfants de la nature. De plus, dans les cachots de Newgate, Randal avait reçu les involontaires confidences sans portée précise, puisque le plan de Fergus n’était ni arrêté ni conçu, mais par cela même confidences plus étranges et faites davantage pour frapper l’esprit amant du merveilleux d’un montagnard d’Écosse. Lui aussi, d’ailleurs, avait son idée fixe, qui, sauf l’étendue, ressemblait pour un peu à la pensée de Fergus.
Comme nous l’avons vu, dans leur premier entretien, Randal tint le haut bout. Il était l’homme qui conseillait et venait de rendre un service. Quiconque lui eût demandé, après un mois écoulé depuis lors, pourquoi les rôles avaient changé, pourquoi Fergus avait pris sur lui un entier empire, l’aurait à coup sûr trouvé sans réponse. Randal, après Mary Mac-Farlane, fut le premier qui subit ce charme occulte et irrésistible. Les autres suivirent. Quiconque approcha Fergus O’Breane et n’eut point pour le haïr de ces motifs auxquels, avant tout, les hommes obéissent : l’amour, l’ambition, la vengeance, fut attiré, séduit, subjugué. Quiconque le prit en haine fut vaincu et brisé. Hommes et femmes s’élancèrent vers lui d’une ardeur égale. Il fut dieu pour les unes, roi pour les autres, et de même que l’amour qu’on ressentait pour lui arrivait au délire, de même l’amitié qu’il inspirait s’alliait inévitablement au respect.
Il est un travers commun à tous les vastes esprits contre lesquels Fergus eût échoué peut-être dès l’abord. Ceux qui rêvent de grandes choses ne peuvent s’aviser que de grands moyens ; or, les grands moyens sont souvent hors de portée tout autant que le but. Randal se trouva sur le chemin de Fergus pour lui sauver cet écueil. Il mit son sens pratique parmi les fulminantes théories de ce terrible poète qui rêvait la chute d’un empire comme on rêve un drame ou une tragédie, sans penser qu’ici-bas il faut à toute œuvre un point de départ, et que le symbolique fils de Dédale, Icare, n’eût pas même pu essayer ses ailes de cire s’il ne fût monté au sommet d’une haute tour. Randal Grahame servit en quelque sorte de repoussoir au pénétrant mais trop audacieux génie de Fergus. Il lui montra les problèmes, ce qui fut une occasion de les résoudre.
La traversée fut longue. Durant les heures de promenade sur le pont, Fergus fut initié à la constitution de la Grande Famille londonienne, qui, à part ses cent mille adhérents, se rattache de manière ou d’autre par des liens étroits ou larges à tous les outlaws des Trois-Royaumes. Randal et lui parlèrent aussi de Mary bien souvent, de Mary et d’Angus pour lequel O’Breane se sentait un attachement de frère. Mary avait été enlevée à la ferme de Leed, en Écosse, par l’Honorable Godfrey de Lancester qui l’avait épousée à Gretna-Green.
La perte de Mary était pour Fergus une cruelle souffrance, mais les labeurs de son intelligence lui sauvaient le désespoir. Quant à l’héritier de White-Manor, Fergus, à proprement parler, n’éprouvait point pour lui de haine. On eût dit que sa faculté de haïr était complètement absorbée ailleurs et ne pouvait plus être affectée par ces aversions particulières d’homme à homme qui se taisaient devant le cri implacable et puissant poussé contre l’Angleterre elle-même.
Après une traversée de cinq mois, durant laquelle on n’avait relâché qu’une seule fois sur la côte du Brésil, le bay-ship arriva en vue de Sidney. Dès ce moment, Fergus et Randal avaient arrêté un projet d’évasion, dont l’exécution, indéfiniment remise, devait avoir d’importants résultats. Le canon de Sidney avait annoncé l’entrée en rade du Van-Diémen, et le pavillon d’arrivée était hissé à la pointe de South-Head. La péniche du pilote royal accosta bientôt après le navire et le conduisit jusqu’au milieu du port. Là, plusieurs formalités s’accomplirent, à la suite desquelles le maître du port prit dans son canot le capitaine et le chirurgien pour les conduire à la maison du gouvernement. Le capitaine était à peine parti que cent barques accostèrent le Van-Diémen à force de rames.
Sur ces barques, joyeusement pavoisées, on riait, on chantait, on criait. C’était une immense clameur de bienvenue.
