X LES PONTONS

Fergus O’Breane était étendu sur une couchette étroite et inclinée dans une galerie basse d’étage et toute pleine de lits semblables au sien. De distance en distance s’échelonnaient des sentinelles, en costume de matelots, qui portaient le coutelas nu à la main. Le lit de Fergus était placé près d’un sabord, mais il tournait le dos à la lumière et ne pouvait, en ce premier instant lucide, avoir aucune idée du lieu où il se trouvait. La première figure qu’il aperçut à son chevet le fit douter de la réalité de tout ce qu’il voyait. Cette figure était celle de l’odieux mendiant dont le faux témoignage avait déterminé sa condamnation. Fergus cacha son visage entre ses mains et murmura avec fatigue :

– Peut-être ai-je perdu la raison…

– Oh ! que non pas, mon joli jeune monsieur, répondit la voix de Bob, vous avez seulement eu une petite fièvre de rien, avec quelque chose comme un peu de délire pendant un mois à six semaines, voilà tout.

Fergus ouvrit les yeux et ne put retenir un mouvement de dégoût en voyant le crasseux visage de Bob-Lantern sourire à quelques pouces du sien. Bob avait déjà dans ce temps des dispositions à devenir philosophe.

Il vit le mouvement, comprit, et ne se fâcha point.

– Je conçois ça, reprit-il, mon joli garçon, je conçois ça. Ma figure vous donne mal aux nerfs à cause de l’histoire de Old-Court.

– Old-Court ! répéta machinalement Fergus.

Puis, sa mémoire s’éclairant tout à coup, il poursuivit avec une soudaine violence :

– C’est toi, misérable ! Je me souviens.

Il essaya de se jeter hors de son lit ; mais Bob, qui s’était levé fort tranquillement, le contint sans grand’peine.

– Là, là ! dit-il, tenez-vous en repos. Voilà quinze jours que je suis votre garde-malade, et Dieu sait si j’observe comme il faut les ordonnances du jeune docteur Moore, l’aide-chirurgien du ponton.

– Nous sommes donc sur un ponton ! s’écria Fergus.

– Sur le plus beau ponton de la rade, mister O’Breane ! Il ne faut pas m’en vouloir, la vie est si durement chère ! Le fils du lord m’avait fait donner une livre.

– Et c’est pour une livre, malheureux !…

– Je ne mentais pas tout à fait. J’ai bien connu dans Saint-Gilles M. Chrétien O’Breane, le digne homme, et mistress O’Breane, la sainte dame ! et la petite demoiselle, et vous aussi, mon joli garçon. Tout cela m’a souvent fait l’aumône lorsque je jouais l’épileptique sur le pavé de Bainbridge-Street. Je parie que vous vous souvenez de l’épileptique ?

Fergus était bien faible. Sa récente colère avait suffi à le briser. Il n’écoutait plus guère. Bob-Lantern prit son bras qu’il serra pour éveiller son attention.

– Mon joli monsieur, poursuivit-il, quand un service ne me coûte rien à rendre, j’oblige volontiers mon prochain. Vous êtes ici sur le Cumberland, à deux lieues de la côte, et sous peu de jours vous serez embarqué sur le bay-ship . Une fois là, pas moyen d’en sortir ; mais, tant que nous restons en rade, il y a de la ressource. M’écoutez-vous ?

Fergus fit un signe de tête affirmatif. On entendit au même instant un bruit de pas et de voix à travers le plancher supérieur.

– Les voilà qui reviennent ! continua Bob. Ma faction est finie et je n’ai que le temps de vous faire la leçon. Vos camarades de chambre ont envie de revoir le pays et craignent le mal de mer. Ils font un trou là, derrière votre couchette. Vous les gênerez si vous n’êtes pas avec eux, et quand on les gêne…

Bob termina sa phrase au moyen d’une pantomime éminemment expressive.

Pour éviter tout désagrément de ce genre, reprit-il, le meilleur moyen est de passer pour un initié ; ce n’est pas difficile ; nous ne nous connaissons pas les uns les autres. Dès qu’on verra que votre tête est revenue, on vous dira, souvenez-vous bien de ceci : Gentleman of the Night ! histoire de savoir si vous êtes des bons. Répondez sans hésiter : Family’s son, et dormez sur les deux oreilles.

