Angus Mac-Farlane et son beau-frère Mac-Nab étaient à Londres pour soutenir un de ces inextricables procès que l’obscurité proverbiale des lois anglaises soulève sans cesse, et qu’une cour de justice juge tant bien que mal à l’aide de poids multiples et fort divers, parmi lesquels il faut compter d’abord l’équité, puis le hasard, puis les faveurs et les recommandations.
Il s’agissait, dans le procès d’Angus Mac-Farlane, ou plutôt de son père, le fermier de Leed, d’une vaste étendue de terrain contestée par l’un des juges de paix du comté de Dumfries. M. Mac-Farlane dont la famille avait toujours possédé ces terres, qui composaient à peu près toute sa fortune, n’avait garde cependant de céder sans combattre. Le juge de paix était riche et bien appuyé ; Angus et Mac-Nab furent envoyés à Londres afin de suivre activement les intérêts de la famille.
Angus ne voyait qu’une chose à faire : se présenter devant le juge et déduire ses prétentions ; mais Mac-Nab, avocat et rompu aux tortueux procédés de la chicane écossaise, voulut se précautionner d’un appui et engager la lutte d’une manière plus égale. D’anciennes relations de famille lui ouvrirent la maison du vieux comte de White-Manor, lequel était un digne seigneur. Mac-Nab lui fit toucher du doigt la justice de sa cause, et le comte prit l’affaire sous sa haute protection. C’était bien le moins qu’on acceptât en échange l’honneur d’être visité de temps à autre par le fils aîné de Sa Seigneurie.
L’honorable Godfrey avait alors de trente à trente-cinq ans. Sa figure, assez belle, mais rougie par l’habitude des liqueurs fortes autant que par l’effet d’un tempérament sanguin à l’excès, offrait les caractères distinctifs du type saxon, reproduit avec une énergie brutale. L’égoïsme se lisait en grosses lettres sur ses traits écarlates, et la violence perçait sous l’enveloppe compassée que le flegme britannique met uniformément autour de toutes les physionomies. Angus pensait que l’honorable Godfrey était amoureux de sa sœur Mary. Mac-Nab prétendait le contraire. Fergus, lui, avait les sympathies d’Angus et l’amour de Mary.
Les choses ne pouvaient demeurer longtemps ainsi sans qu’on parlât de mariage. Mac-Nab, dès qu’il eut connaissance des prétentions du jeune Irlandais, s’y opposa de tout son pouvoir ; mais Mary jeta en pleurant ses deux jolis bras autour du cou de son frère qui jura que le mariage se ferait. Fergus et Mary furent fiancés.
Il y avait entre Fergus et Godfrey une antipathie naturelle. Ils se rencontraient fort souvent dans la maison d’Angus, mais O’Breane avait l’habitude de céder la place et se retirait aussitôt qu’apparaissait l’héritier du lord. Par ce moyen, un éclat avait été évité. Le lendemain du jour où le mariage avait été résolu, la famille Mac-Farlane devait partir pour l’Écosse où l’appelait momentanément la conduite du procès ; Fergus était seul dans le parloir où il attendait Mac-Farlane. Avant que ce dernier fût arrivé, on introduisit l’honorable Godfrey de Lancester, dont le visage en désordre annonçait une violente colère toute prête à éclater. Fergus, suivant sa coutume, prit son chapeau et se dirigea vers la porte en silence.
– Dieu me damne ! murmura brutalement Godfrey, ce rustre a du moins le bon esprit de prendre la porte de lui-même !
Fergus s’arrêta et regarda en face M. de Lancester, qui se jeta sur le divan et croisa ses jambes avec une nonchalance affectée.
– Je pense que c’est de moi que vous parlez, monsieur ? dit Fergus.
– Cela pourrait bien être, jeune homme, répliqua Godfrey.
Fergus rougit, mais ne perdit point son calme.
– Monsieur, reprit-il, à la manière dont commence cet entretien, il me semble que mieux vaudrait le continuer au dehors.
– Allez ! dit Godfrey qui se leva en souriant. Je vous suis.
Fergus passa le premier et M. de Lancester le suivit en effet en boutonnant prestement les revers de son habit. Comme ils entraient dans la rue, Fergus voulut prendre la parole.
– Plus loin ! dit M. de Lancester, qui tourna l’angle de Short-Gardens et entra dans Belton-Street.
Fergus le suivit à son tour. Godfrey quitta le trottoir et vint se poser au milieu de la rue. C’était à cette époque encore un homme très robuste, et la posture qu’il prit, bien connue dans Londres, où le pugilat est une science populaire aussi bien qu’aristocratique, fit ressortir davantage les vigoureuses proportions de son torse. Il n’y avait dans la rue que de rares passants, affairés.
– Allons, monsieur, dit Godfrey d’un ton provocant, s’il vous plaît de continuer ici notre entretien, je suis à vos ordres.
– Il me plaît, monsieur, répliqua Fergus en s’avançant, de vous demander compte de votre brutale insolence.
