XXIX DÉFI

Rio-Santo avait fait une promesse et jamais il n’en faisait qu’il ne pût tenir.

Il avait dit à Mary Mac-Farlane :

– Je vous rendrai votre fille Susannah.

Or, Susannah était à Londres et, pour que Fergus O’Breane allât l’y chercher, il fallait plus que de l’audace, il fallait du génie. Ni l’un ni l’autre ne lui manquaient.

Il était certain qu’un long frémissement de colère allait secouer l’Angleterre, le gouvernement, la justice et toute la haute société, à la nouvelle du terrifiant désastre subi par les troupes.

On mettrait à prix la tête de Rio-Santo. Or, il plaisait assez au marquis d’aller montrer à Londres qu’entre les épaules et la tête d’un homme, s’il y a place pour une corde, il y a place aussi pour le sort d’un peuple.

Personne autre que lui n’eût tenté cette aventure : il résolut de l’oser après les coups qu’il venait de frapper déjà, ce défi le mettrait en si haute posture que beaucoup hésiteraient à s’attaquer à lui, quand lui-même restait maître d’attaquer tout le monde. Jamais il n’avait craint aucun de ses ennemis et c’était un ami qui l’avait perdu. Parmi ceux qui lui restaient, il n’avait rien à redouter de semblable : alors pourquoi hésiterait-il ?

D’ailleurs, sur la lande de Crewe, Fergus O’Breane avait donné sa parole à une femme et, dans des circonstances telles qu’au lieu de la renier, il eût donné cent fois sa vie pour la sanctionner.

Dans le souterrain, au moment de l’explosion, lady Mary, Clary et Anna poussèrent un cri. Malgré l’éloignement, elles ressentirent la commotion et des verres se brisèrent sur la table. Rio-Santo, impassible, leva le sien et prononça d’un ton calme des paroles qui résonnèrent sous la voûte :

– Si vous avez l’âme sensible, dit-il, vous pouvez vous agenouiller et prier. Près de deux mille hommes viennent de mourir pour qu’on ne touchât pas un cheveu de votre tête. Des milliers d’autres les suivront à l’heure dite et de ce gigantesque holocauste offert sur l’autel de l’Irlande trop longtemps torturée sortira la vie nouvelle de l’Angleterre et la gloire d’Érin.

Les trois femmes, terrifiées, se prosternèrent et demeurèrent quelques instants en prière. Rio-Santo lampa le contenu de sa coupe et la brisa ; Angelo Bembo et Randal Grahame attendaient ses ordres.

– Nous ne reviendrons jamais ici, murmura le marquis : il ne faut point que notre vie se passe dans les ténèbres.

La porte s’ouvrit pour laisser passage à Snail :

– Les chevaux sont prêts, dit-il ; à part eux et les corbeaux dont le vol commence à frôler les créneaux du château de Crewe, il n’y a plus âme qui vive aux alentours… Ah ! Votre Honneur, c’était un beau coup !

– Allons, dit Rio-Santo.

Quelques instants après, il était à cheval avec Bembo, Grahame et les autres, escortant une voiture où la sœur de Mac-Farlane et ses nièces avaient pris place. C’était celle-là même qui avait amené le marquis et Clary. La petite troupe se dirigea vers la ferme de Leed et plusieurs fois Tom Turnbull dut mettre pied à terre pour repousser quelque corps de soldat échoué en travers de l’étroit chemin.

Rio-Santo vit la terre remuée au seuil de la ferme et pénétra dans la salle commune. Le brasier était éteint, mais, dans le foyer se dressait toujours le poignard à garde d’argent d’Angus Mac-Farlane. La flamme l’avait à peine déformé et noirci : Fergus le glissa dans ses vêtements. Il aperçut la lettre du colonel et la lut : sa volonté avait été respectée, il revint au seuil et s’agenouilla sur la pierre :

– Adieu, mon frère Angus, murmura-t-il. Que Dieu te pardonne comme je l’ai fait ; qu’il me donne la force d’accomplir une œuvre que tu n’as pas comprise et de garder le legs que tu m’as transmis. Je jure ici de ne jamais cesser d’aimer ta sœur et tes filles, d’être leur espérance, leur soutien. Dors, mon frère Angus, et adieu pour toujours !

Il remonta à cheval et fit un signe. Il paraissait si triste que personne n’osa lui parler. Le cortège se remit en marche, traversa tout le comté de Wigton et poursuivit sa route vers un but inconnu à tous, sauf à celui devant la volonté duquel toute volonté se pliait.

Randal savait bien que des bâtiments : la Sournoise et autres, étaient mouillés dans le golfe de la Clyde et attendaient sous pression ; il savait aussi qu’on allait de ce côté et qu’on s’embarquerait la nuit suivante. Mais la mer est immense et Dieu sait où peuvent aller les navires qui lèvent l’ancre, quand ils ont pour maître Fergus O’Breane !

