Frank avait suivi Stephen. Tous deux entrèrent, tenant chacun à la main un flambeau, dans la chambre occupée naguère par Anna et Clary Mac-Farlane. Ils aperçurent un homme debout entre les deux lits. C’était le laird Angus, vêtu à peine et dont la chemise en lambeaux portait des taches de sang qui semblaient avoir été lavées par une immersion récente. Tout en lui était désordre et souffrance. Ses cheveux se hérissaient autour de son front souillé ; sa barbe, au contraire, trempée d’eau, se collait à sa joue ou retombait en mèches lourdes au-dessous de son menton. Son visage, portant les traces cicatrisées de sa lutte avec Bob-Lantern, avait en outre des marques nouvelles, des contusions et des plaies où le sang n’avait pas eu le temps de sécher. Sa pâleur était extrême et des larmes coulaient lentement de ses yeux dans les creux profonds de ses joues. À la vue des deux amis, il cessa de chanter, et, montrant alternativement les deux lits vides, il dit en s’adressant à Stephen :
– Toutes deux !
Angus Mac-Farlane avait en ce moment sa raison. Il avait suffi du choc moral produit par la soudaine apparition de Stephen et de Frank pour dissiper les dernières brumes qui flottaient autour de son intelligence ébranlée. Sa fièvre avait pris fin. Mac-Nab demeurait interdit et stupéfait. Perceval n’avait jamais vu Angus Mac-Farlane.
– J’avais confié mes deux filles à ma sœur, dit le laird après un silence, je viens chercher mes deux filles. Faites venir votre mère, Stephen Mac-Nab.
Stephen fit signe à Frank de s’éloigner, mais ce dernier ne comprit point ou ne voulut pas comprendre. Son regard se fixait obstinément, malgré lui, sur les traits ravagés de cet homme qui se trouvait mêlé, innocent ou coupable, au souvenir de l’attentat odieux commis dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, sur la personne de la malheureuse Harriet. Car Angus venait d’en dire assez pour que Frank ne pût point le méconnaître.
– Dites à votre mère, reprit le laird avec calme, qu’il y a plus d’un an que je n’ai embrassé mes deux filles. Clary doit être belle. Anna ressemble toujours à ma pauvre Amy qui est morte, je pense ? Allez, Stephen Mac-Nab, allez, mon neveu ! car je ne puis penser que mes deux filles soient enlevées, perdues, comme je le craignais, lorsque je vous vois tranquille et en repos dans la maison de votre mère.
– Ma mère souffre, monsieur, répondit Stephen, et vos reproches la tueraient.
– Ah ! elle souffre ! dit Angus dont la voix se brisa ; souffre-t-elle autant que moi ? Les a-t-elle vues dans le bateau ?…
Angus passa le revers de sa main sur son front ; un éclair de délire brilla de nouveau dans son œil.
– Et, poursuivit-il en baissant la tête, sa conscience lui crie-t-elle jour et nuit comme à moi : Ceci est un châtiment de Dieu !
Stephen se tourna vivement vers Perceval.
– Ami, lui dit-il d’une voix brève et ferme, vous ne pouvez rester ici. Vos soupçons, si vous en gardez, ne vous donnent pas le droit d’entendre une confession que le délire va souffler à ce vieillard. Quoi qu’il ait fait, – eût-il commis un crime ! – ma maison lui est un inviolable asile.
Une rougeur épaisse monta aux joues de Frank.
– Je vous demande pardon, Stephen, murmura-t-il ; le trouble où m’a jeté cette lettre… et le souvenir de ma pauvre sœur… Mais je ne prétends point surprendre les secrets de votre parent.
Stephen lui serra la main, tandis qu’il se dirigeait vers la porte. Avant de franchir le seuil, Frank s’arrêta et regarda fixement Mac-Nab.