Une échelle qui communiquait de l’entre-pont au pont se mit en ce moment à osciller sous le poids de nombreux condamnés qui commencèrent à descendre par l’écoutille. Les gardes, qui, en l’absence des condamnés, s’étaient réunis et causaient, reprirent précipitamment leurs postes. Celui qui se plaça le plus près du lit de Fergus était un énorme garçon, énorme en longueur du moins, dont les bras et les jambes sortaient, osseux et maigres, de ses vêtements notablement trop courts. Ce grand garçon avait une fort honnête figure et portait sur tous ses traits l’apparence d’un complet repos d’esprit.

La nuit tombait. Les condamnés se mirent au lit. Quelques minutes après, le commandant, suivi d’un officier et d’un chirurgien, vint faire sa ronde. Le chirurgien était M. Moore, jeune physician de grande espérance. Tel nous l’avons vu après vingt ans écoulés, tel il était alors. Seulement son front se couvrait d’une abondante chevelure. La ronde s’arrêta devant la couchette de Fergus et M. Morre lui tâta le pouls.

– N’a-t-il point parlé ? demanda-t-il à Bob.

– S’il n’a point parlé, Votre Honneur ? répondit celui-ci d’un air innocent.

Moore fit signe au grand garçon vêtu d’habits trop courts de s’approcher.

– Avez-vous entendu parler cet homme ? lui demanda Moore.

– Cet homme, tonnerre du ciel ! répondit le bon Paddy O’Chrane qui était alors dans toute la force de sa jeunesse ; je n’écoute pas, ou que la foudre me brûle ! ce que peuvent dire ces brigands, les pauvres diables !

– Cet homme a dû parler, reprit Moore. La crise de ce matin l’a sauvé.

L’officier qui accompagnait le commandant avait éprouvé, à l’aide d’un maillet, les parois du ponton entre chaque couchette. On aurait pu remarquer que M. Moore se plaça dès l’abord à la tête du lit de Fergus et y demeura tout le temps de la visite, masquant ainsi la portion de paroi située entre le lit du malade et celui de son voisin de droite. La ronde s’éloigna et l’officier ne toucha point le bois du ponton à cet endroit, soit par courtoisie pour le docteur, soit parce que l’état de Fergus ne permettait guère de penser à une tentative d’évasion de sa part. On entendit le maillet retentir périodiquement, puis la ronde remonta sur le pont et le silence s’établit.

Cela dura une demi-heure environ. Le vaste dortoir était éclairé par quelques lampes dont la lueur insuffisante laissait tous les objets dans un tremblant demi-jour. Les gardes, au nombre de quatre, se promenaient lentement dans la circonscription livrée à leur surveillance. Fergus ne dormait pas. Il reposait, tout en conservant la conscience de ce qui se passait autour de lui. Au bout de quelques minutes, il entendit un imperceptible bruissement de fers sous les couvertures du lit de son voisin de droite, lequel était un homme vigoureux et de mine résolue. Ce bruit n’avait rien d’extraordinaire en un lieu où plus de cinquante captifs dormaient avec leurs fers aux pieds et aux mains ; cependant il frappa une autre oreille que celle de Fergus, car le long matelot Paddy s’écria avec humeur :

– Jack, fils de Satan, triste rebut de Newgate, mon ami, que je sois damné si vous n’êtes pas le plus bruyant coquin que je connaisse ! Si vous ne finissez pas, il y aura pour vous vingt-cinq coups d’étrivières, ou que je sois pendu comme vous le serez quelque jour, mon camarade !

Paddy O’Chrane avait prononcé ces paroles à voix haute. Il appuya ses derniers mots d’un geste qui pouvait bien être une menace, mais qui eut pour résultat de faire tomber sur le lit de Jack un objet qui scintilla aux lueurs intermittentes des lampes. Jack saisit prestement cet objet et se laissa glisser sur le plancher. Ses fers restèrent sous sa couverture. Paddy avait repris sa paisible promenade.

Fergus ne bougeait pas. Pendant une heure environ, à dater de ce moment, il entendit derrière lui, à quelques pouces seulement de son oreille, le grincement sourd d’une scie maniée avec d’infinies précautions. Au bout de ce temps, le sifflet du contremaître retentit sur le pont supérieur. Jack regagna vivement son lit et se coula sous ses draps. L’objet brillant qui avait frappé déjà les regards de Fergus scintilla de nouveau sur la laine grise de la couverture. Le mince et long bras du gardien se tendit et l’objet disparut. Au même instant, quatre matelots descendirent par l’écoutille. Ils venaient relever les sentinelles.