On voyait sur ces barques des hommes, des femmes, des enfants. On eût dit un peuple de l’Arcadie heureuse, mais d’une Arcadie réformée, modernisée et incapable de mourir de fadeur, comme l’ancienne, celle du paganisme, car les habitants de cette Arcadie nouvelle fleuraient le rack beaucoup plus que le parfum du lotus.
Ce n’était plus là l’innocence, candide jusqu’à la niaiserie, des temps anciens, c’était le crime obèse, prospère, qui se reposait et s’engourdissait dans l’abondance : c’était le serpent finissant la sieste et que le travail de la digestion endort ; c’est Newgate transformé tout à coup en paradis terrestre.
Dans cette absence complète de besoins, le but devait être atteint, les mauvais instincts devaient se taire et celui qui avait volé pour manger ou assassiné pour vivre, n’éprouvait plus le besoin de se livrer à ce travail stupide qu’est le vol ou l’assassinat.
Car, nous le répétons, l’immonde égoïsme de l’Angleterre se refusant à faire la moindre chose pour ceux qui souffrent de la faim et détournant la tête quand on l’implore, cède à ceux qui menacent.
Les condamnés sont de deux sortes : les uns font le mal par nécessité, les autres par goût. Le crime a ses pontifes, et la vocation, cette bizarre conseillère, entraîne là comme ailleurs.
Les premiers ne sont plus à craindre tant qu’on leur donnera à manger.
Mais les autres, les fanatiques du mal, ces cœurs artistement pervers qui se plaisent uniquement en des trames diaboliques et nuisent pour nuire, comme un avare amasse pour amasser, ceux-là ne désarment point. Déportés une fois, ils reviennent ! Par où ? Qu’importe ! Ils reviennent plus forts, plus ardents, plus savants dans le crime. Botany-Bay est une université comme Oxford, et Dieu sait que les bacheliers de la première en remontreraient aux docteurs de la seconde. Ils reviennent : la déportation en a fait des démons véritables que nulle barrière n’arrête, que nulle force ne peut saisir et qui vont augmenter le ténébreux sénat des malfaiteurs de Londres.
L’arrivée du bay-ship est toujours un moment de fête pour la colonie. Les anciens complices se reconnaissent et se saluent. On se rappelle mutuellement ses hauts faits, on parle du bon temps. Mais il y avait une autre raison, une raison spéciale pour que le Van-Diémen fût accueilli à merveille. Ce navire, en effet, portait, outre les condamnés, une cargaison entière de femmes que les premières maisons de Sidney avaient commandées à leurs correspondants de Londres. Chacun était pressé de voir ces nouvelles venues, et les matelots avaient grand’peine à empêcher les curieux de faire irruption sur le pont.
Le débarquement s’opéra. Les déportés, aussitôt qu’ils eurent pris terre, se rangèrent en bataille et subirent l’inspection du gouverneur. Cela fait, les industriels australiens s’approchèrent et firent leur choix, s’engageant à répondre pour tout condamné employé à leur service. Ceux des arrivants qui ne trouvèrent point de caution furent conduits en prison. Les industriels dont nous avons parlé étaient, bien entendu, des libérés admis aux droits civiques de la Nouvelle-Galles du Sud, après expiration de leur peine, ou même avant, par rescrit du gouverneur ; ou bien encore de simples condamnés, légitimés par un mariage contracté dans la colonie.
À la Nouvelle-Galles du Sud le mariage libère. Voici d’un côté un incorrigible coquin, de l’autre une créature ayant bu toutes les hontes. Tous deux sont aux fers. Ils se marient ensemble : ce seul fait les nettoie. Le coquin devient un honnête gentleman, la créature passe à l’état de lady respectable, et c’est avec considération que les soldats du gouvernement les relèvent, lorsque le rack les couche maritalement dans quelque ruisseau de Sidney.
Fergus et Randal, n’ayant point trouvé de caution à Sidney, furent dirigés tous deux sur Paramatta où, placés chez le même maître, ils continuèrent à jeter les fondements de leur œuvre. Au bout de six mois, le plan, suffisamment mûri, dut recevoir un commencement d’exécution : Randal se maria.