– Soit, jeune homme. Vous aimez miss Mac-Farlane. On m’a dit que vous alliez l’épouser.
– C’est vrai, répondit Fergus.
– Non pas ! Avant cela, jeune homme, je vous briserai les côtes !
– Monsieur ! s’écria O’Breane, ma patience se lasse et je vais vous faire repentir…
Il ne put achever, parce qu’un coup de poing du nobleman l’atteignit en pleine poitrine et le jeta violemment à la renverse.
L’Honorable Godfrey de Lancester était le meilleur élève du fameux Holmes, de Covent-Garden, qui tint pendant près d’un quart de siècle le sceptre du ring à Londres, et dont le portrait en pied se voit encore dans tous les public-houses où s’assemblent les boxeurs. Godfrey se remit en garde aussitôt et sourit avec satisfaction. Les passants s’arrêtèrent des deux côtés de la rue, sur le trottoir.
Fergus se releva, étourdi, furieux. Sans calculer son attaque et sans prendre plus de précaution que la première fois, il s’élança de nouveau. Le bras de Godfrey, ramené à la hauteur de l’œil, se déploya. Une seconde fois Fergus roula sur le pavé, où il demeura quelques secondes, immobile et comme anéanti. Il va sans dire que personne ne bougea pour lui porter aide. Seulement, l’assistance augmentait et envahissait déjà la rue.
Le coup était bon. Godfrey, athlète émérite, en frappant un homme tout à fait étranger à l’art du pugilat, abusait assurément de son avantage et faisait aussi positivement acte de lâcheté qu’un soldat armé de toutes pièces qui se servirait de son épée contre un ennemi désarmé, mais, à Londres, nous ne saurions trop le répéter, on ne raisonne point ainsi. Le sens de la générosité y fait défaut à tous. Être le plus fort, voilà l’honneur ; être le plus riche, voilà la gloire.
Le coup était bon, qu’importait le reste ? Godfrey ne mettait point son talon sur la poitrine du vaincu, n’était-ce pas assez de grandeur d’âme ?
Cependant Fergus se releva. Son visage était livide, et, au milieu de cette pâleur, ses yeux rayonnaient un feu sombre. Il ne se rua point comme naguère à la rencontre de son adversaire ; il le mesura un instant du regard et marcha vers lui à pas lents, les bras pendants, le corps et le visage complètement découverts. Un frémissement de curiosité courut dans l’assistance. Chacun s’arrangea pour voir mieux et ne rien perdre du dénouement, car il était évident pour tous que l’athlète allait choisir une partie vulnérable. Il y avait à espérer mort d’homme.
Le regard de Godfrey devint en effet fort attentif, et se darda, perçant, sur le point où la poitrine cède et se creuse en rejoignant l’estomac. Fergus avançait toujours. Godfrey visa et frappa de toute sa force. L’un de ses poings attaqua la poitrine de Fergus, qui rendit un son creux, effrayant à entendre, l’autre toucha la naissance du front, et fit jaillir en gerbes de minces filets de sang.
À la stupéfaction générale, Fergus ne tomba point sous ce double coup. Il ne chancela point ; il ne recula point. Le choc s’émoussa sur sa chair comme s’il eût rencontré l’airain d’une colonne. L’assemblée, dont l’avide intérêt était porté au comble, laissa échapper un sourd murmure en le voyant debout toujours droit et ferme, avec une étoile sanglante au milieu de son front pâle.
Godfrey lui-même s’attendait si bien à le tuer du coup qu’il ne mit point sa prestesse ordinaire à ramener ses poings à la parade. Les deux mains de Fergus, deux tenailles d’acier, se refermèrent sur ses bras qu’elles broyèrent.
Le nobleman pâlit à son tour, car l’haleine de Fergus lui brûlait le visage. Il se vit perdu. La foule faisait silence. On n’entendait que la voix de quelques hommes de police, qui, empêchés par la cohue, tâchaient de percer la barrière humaine formée autour des combattants, et menaçaient en vain de leur baguette plombée.
Fergus semblait grandir dans sa colère. Ses traits doux et charmants avaient pris une sauvage et implacable puissance. Il ramena les bras de Godfrey en arrière et les lâcha tout à coup pour jeter les siens autour des reins du nobleman terrifié, qui se sentit perdre plante. L’assistance vit les traits de M. de Lancester se contracter horriblement, et entendit un sourd craquement. Fergus alors lâcha prise, et Godfrey s’affaissa, inerte sur le sol.
Ceci s’était passé en plein soleil, devant mille témoins.
Un mois après, Fergus O’Breane comparaissait devant le grand jury de la cour des sessions, comme accusé de tentative d’assassinat avec préméditation et guet-apens contre la personne de l’Honorable Godfrey de Lancester, héritier présomptif de la pairie de White-Manor. Fergus était prisonnier depuis lors, parce qu’il n’avait point pu fournir de caution. C’est assurément une belle et noble prérogative du citoyen anglais que l’habeas corpus. Mais pourquoi faut-il qu’en Angleterre l’argent soit la condition fatale de l’exercice de tout droit ? Cet habeas corpus, tant et si justement vanté, profite au riche et laisse le pauvre dans les fers.