– Tom, mon camarade, tempêtes ! dit Paddy O’Chrane à son successeur, je vous recommande ce dangereux coquin, cornes du diable ! Jack Oliver, nous serons damnés, Tom ! S’il bouge, souvenez-vous que je lui ai promis vingt-cinq coups d’étrivières.

Le lendemain, les choses se passèrent exactement de même. Le jeune docteur Moore servit encore d’écran à la paroi du ponton située à droite du lit de Fergus, durant la visite du commandant, et le maillet de l’officier fit partout son devoir, excepté là. Quand la nuit fut venue, le matelot de garde placé au poste occupé la veille par Paddy O’Chrane se montra aussi peu clairvoyant que ce dernier, car le voisin de gauche de Fergus put exécuter une manœuvre exactement semblable à celle de Jack Oliver. Il passa en rampant sous la couchette d’O’Breane qui feignait de dormir profondément, et pendant plus d’une heure le grincement sourd de la scie se fit entendre à quelques pouces de son oreille. Cela dura plusieurs semaines.

Toutes les nuits, à tour de rôle, Jack et le voisin de gauche, qui avait nom Randal Grahame, se relayaient sous les yeux du gardien pour avancer d’autant le percement de la paroi du ponton. Ce Randal Grahame était un personnage assez remarquable et tranchait énergiquement au milieu de cette armée de scélérats stupides ou infâmes, qui encombrait le ponton depuis la cale jusqu’à la batterie haute. C’était un homme de trente ans, portant sur son visage allongé outre mesure cette pâleur particulière aux gens dont les cheveux sont roux. Il y avait de l’intelligence et surtout de la volonté dans la courbe de son front, autour duquel se bouclaient ses cheveux d’un rouge d’acajou. Randal était un montagnard d’Écosse. Fergus avait remarqué ce condamné en une circonstance fort commune sur les pontons, à bord du bay-ship et même dans la Nouvelle-Galles du Sud : nous voulons parler de la peine du fouet ou des étrivières, infligée aux pensionnaires de S. M. D’ordinaire, lorsque cette punition est infligée, le patient remplit l’air de ses cris et se débat sous le fouet en des convulsions désespérées. Randal, lui, se coucha sur le ventre, comme c’est la coutume, et tendit ses reins nus à l’exécuteur.

L’exécuteur était un lascar à mine sauvage dont le bras musculeux semblait une étude de bronze. Il frappa. Chaque coup laissait une trace bleuâtre sur la peau de Randal qui ne bougeait pas. Le sang coula bientôt. Au cinquantième coup, que le lascar sangla en poussant un sourire de fatigue, les reins de Randal ne présentaient plus qu’une large plaie. Il se releva, prit la lanière dans les mains du lascar et l’examina durant quelques secondes attentivement. Son visage gardait un calme extraordinaire et n’avait point perdu cette pâleur transparente dont Van Dyck a laissé une immortelle et frappante reproduction dans son portrait peint par lui-même.

Depuis ce jour, Fergus avait pris une sorte de sympathie pour cet homme : sympathie tacite aussi bien qu’irraisonnée. Fergus et Randal ne s’étaient jamais parlé.

Un soir, c’était Paddy O’Chrane qui était de faction et c’était au tour de Jack Oliver de travailler. Jack se mit en besogne comme d’habitude dès que le long matelot lui eut jeté l’instrument d’acier que Fergus avait vu scintiller sur les couvertures la première nuit de sa convalescence. Mais Jack ne travailla pas longtemps ce soir-là. Au bout d’une demi-heure à peine, le bruit sourd de la scie cessa tout à coup.

– Paddy ! Randal ! Roberts ! cria Jack dans un moment de joie folle, le trou est fait.

– C’est bon ! répondit Randal avec indifférence ; laisse-moi dormir.

– Jack, misérable coquin ! s’écria Paddy O’Chrane qui déchargea un énorme coup du plat de son couteau sur la couchette vide d’Oliver ; ne peux-tu dormir comme un chrétien, que Dieu me damne !