Le petit groupe marcha nuit et jour ; ce fut la nuit qu’il atteignit la plage. Un homme se promenait sur la grève, tirant de sa pipe de grosses bouffées de fumée :

– Tudieu ! Sang du diable ! barbe de l’enfer ! grommelait-il, si Dorothy attend mon retour, c’est qu’elle aura de la vertu… Et ce gros robinet à gin aura-t-il la vertu de m’attendre ?… Dieu me damne !… La maîtresse d’un capitaine est bien à plaindre !

Il envoya sa fumée vers le ciel où couraient de gros nuages et tout à coup tressaillit et tendit l’oreille. On entendait des pas de chevaux sur les galets et Paddy O’Chrane ne songeait déjà plus à Dorothy. C’est que Paddy O’Chrane avait autre chose à faire.

Il vit se dessiner tout près de lui la silhouette d’un cavalier et mit sa pipe dans sa poche.

– Les chaloupes ? lui demanda-t-on.

– Elles sont là, à deux cents pas. Hâtez-vous.

Il n’en fut pas dit plus long. Le cavalier fit demi-tour ; O’Chrane fit entendre un coup de sifflet et attendit. Cinq minutes après, ce n’était plus Randal qui l’interrogeait, mais bien Rio-Santo en personne.

– Il est temps, dit Paddy ; depuis ce matin un bâtiment croise dans le golfe et, Dieu nous damne, milord… il paraît se mêler de ce qui ne le regarde pas. Pendant qu’il est allé faire du charbon à Ayr, nous pouvons aller voir ce qui se passe ailleurs.

La brise était molle ; les flots caressaient le rivage. Les voyageuses étaient descendues de voiture et les hommes avaient mis pied à terre, laissant leurs montures à l’abandon.

On n’embarqua que deux chevaux dans la chaloupe et tout le monde monté, celle-ci fit force de rames vers trois gros points noirs qui se balançaient au large. Quand le soleil se leva, le navire anglais se mit à la recherche des trois corvettes embossées la veille au soir dans le golfe de Clyde et qu’on l’avait chargé de surveiller de près. La mer était calme et unie, mais quelques bateaux de pêche allaient seuls en se prélassant sur les flots.

La Sournoise et les bâtiments qui l’accompagnaient s’étaient engagés dans le canal du Nord, avaient franchi le canal Saint-Georges et, doublant le cap Lands’bud, venaient mouiller directement à Brighton, en battant pavillon américain.

Les papiers étaient en règle ; aucune difficulté ne fut soulevée par l’Amirauté et, d’ailleurs, on ne demandait à débarquer là qu’un officier supérieur et son officier d’ordonnance, retour des Indes. Ceci fait, les bâtiments devaient traverser la Manche et gagner Cherbourg.

On eût pu les voir, en effet, virer de bord, cingler vers le sud-ouest ; mais quiconque les eût suivis n’eût pas été peu surpris de les retrouver le lendemain, dans l’estuaire même de la Tamise, sous pavillon français.

À Brighton, ils avaient débarqué deux hommes et deux chevaux, et sitôt débarqués, les deux premiers s’étaient mis en selle, galopant vers Londres. Ils ne portaient, ni l’un ni l’autre, l’uniforme de l’armée des Indes, mais très simplement un costume de gentleman se rendant aux courses d’Epsom.

La route est directe de Brighton à Londres. Ils la parcoururent à une allure très rapide ; quand ils arrivèrent aux faubourgs de la ville, ils se contentèrent de relever le col de leurs manteaux, car il faisait un brouillard intense qui glaçait les moelles. Ils passèrent au petit pas. Peu de temps après, ils étaient confortablement installés devant une cheminée où flambait un bon feu de bois, ceci dans une maison de Belgrave-Square, qui appartenait à ce marquis de Rio-Santo dont tout Londres parlait depuis un mois.

Habiter Irish-House était à coup sûr fort agréable chose et personne n’eût pu comprendre que son propriétaire l’eût quittée si précipitamment, si l’on n’eût su qu’il y avait été contraint par une condamnation à mort.

Il ne s’en portait pas plus mal d’ailleurs. Prenant à peine le temps de réchauffer ses membres engourdis, il se mit à sa table de travail et écrivit une courte lettre qu’il remit à Angelo Bembo en disant :

– Va vite, Ange. Nous n’avons que la moitié d’une nuit devant nous.

La lettre était adressée à lady Ophélia Barnwood, comtesse de Derby. Le cavalier, à grands pas, s’achemina vers Regent-Street. Il insista pour la remettre lui-même à la comtesse en personne.

En recevant, dans son boudoir, l’annonce de ce message imprévu, lady Ophélia tressaillit sans savoir pourquoi. Qui donc eût pu jurer qu’elle ne l’attendait pas ? Elle attendait bien d’autres choses !…

Pourquoi était-elle aussi pâle, aussi changée ? On eût dit qu’une longue maladie l’avait terrassée et dans son beau visage triste, on ne voyait plus que les yeux, deux grands yeux qui plongeaient dans l’avenir, dans le lointain, et se fermaient parfois sur le passé.

