VII PREMIÈRES AMOURS

Il faisait jour déjà lorsque Fergus O’Breane s’éveilla de son long évanouissement, pour se retrouver seul dans cette chambre commune, silencieuse maintenant, et où, naguère encore, se croisaient trois voix chéries. Une immense douleur étreignit son âme, qui fléchit un instant sous cet épouvantable choc. Mais Fergus possédait en lui une énergie encore ignorée, dont le ressort se raidit d’instinct contre cette première et terrible attaque. Il fut étonné de se trouver vaillant en face de ce navrant malheur. Il se remit à genoux et tâcha de prier ; mais une voix mystique vint tinter à ses oreilles et murmura les dernières paroles de son père mourant :

– Debout ! et guerre à l’Angleterre !

Il se releva d’un bond, et son œil jeta un brûlant éclair. Ce n’était point là le courroux d’un enfant : c’était la haine d’un homme. Fergus dessina lentement, du front à la poitrine, puis d’une épaule à l’autre, le signe de l’oraison catholique.

– Mon père, murmura-t-il tête haute et la main tendue, je fais serment de vous obéir.

Dès lors commença pour lui une vie de labeur incessant. Enfant, il se prit corps à corps avec le gigantesque, sinon l’impossible. Il étudia, soutenu par une activité patiente, les rouages de la constitution britannique. Il disséqua le colosse afin de bien voir où était son cœur.

En ce temps, on eût pu le voir bien souvent errer, pensif et la tête inclinée, par les allées tortueuses de Saint-James-Park. Les ladies s’arrêtaient pour regarder ce jeune homme à la beauté mythologique, dont la démarche gracieuse contrastait avec le pas guindé des élégants habitués de la promenade.

Elles admiraient les délicates richesses de sa carnation, ses traits fins et auxquels on eût pu reprocher une douceur presque féminine, si l’arc aquilin de ses fiers sourcils n’eût donné à sa physionomie un caractère tout particulier de virilité hautaine. Nul ne savait son nom. Lui passait, sans voir et toujours seul avec lui-même. Sixte-Quint fit un pauvre métier avant de monter sur le trône papal, et le grand empereur des Français naquit si loin de la pourpre, que l’espoir d’imiter son glorieux exemple passerait par tous pays pour une extravagance. Nous pensons que, à part la quadrature du cercle, rien n’est proprement extravagant sous le soleil. Ceci posé, chacun garde licence de prendre en pitié Fergus O’Breane, rêvant aux moyens d’accomplir le serment fait à son père.

Rien de sa pensée, extravagante ou non, ne transpira au dehors. Son existence s’écoula, pareille à celle de tous les jeunes gens de son âge qui vivent de leur travail ; elle arriva comme toutes les autres à une phase amoureuse et devint un roman. Seulement, ce roman fut le premier chapitre d’une sérieuse histoire.

Fergus n’avait jamais aimé. Jusqu’alors ses mœurs avaient été austères comme sa pensée. Il n’y avait nulle place pour l’amour au milieu de ses préoccupations.

Un soir de printemps, au moment où il tournait l’angle de Short-Gardens, un cabriolet de forme antique, traîné par un fort cheval de labour, vint se heurter contre le trottoir et perdit une de ses roues. Le cheval, effrayé, s’arrêta un instant, puis s’élança de nouveau. Un cri de femme partit du cabriolet à demi renversé. Fergus n’avait point attendu cet appel. Son premier mouvement l’avait porté à la tête du cheval, dont l’élan s’arrêta brusquement sous l’effort de sa main robuste. Car Fergus, qui ne connaissait pas plus ses forces que son cœur, avait, sous sa grâce élégante, la puissance d’un athlète.

À l’instant où le cheval pliait les jarrets et rougissait le mors de son écume sanglante, un homme sauta le trottoir et tendit ses deux bras à l’intérieur du cabriolet.

– Ne vous effrayez pas, Mary, dit-il avec émotion. Venez vite, chère sœur, car cet enfant ne pourra longtemps contenir le cheval.

Celle qu’on appelait Mary ne répondit point. Le cheval, cependant, comme s’il eût compris le dédain que son maître faisait de l’enfant qui le retenait, redressa les jarrets, et tâcha de bondir en avant. Mais la main de Fergus semblait être de fer, et l’animal dompté courba la tête et demeura immobile.

La porte de la maison formant l’angle de Short-Gardens s’ouvrit, et un groom s’empressa de venir prendre la place de Fergus. Celui-ci se rajusta paisiblement et repris sa route.

– Sur ma foi ! mon jeune monsieur, s’écria le maître du cabriolet, voilà qui n’est pas agir comme il faut ! Vous voyez bien que ma pauvre petite Mary a perdu connaissance, et que je ne puis courir après vous pour vous remercier !

– Monsieur, je vous tiens quitte de vos remerciements, répondit de loin Fergus.

– Oh ! oh ! en est-il ainsi ? Eh bien, vous autres, Anglais, vous êtes faits comme cela, je n’ai rien à dire de plus ; seulement j’aurais voulu serrer la main de l’homme qui a sauvé Mary.

Il y avait dans ces paroles deux choses qui allèrent droit au cœur de Fergus. D’abord, une franchise cordiale, en second lieu, un fort accent écossais. Fergus n’eût point voulu toucher la main d’un Anglais. Il revint sur ses pas, et sourit pour la première fois depuis la mort de son père, en voyant le maître du cabriolet ouvrir ses deux bras et en se sentant embrasser avec chaleur.