Godfrey de White-Manor avait été bien près de succomber aux suites de la terrible étreinte de Fergus. Il appartenait à une famille puissante et il était altéré de vengeance. Autour de son lit de malade un conciliabule se forma : des gens de loi se relayèrent à son chevet ; on s’entendit ; on combina les faits ; on ourdit une trame à laquelle Fergus, seul, malade lui-même dans sa prison, et se croyant fort de son innocence, ne devait point échapper. C’eût été pour lui une consolation bien grande que d’avoir des nouvelles de Mary et d’Angus. Mais il ne s’étonna point trop de leur silence. La famille de Mac-Farlane devait être en Écosse ; sans doute Mary et Angus ignoraient son malheur.
Lorsque Fergus comparut devant le grand jury assemblé dans Old-Bailey, il n’y eut qu’une voix sur son affaire. Il fut renvoyé devant la cour. Ce premier coup le surprit douloureusement, mais ceci n’était, après tout, qu’un préliminaire. Il avait été si brutalement attaqué ; le cas de légitime défense était si manifeste, et tant de témoins avaient assisté à la querelle, qu’une condamnation lui semblait impossible.
Fergus, armé qu’il était contre l’Angleterre, ne connaissait pas encore le tortueux dédale de ses lois ; il ignorait la lèpre du faux témoignage, organisé sur une échelle inconnue partout ailleurs. Lord Holland n’a-t-il pas dit, à l’occasion d’un procès célèbre, qu’entre le tribunal de Ponce Pilate et la cour d’assises il choisirait le juge qui condamna Jésus-Christ ? Godfrey de Lancester et ses conseillers étaient mieux instruits que Fergus. Ils savaient que les cellars de Long-Lane et d’Aldergate-Street sont habités par une population famélique et misérable, dont l’unique industrie est le faux témoignage. Toutes les mesures étaient prises. À l’audience, un bataillon serré d’hommes achetés vint déposer que Fergus avait attaqué le fils du lord traîtreusement et à main armée. Fergus croyait rêver. Il s’agitait sur son banc et criait : Mensonge ! Mes les témoins se succédaient sans relâche et déposaient tous dans les mêmes termes.
Un dernier témoignage vint porter à l’accusé le coup de grâce. L’homme qui l’apporta était une sorte de mendiant, âgé d’une vingtaine d’années, et dont toute la personne présentait le plus repoussant aspect.
Tous les penchants ignobles se lisaient sur cette physionomie dont un sourire hypocrite et bonhomme complétait l’ensemble, faux jusqu’à la perfidie, bas jusqu’à l’abjection.
– Oh ! Vos Honneurs, dit-il avant qu’on l’interrogeât, mes bons lords. Je jure sur l’Évangile et sur tout, que je sais la vérité. Dieu ait pitié de moi à l’article de la mort ! Vos Honneurs m’ont condamné hier à la déportation pour une pauvre douzaine de foulards qu’on a trouvés dans ma poche. Mais je ne me plains pas, mes bons lords ! La vie est durement chère à Londres. Je connais bien Fergus O’Breane, le scélérat ! Oh ! Vos Honneurs, est-il possible d’avoir l’âme assez noire pour assassiner le fils d’un lord ! d’un lord qui a des millions de livres sterling ! Je le connais, allez ! il demeure dans Saint-Gilles avec son brigand de père ! avec sa mère et sa sœur, une mendiante dont lord Fitz-Allan, que Dieu bénisse Sa Seigneurie ! a fait une belle dame avec des diamants et des cachemires.
Fergus laissa échapper un sourd gémissement.
– Et bien souvent, poursuivit le témoin, sachant que j’étais un pauvre homme, il m’a proposé plein mon chapeau de couronnes si je voulais donner un coup de couteau au fils du lord.
– Sur mon salut ! s’écria Fergus, je n’ai jamais parlé à ce malheureux !
– Oh ! Vos Honneurs, reprit encore le témoin, aussi vrai que mon nom est Bob-Lantern… Il y a bien longtemps qu’il guettait le moment de faire son coup, j’en jure sur la Bible et sur tout, mes lords !
Le jury déclara Fergus coupable à l’unanimité, et l’arrêt qui le condamna à la déportation fut regardé comme un acte de clémence ; car, manifestement, il méritait d’être pendu. Fergus sortit de l’audience, en proie à une sorte de torpeur. De retour dans sa prison, une fièvre violente s’empara de lui. Il perdit le sentiment de son malheur. Quand il s’éveilla de ce long sommeil de son intelligence, plusieurs semaines le séparaient déjà du jour de sa condamnation. Il était en rade de Weymouth, sur le ponton le Cumberland, prison flottante destinée aux déportés sur le point d’être embarqués pour l’Australie.