– Je vais voir par moi-même, dit-il, si la lueur d’esprit qui me reste a grandi ou s’est déjà évanouie. Croyez-moi, Stephen, le secret de notre vengeance est entre les mains de cet homme. Protégez-le contre tous ; mais, de ces révélations, il me faut la part qui m’appartient, entendez-vous ! Je l’exige.
– Sur mon honneur, vous saurez tout ce qui regarde miss Harriet, répondit Stephen.
Frank sortit, tenant à la main la lettre de miss Diana Stewart. Quant à la seconde lettre apportée par le vieux Jack, Frank l’avait mise avec distraction dans sa poche et n’y songeait plus. Cette lettre, écrite la veille par lady Ophélia sous la dictée de M. le marquis de Rio-Santo, donnait rendez-vous à Perceval pour neuf heures, devant le théâtre Saint-James. Il était neuf heures et demie.
Frank se jeta dans une voiture de place et se fit conduire à l’hôtel de lady Stewart, afin d’apprendre par lui-même les détails qu’il n’avait pu tirer du vieux Jack.
Stephen, lui, revint vers son oncle qu’il trouva assis au pied du lit d’Anna.
– Mac-Farlane, dit-il, vous êtes seul avec le fils de votre frère.
Angus se tourna lentement vers lui et l’examina durant quelques secondes en silence.
– Vous êtes un homme, mon neveu, murmura-t-il ; du moins, vous avez la taille d’un homme. Je ne vous ai jamais regardé. Vous ressemblez à votre père. Mais Mac-Nab, je le jure sur sa mémoire, n’aurait pas abandonné deux pauvres filles confiées à ses soins.
– Mon oncle ! mon oncle ! interrompit Stephen, la douleur vous rend injuste ! J’aime Anna comme une sœur et Clary plus que moi-même. Mais, au nom du ciel, ne tardez pas davantage, et dites-moi ce qu’elles sont devenues.
– Ce qu’elles sont devenues ! répéta le laird dont le pâle visage se couvrit de rougeur ; qu’est devenu votre père, mon neveu ?
Angus montra l’énorme cicatrice que le coup d’aviron de Bob avait laissée à son front.
– Dieu a fait de moi un vieillard avant l’âge, reprit-il ; mes filles étaient là et je n’avais qu’un homme à combattre…
– Quel homme ? interrompit Stephen.
– Je le connais peut-être, répondit le laird ; car je connais plus d’un assassin, mon neveu. Mais la fièvre a bouleversé ma mémoire.
Il se fit un silence. Stephen cherchait le moyen d’interroger, sans augmenter le désordre qui régnait dans l’esprit de son oncle ; celui-ci reprit la parole :
– Je vais retourner chez Fergus, dit-il.
– Fergus ! répéta mentalement Stephen à qui ce nom remit en mémoire le récit de Perceval et l’orgie des souterrains de Crewe.
Le laird continuait pendant cela :
– Fergus est tout puissant et il m’aime. J’attendrai pour le tuer qu’il m’ait rendu mes filles… si mes filles ne sont pas mortes… car j’ai revu mon Anna ce matin… et les songes ne me montrent jamais que ceux qui sont morts ou ceux qui vont mourir.
– Et où l’avez-vous vue ? demanda Stephen.
– J’avais vu comme cela mon frère Mac-Nab la nuit de sa mort… Tenez ! tenez ! tenez ! prononça-t-il par trois fois en dardant son regard égaré dans le vide ; je vois Fergus… Fergus qui meurt. Ah ! voilà bien des fois déjà que je le vois ainsi !
La fièvre revenait.