– Gentleman, reprit l’Écossais ; maintenant que je vous tiens, je veux mourir si nous nous séparons sans boire ensemble un verre de vin de France à la santé de qui bon vous semblera. Aidez-moi, je vous prie, à tirer de là ma petite sœur.

Fergus ne pouvait, en conscience, refuser. Ce fut en soutenant pour moitié les pas chancelants de Mary, qu’il entra pour la première fois sous un toit étranger depuis la mort de son père. La jeune fille fut déposée sur un sofa dans le parloir. L’Écossais la baisa tendrement au front et se tourna vers Fergus dont il serra la main.

– Monsieur, dit-il, nous autres, bons garçons du Tevlot-Dale, nous ne faisons pas souvent de longues phrases. Je suis le fils du fermier de Leed ; j’ai nom Angus Mac-Farlane ; touchez-là, et si aujourd’hui, demain ou plus tard, vous avez besoin d’un ami… Duncan ! apportez du vin et des verres, et faites descendre Mac-Nab !

Angus Mac-Farlane ne ressemblait guère alors au portrait que nous avons fait de lui dans le cours de cette histoire. C’était un beau garçon d’une trentaine d’années, au visage hardi, franc et joyeux. Il avait appelé Mac-Nab, son beau-frère, qui habitait Londres avec lui depuis quelques semaines, afin de faire honneur à son hôte. M. Mac-Nab avait épousé la sœur d’Angus. Nous savons de la propre bouche de Stephen, son fils, les détails de sa fin tragique, dans cette même chambre de la maison de Randal Grahame, où la malheureuse Harriet Perceval devait être plus tard enlevée. M. Mac-Nab pouvait avoir le même âge que son beau-frère. C’était un homme d’aspect intelligent et distingué, mais froid. Ses manières faisaient contraste avec les façons abandonnées et le joyeux sans-gêne d’Angus. L’opinion générale lui donnait, parmi beaucoup d’autres mérites, une haute franchise et une entière loyauté, mais cette franchise était peu communicative. Il remplissait les fonctions d’avocat-plaidant près les cours de justice de Glasgow.

Quant à Mary Mac-Farlane, pour peu que le lecteur se souvienne de certain portrait suspendu entre deux fenêtres dans cette pièce d’Irish-House que nous connaissons sous le nom de « la chambre du laird », nous n’aurons besoin d’aucune description nouvelle. Seulement Mary était encore plus jolie que son portrait. Elle allait avoir seize ans. Fergus était là depuis un quart d’heure et ne l’avait point remarquée encore. M. Mac-Nab venait d’entrer, et sur le récit d’Angus, il avait adressé au jeune étranger de courtoises actions de grâce. Tout semblait être fini. Fergus allait prendre congé, après avoir complaisamment fait raison au toast d’Angus, lorsque Mary quitta le sofa où son frère l’avait déposée. Fergus s’arrêta, comme si une invisible main l’eût cloué au parquet. Mary prit un verre sur le plateau et y versa quelques gouttes de vin.

– Il faut me faire raison à moi aussi, dit-elle doucement ; je bois à la santé de ceux que vous aimez.

Fergus devint pâle et fut tombé à la renverse si Mac-Farlane ne l’eût soutenu par derrière.

– Madame ! madame ! murmura-t-il d’une voix que sa douleur soudainement réveillée rendait tremblante ; ceux que j’aimais sont morts… et je n’aimerai plus… c’est-à-dire… je ne sais… peut-être… Je bois à vous, madame !

Il avait saisi sur le plateau un verre qu’il vida d’un trait. Le sang était revenu à sa joue. Ses yeux se baissaient. Sa respiration haletait. M. Mac-Nab fronça le sourcil. Mary devint toute rose. Mac-Farlane éclata de rire.

Fergus leva les yeux sur Mary, et se retira précipitamment.

Fergus aimait. Un instant, un seul, il voulut se raidir contre ce sentiment inconnu qui envahissait à la fois son cœur et sa tête. Mais il ne lui était pas donné, si fort qu’il fût contre toutes autres atteintes, de combattre l’amour. Ce premier mouvement de résistance fut l’instinctive protestation de sa haine un instant oubliée. Puis la vengeance se tut ; la lutte prit fin et Fergus se plongea tout entier dans cette première extase d’amour. Cette nuit fut comme une révélation de sa vie à venir, vie partagée entre d’herculéens labeurs et de sensuelles délices. Il apprit tout d’un coup ces rêveries passionnées, cette victorieuse volonté de procéder qui devaient mettre tant de molles jouissances aux intermèdes de ses batailles. Un seul regard avait allumé ses sens et son cœur.

Le lendemain, dès le matin, Angus Mac-Farlane vint le visiter. Entre eux, l’intimité marcha vite. L’amour alla le même train. Mary, naïve et simple enfant, ne pouvait résister longtemps à ce beau Fergus qui avait en quelque sorte, infuse, la science de la séduction. Elle aima comme elle était aimée, sans réserve. Seulement elle devait aimer plus longtemps.

La maison de Mac-Farlane devint bientôt celle de Fergus. Fergus apprit tous les secrets du loyal Écossais et les motifs de sa présence à Londres. Parmi ses secrets, à lui, Fergus ne confia que son amour.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Mac-Nab gardait toujours, vis-à-vis d’O’Breane, sa politesse cérémonieuse et froide. À part Fergus, il n’y avait qu’un seul étranger qui fût admis à voir miss Mac-Farlane. C’était un jeune nobleman nommé Godfrey de Lancester, qui attendait la mort de son vieux père pour devenir comte de White-Manor.

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