– Il a parlé d’un trou… dit l’un des gardiens d’un air soupçonneux.

Paddy déchargea un second coup sur le lit où Jack aurait dû être.

– Satan nous brûle ! Peter Bridgewell, il a parlé de trou, triste sot, mon ami, je pense que vous pouvez avoir raison. Mais si vous faisiez attention à vous, tonnerre du ciel ! vous verriez que Tom Bence vous a volé votre mouchoir dans votre poche, que je sois pendu et vous aussi !

Jack profita du mouvement que fit Bridgewell en cherchant son mouchoir, pour se couler prestement sous ses couvertures.

Le lendemain, à l’heure de la promenade sur le pont, l’œil le plus exercé n’eût pu saisir aucun signe d’agitation parmi les condamnés. Cependant l’évasion était résolue et fixée à la nuit suivante. Bob-Lantern, qui ne s’était point montré de la semaine, reparut tout à coup ce jour-là.

– Oh ! mon joli monsieur, dit-il à Fergus, que vous voilà redevenu vaillant ! M. Moore est un habile homme.

Il fit mine de s’éloigner, mais, saisissant un moment où personne ne l’observait, il s’approcha de Fergus et lui glissa rapidement ces paroles :

– C’est pour cette nuit. Si on ne vous tue pas, vous vous sauverez, et on ne vous tuera pas si vous donnez le mot d’ordre.

Se sauver ! revoir l’Angleterre, Mary ! se trouver à la fois en face de ses amours et de l’adversaire que cherchait son implacable haine ! Fergus alla s’asseoir contre les bastingages et tourna son regard vers la côte, dont les profils bleuâtres se détachaient sur le gris mat du ciel britannique. Depuis quinze jours, toutes ses idées étaient revenues, idées de tendresse et de vengeance. Ces deux préoccupations se combattaient en lui et laissaient son esprit faible encore. Il aimait Mary, autant qu’un homme ardent et jeune et vierge de tout attachement peut aimer une femme, et, plus que jamais, du fond de son cœur, s’élevait, menaçant, le cri de Chrétien O’Breane à l’agonie : Guerre à l’Angleterre !

Toutes ces pensées roulaient dans son cerveau, tandis qu’il regardait la côte. Il ne s’apercevait pas qu’un groupe de déportés s’était formé autour de lui et le séparait des sentinelles échelonnées sur le pont. Ceux qui le serraient de plus près étaient Randal Grahame et Jack Oliver ; celui-ci cachait sous sa chemise un couteau de table aiguisé.

– Voilà un beau garçon qui n’est pas bavard, dit de loin Tom Bence ; Jack, mon ami, tâche donc de voir un peu de quelle couleur sont ses paroles.

Fergus leva les yeux et tressaillit en se voyant ainsi cerné. Son premier mouvement fut de chercher une issue, mais Randal lui tenait déjà les deux bras par derrière. Il se souvint alors de la dernière recommandation de Bob et eut comme une vague idée de ces paroles prononcées à son chevet par le mendiant le jour où il s’était éveillé de son délire, mais ces paroles lui échappaient d’autant mieux qu’il tâchait davantage à les ressaisir. Jack Oliver se planta devant lui.

– Si tu bouges, tu es mort, dit-il, en posant la pointe de son couteau sur le cœur de Fergus ; si tu cries, je te tue ! Voyons si tu sais parler en bon Anglais, Gentleman of the Night ?

Fergus hésita, bien que cette demande rafraîchît ses souvenirs et lui mît sa réponse, comme on dit vulgairement, sur le bout de la langue.

– Allons, Jack ! dit Tom Bence.

Oliver fronça le sourcil, mais, à ce moment même, Fergus se sentit serrer le bras par derrière, et la voix de Randal murmura quelques mots à son oreille.

– Family’s son ! répondit-il aussitôt.

Oliver remit son couteau sous sa chemise.

– Séparez-vous ; Dieu nous punisse, rebuts de Newgate ! cria de loin le matelot O’Chrane.

Les déportés se dispersèrent. Randal seul demeura appuyé contre le plat-bord, auprès de Fergus. Celui-ci voulut le remercier ; car c’était Randal qui lui avait soufflé la réponse au mot d’ordre. Mais à peine O’Breane eut-il ouvert la bouche, que l’Écossais lui jeta un regard d’indifférence glacée et tourna le dos pour s’éloigner lentement.