– Taisez-vous, mon neveu, reprit le laird à voix basse et en s’appuyant au lit d’Anna. Mon frère est généreux et grand. Je me souviens à présent qu’il a passé ses jours et nuits à mon chevet naguère : car c’est dans sa maison, tout cela me revient, que j’ai cherché un asile en sortant de la Tamise… la première fois que j’ai manqué périr dans la Tamise. La seconde fois… c’est tout à l’heure. Écoutez, mon neveu, pendant que je vois clair encore dans ma tête : les deux pauvres anges ont été je ne sais comment, il y a huit jours, conduites dans l’hôtellerie du Roi George, Temple-Gardens. Là, je les ai vu jeter comme des balles de laine dans une barque ; j’ai sauté par la fenêtre ; la Tamise était froide… l’homme qui les enlevait m’a vaincu. Ce matin je suis retourné à l’hôtellerie du Roi George et j’ai demandé mes enfants… mes deux filles qu’Amy m’avait confiées en mourant. Ah ! ah ! Gruff et sa femme se sont mis à rire quand j’ai demandé mes enfants… à rire, mon neveu… à rire… à rire ! ! !
Angus s’était redressé de toute la hauteur de sa taille. Sa prunelle enflammée s’arrondissait dans le cercle de ses paupières distendues convulsivement, ses poings étaient fermés et ses dents se touchaient en grinçant.
– À rire ! ! ! cria-t-il une dernière fois avec un éclat de voix terrible.
Puis, se reprenant à parler tout bas :
– Nous étions dans la chambre où est le trou, poursuivit-il comme si Stephen eût connu les êtres de l’hôtel du Roi George ; tous trois. Gruff riait, sa femme riait ; moi, j’avais dans les yeux des larmes qui me brûlaient. J’étais à l’endroit où j’avais trouvé le mouchoir brodé de Clary. Gruff jouait avec son couteau pour me faire peur ; la mégère brandissait le tisonnier du foyer. Oh ! mon neveu, n’auriez-vous point fait comme moi ?
– Qu’avez-vous fait, monsieur ? balbutia Stephen.
Le laird écarta sa chemise et découvrit sa poitrine percée de plusieurs coups de couteau portés d’une main mal assurée ; puis il montra sous ses cheveux, parmi d’anciennes blessures, une blessure toute fraîche. Et il reprit :
– Ici le couteau, là le tisonnier. Moi, j’ai mis ma main droite dans les cheveux de Gruff, ma main gauche dans les cheveux de sa femme et j’ai choqué leurs deux têtes l’une contre l’autre, comme cela, mon neveu !
Il fit un geste terriblement significatif.
– J’étais fort, continua-t-il ; les têtes ont craqué. L’homme et la femme n’ont pas poussé un seul cri.
Stephen recula de plusieurs pas.
– Les auriez-vous tués ! murmura-t-il.
–… Je me suis endormi entre eux deux, mon neveu, dit Angus au lieu de répondre, car j’étais bien las et tout mon corps ne forme qu’une plaie.
– Je vais vous panser, dit Stephen.
Angus eut un éclat de gaîté insensée.
Oh ! oh ! me panser ! s’écria-t-il ; avez-vous du vin de France, Mac-Nab ? J’étais autrefois un joyeux buveur ! Il me reste assez de sang pour tuer Fergus !
Il s’interrompit et passa sa main sur son front.
– Et plût à Dieu, reprit-il à voix basse, que mon sang ne figeât dans mes veines avant que j’eusse le temps de le tuer ! Ce soir, quand je me suis éveillé, la lune entrait par la fenêtre ouverte dans la chambre de l’hôtellerie du Roi George ; la lune éclairait à ma droite le visage blême de maître Gruff ; à ma gauche, le front broyé de sa femme.
– Vous les avez donc tués !
– Taisez-vous, Mac-Nab. N’avaient-ils pas ri tous deux, quand je leur parlais de mes pauvres filles ! C’était à mon tour de rire, – et la lune riait avec moi, mon neveu ! – Ah ! et la lune faisait rire leurs bouches blanches. J’ai eu peur, parce que j’étais couché entre deux damnés !
Angus frissonnait. Mac-Nab l’écoutait, irrésistiblement saisi par ce récit étrange, et gardant un vague espoir d’entendre quelque révélations soudaine.