Il y avait à Paramatta une fileuse du nom de Maudlin Wolf, dont la vie était tout un roman. On pensait qu’elle était d’origine française, et son acte de condamnation la désignait en effet sous le nom de Madeleine Le Loup, dite la contessa Cantacouzène. À Londres, où elle avait élu sa résidence dès sa première jeunesse, elle avait longtemps été la lionne. Sa beauté n’avait jamais dû être très grande, mais les dandies d’un certain âge gardaient encore un galant souvenir des grâces infinies de sa personne, et soutenaient que, depuis la contessa, il n’y avait point eu à Londres d’aventurière parfaite en tous points. Elle était bien faite et de tournure charmante, quoique sa taille fût beaucoup au-dessous de la moyenne, et possédait, paraîtrait-il, au degré suprême, la science d’attirer à soi les cœurs les plus froids et de délier les cordons des bourses les plus solidement nouées.
Au beau milieu de ses triomphes, impliquée dans la fameuse affaire des diamants de la duchesse du Devonshire, elle fut convaincue de recel et jetée sur un ponton. Ce fut une perte pour la Famille, car Maudlin Wolf, ou la contessa Cantacouzène, était bien la plus adroite femme qu’on pût voir, et le résultat des services qu’elle avait rendus en livrant à l’occasion la caisse de ses opulents protecteurs ne se peut point calculer.
On ne se corrige pas facilement d’une paresse contractée parmi les molles douceurs d’un luxe effréné. À la Nouvelle-Galles du Sud, Maudlin expia bien cruellement sa prospérité passée. Si faible en effet que soit la tâche imposée à tout condamné, cette tâche devenait trop lourde pour les doigts délicats de la comtesse Cantacouzène. Durant les premiers temps de son séjour à Sydney, elle dépensa, pour se soustraire au travail, toutes les finesses de cette diplomatie féminine qui avait assuré son empire à Londres. Elle était jeune et jolie alors, le charme opéra. Quelque gros libéré la couvrit de sa protection intéressée.
Il y avait bien longtemps que Maudlin était dans la colonie.
Les grâces de sa petite personne, grâces mignardes, gentilles, provocantes, mais qui avaient besoin pour plaire de s’allier à la jeunesse en toute sa fleur, diminuèrent insensiblement, puis disparurent. Maudlin comtesse eût encore dominé par l’adresse recherchée de son esprit : à Sydney, par malheur, cette monnaie n’a point cours.
On envoya Maudlin à Paramatta. Premier exil, première chute.
Là, il fallut travailler. Maudlin essaya, puis elle s’enfuit.
Reprise, on la dirigea sur George’s-River. Nouvelle révolte et nouvel exil.
Windsor ! noble nom dont l’harmonie royale réveille sans doute un souvenir au cœur des criminels les plus endurcis ! la pauvre Maudlin devait descendre plus d’un degré encore de l’échelle de la misère. Windsor, situé au fond de Broken-Bay, était en ce temps l’établissement le plus éloigné de Sydney, le plus triste et le moins habitable, mais, comme Maudlin y montrait encore des sentiments de révolte, on lui mit un collier de fer au cou et on la descendit dans les mines de Coal-River.
Elle resta un an dans les mines.
Lorsque sa peine fut terminée, ses compagnons ne la reconnurent point : son visage avait pris d’innombrables rides, sa taille était courbée ; elle était vieille.
Cependant, son cœur restait jeune et son esprit remuant, inquiet, actif outre mesure, gardait toute sa vivacité. Elle travailla pour ne point retourner aux mines, mais il y avait au dedans d’elle une rancune profonde contre ses persécuteurs. Elle s’ingénia, elle se remua ; usant de l’astuce singulière qui faisait le fond de son esprit, elle parvint à susciter au gouvernement nombre de tracasseries.
À l’époque où Fergus et Randal arrivèrent à Sydney, Maudlin Wolf était un personnage avec lequel il fallait compter. Elle était très liée avec tous les mécontents, avait la confiance des plus dangereux membres de la Famille déportés, et entretenait des relations occultes avec cette partie indisciplinée de la colonie, qui sera éternellement en guère contre l’autorité. On se disait cela ; on affirmait que Maudlin connaissait parfaitement la retraite de Smith-le-Méthodiste, qui avait tiré un coup de pistolet sur le gouverneur ; on prétendait qu’elle avait plus d’une fois passé les barrières et pris le chemin des Montagnes-Bleues pour porter des avis au tueur de bœufs sauvages Waterfield, le plus terrible bushranger de la forêt des Myrthes. Le gouvernement recueillait ces bruits : mais Maudlin était insaisissable. Ce fut Maudlin Wolf qu’épousa Randal Grahame, pour être libre d’abord, et ensuite pour s’aboucher par son entremise avec Smith, Waterfield et quelques autres aventuriers audacieux dont il lui était important de s’assurer le concours.