La nuit venue, la ronde eut lieu comme à l’ordinaire, et Fergus remarqua que les gardiens étaient cette fois tous les quatre de ceux qui se relayaient d’habitude devant sa couchette et jetaient la scie soit à Oliver, soit à Grahame. Dès que la ronde fut partie, il se passa une scène fort extraordinaire. Quatre déportés quittèrent leurs lits et s’approchèrent des gardiens qui tirèrent eux-mêmes de leurs poches de fortes cordes à l’aide desquelles ils se laissèrent lier solidement.

– Tonnerre du ciel ! murmurait, pendant qu’on le garrottait, le maigre et digne matelot Paddy, je veux être pendu, et, Satan me brûle ! j’en prends le chemin, tempête ! si la Famille ne nous doit pas de bonnes rentes pour un si beau coup ! Serre plus fort, Jack, fangeux coquin, mon brave compagnon ! Et maintenant, détalez, séquelle ! Il y a un canot qui vous attend à la bouée.

Les quatre gardiens se roulèrent en tous sens sur le plancher, sans doute pour mettre de la poussière à leur uniforme et faire croire à une lutte désespérée, puis l’évasion commença. On retira la partie sciée de la paroi du ponton avec des précautions infinies. Trente condamnés étaient déjà à la mer qu’aucun bruit révélateur ne s’était fait encore. Il ne restait plus dans l’entrepont qu’une dizaine d’hommes, malades ou ne sachant point nager, Randal et Fergus.

– Allons ! mille misères ! dit O’Chrane, dépêchez-vous ! les cordes m’entrent dans la chair !

Fergus mit sa tête dans l’ouverture. Randal l’arrêta par derrière.

– Où allez-vous ? demanda-t-il.

Fergus, étonné de cette question, demeura sans réponse.

– Vous allez chercher, reprit lentement Randal, ce que vous aimez et ce que vous haïssez. Je sais votre histoire, votre amour qui est celui de tout le monde, vos espoirs de haine, qui sont ceux d’un grand homme ou d’un fou.

– Et comment le savez-vous ? dit Fergus qui ne connaissait nul confident de sa pensée.

– Vous aviez déjà le délire à Newgate, répondit Randal et j’étais votre compagnon de cachot. Écoutez-moi. Mary Mac-Farlane est la femme de l’Honorable Godfrey de Lancester.

Fergus s’appuya, tremblant, à sa couchette.

– Dites-vous vrai ? murmura-t-il.

– Je dis vrai. Je suis du pays de Mac-Farlane, et je connais le noble Angus tout aussi bien que vous. Voilà pour votre amour. Quant à votre haine, il faut des monceaux d’or pour combattre l’Angleterre, et à Londres, où vous devez vous cacher, c’est la misère qui vous attend.

– N’allez-vous donc point vous sauver vous-même ? demanda Fergus.

– Non. Il me faut de l’or, à moi aussi. J’ai ma haine qui ressemble à la vôtre comme la raison peut ressembler à la démence. Je hais Londres. Autrefois, nous autres highlanders, nous étions des hommes vaillants, aux proportions héroïques et terribles. Londres a fait de nous des animaux curieux dont les enfants regardent les jambes nues et le plaid bariolé. Je veux être l’homme le plus riche de Londres. C’est là une vengeance.

– Et où pensez-vous trouver cette fortune ?

Là où fourmillent les hommes résolus, désespérés, avides.

Fergus baissa la tête et devint pensif.

– Par le trou de l’enfer ! s’écria O’Chrane ; voilà bien les deux plus imbéciles scélérats que je connaisse ! À l’eau ! tonnerre du ciel ! à l’eau, Satan et ses cornes !

Fergus se tourna vers Randal et le regarda fixement.

– Y a-t-il beaucoup de ces hommes dont vous parlez à Botany-Bay ? demanda-t-il.

– Beaucoup : des hommes intrépides, patients, intelligents, indomptables. Des hommes qui, disciplinés et conduits par une haute pensée, renverseraient un empire !

Fergus jeta un dernier regard vers la côte d’Angleterre où quelques lumières brillaient dans le lointain, et ferma l’ouverture qui avait donné passage à ses compagnons.

Randal et lui s’étendirent sur leurs couchettes.

Share on Twitter Share on Facebook