– Car ils sont damnés ! poursuivit le laird. J’ai soulevé la trappe par où Clary et Anna furent descendues dans le bateau. Ma tête était en feu. J’ai vu les bras des deux cadavres s’allonger et me saisir… et nous sommes tombés tous les trois dans le fleuve. Le fleuve scintillait. La lune y mettait des paillettes qui dansaient et me rendaient fou. Je nageais, je nageais, – mais Gruff nageait aussi, et la mégère nageait aussi ; j’étais entre eux ; leurs corps glacés glissaient le long de mon corps. Et d’autres cadavres encore flottaient. Il y avait Anna et Clary, qui effleuraient l’eau, vêtues de longs voiles blancs, et se tenaient embrassées. Et Mac-Nab, – ton père, enfant ! – dont le cœur saignait. Et Fergus, mon autre frère, avec ses beaux cheveux noirs autour de son front pâle… Je nageais, je nageais ! Mais le sang du cœur de Fergus rougissait l’eau autour de moi : c’était du sang partout… du sang rouge… une mer de sang. Pitié ! pitié, Fergus !
Angus tomba sur ses genoux et tendit ses bras en avant.
– Pitié ! murmura-t-il encore avec horreur et désespoir.
Puis, laissant retomber son bras le long de son corps, et fixant sur Stephen ses yeux abêtis il ajouta brusquement :
– Après ? Voilà ce qui est arrivé. Le démon a mis un crêpe noir sur la lune ; les étincelles et le sang ont disparu à mes regards. Je n’ai plus vu que les formes blêmes des morts, enchâssés dans l’eau noire. Mes jambes et mes bras sont devenus de pierre. Et l’eau s’est refermée au-dessus de ma tête. J’aurais voulu mourir, mais les mariniers de la Tamise m’ont ramené sur le bord. Pourquoi ? c’est que mon sang doit tuer Fergus… Mon frère Fergus que j’aime !
– Et pourquoi voulez-vous tuer votre frère Fergus, Mac-Farlane ? demanda Stephen doucement.
– Pourquoi je veux tuer Fergus ! s’écria le laird. Vous n’avez donc jamais revu votre père à l’heure des visions ?
– Expliquez-vous, monsieur ! dit vivement Stephen.
Angus ne tint compte de cette prière, et, suivant toujours la pente de sa mystique manie, il continua :
– Moi, je le vois toutes les nuits. Et je sais bien que je le verrai ainsi jusqu’à ce que j’aie tué Fergus O’Breane.
– O’Breane ! s’écria Stephen en saisissant la main du laird avec violence.
Ce nom était pour lui toute une révélation ; son père l’avait appelé ainsi, la nuit du meurtre, l’homme masqué porteur de deux poignards.
Stephen s’était mis à genoux auprès du laird.
– Et vous savez où il est, n’est-ce pas ? reprit-il avec une ardeur contenue, vous me direz où se cache cet O’Breane ?
Angus s’étendit sur le tapis et appuya sa tête contre le lit d’Anna.
– Je suis las, murmura-t-il d’une voix chargée de sommeil.
– Mac-Farlane ! disait Stephen, un mot, par pitié, un seul mot !
Angus ferma les yeux.
– C’est un cœur vaillant, dit-il comme en un rêve ; c’est un esprit grand et lumineux. Sa parole entrait dans la nuit de ma pauvre cervelle et l’éclairait comme un rayon de soleil. Je sais tous ses projets… tous ! Il ouvrait pour moi seul le mystérieux trésor de sa conscience. Ses plans sont vastes comme le monde. Qui a prononcé le nom de Fergus O’Breane ? C’est plus qu’un homme. C’est presque un dieu. Maudit soit celui qui l’arrêtera dans sa course !… Écoutez ! la voix des songes parle. Écoutez : le maudit, ce sera toi, Angus ! Ce sera ton sang ! ton sang et ta chair !