Elle n’était pas seule, il y avait auprès d’elle une jeune fille qui ne la quittait presque jamais. Cette dernière s’efforçait vainement de changer le cours de ses pensées, bien qu’elle fût fort triste elle-même.

– Lady, chère lady, murmurait-elle, qui donc vous distraira de votre peine si je ne puis y réussir moi-même ? Vous ne m’avez point dit votre secret et je ne veux pas le connaître, car, si ce n’eût été le profaner, vous me l’eussiez confié déjà. Il vous pèse… il est lourd, votre secret, lady !…

La comtesse attira la jeune fille vers elle et l’embrassa :

– Oui, dit-elle, il me pèse… C’est que mon secret est terrible… Mais où est-il, lui ?… Des milliers d’hommes sont acharnés à sa perte et je ne sais pas… je ne sais rien… Qu’ai-je dit, Susannah ?… Ne prêtez aucune attention à mes paroles… je rêvais !… Je ne sais plus quelle est la limite du rêve et celle de la réalité…

– Vous souffrez, lady ?…

– Oh ! oui, je souffre, murmura-t-elle en posant la main sur son cœur. Susannah ! Dieu vous préserve de pareille angoisse !

Puis elle répéta :

– Je ne sais pas !… Je ne sais rien !…

Ce fut à ce moment que Joan, sa femme de chambre, entra et lui annonça que quelqu’un demandait à lui parler, à elle seule.

– À moi seule, dit-elle… Vous entendez, Susannah !… Je vous rappellerai tout à l’heure, mon enfant…

La jeune fille lui baisa la main et sortit. Ophélia se coucha dans son fauteuil et prononça très bas des paroles que sa femme de chambre ne put entendre :

– Ce n’est pas lui… Mais c’est quelqu’un qui vient de sa part !… Je le sens à la façon dont mon cœur bat !… Faites entrer, Joan, et dites que je suis seule.

Le cavalier s’avança, s’inclina devant cette femme qu’il ne reconnaissait plus, tant elle avait maigri ; il tendit sa lettre et la retira :

– C’est à lady Ophélia, comtesse de Derby, à elle seule que je dois remettre ce message, dit-il.

– Donnez, s’écria-t-elle en se dressant soudain ; je suis lady Ophélia et je sais qui vous envoie. Donnez vite !

Elle fit sauter le cachet et déchira l’enveloppe. Ses yeux étaient troubles, les lettres dansaient devant eux sans qu’elle pût les déchiffrer. En présence de cette émotion, Bembo comprit qu’il ne s’était point trompé.

La comtesse de Derby fit un grand effort et put enfin lire : « Madame, le marquis de Rio-Santo désire vous voir dans une heure et trouver auprès de vous Susannah. Soyez forte ; préparez-la : c’est de son bonheur qu’il s’agit et non du vôtre. »

Ophélia pâlit davantage encore et retomba sur sa chaise :

– Mon Dieu ! dit-elle, je ne le verrai qu’un instant et qui sait ce qu’il fera de Susannah ?

Un éclair de jalousie passa dans son regard ; mais elle reprit bien vite possession de ses sens et courut à son bureau où, fébrilement, elle griffonna ces quelques mots à la hâte :

« Milord, votre imprudente témérité me terrifie… Venez, Susannah est là… mais surtout gardez-vous bien… »

Rio-Santo lut ce billet et sourit : cette femme l’aimait toujours. Tout au fond de son âme, il lui en garda une reconnaissance infinie. C’est que le cœur n’a rien à voir avec la justice et que la comtesse de Derby avait mieux jugé que les juges du Middlesex. Le marquis continua d’écrire.

Les lettres s’entassaient devant lui et leur suscription n’était point banale. L’une était adressée à l’Honorable Frank Perceval et disait en substance :

« Monsieur,

« Peut-être me serait-il loisible de vous dire : Renoncez pour jamais à Mary Trevor : elle ne sera pas votre femme, mais la mienne, quand même ?… Peut-être pourrais-je vous dire le contraire : Épousez miss Trevor, je vous la laisse ?… Lors de mon arrestation, vous avez agi de façon assez loyale pour que je pusse me rendre à vous seul et, pour cette raison, il me serait désagréable de vous désespérer… Les deux solutions que je mets en avant vous seraient également pénibles : d’un côté le danger qu’il y aurait pour vous à mépriser ma volonté ; de l’autre, l’incertitude où vous seriez de savoir si, tout en étant votre épouse, Mary Trevor ne conserverait pas quelque tendresse pour le marquis de Rio-Santo. Pour vous, je veux faire mieux : si, dans un an, à cette même date, je n’ai pas conduit miss Trevor à l’autel, vous serez libre de l’y mener vous-même et je vous y aiderai… D’ici là, faites votre cour, si vous le pouvez ; mais ne tentez pas d’abréger ce délai : vous la perdriez, elle, en même temps que vous. »

Cette lettre signée et cachetée, il en écrivit une autre à l’adresse de Stephen Mac-Nab :

« Dans deux jours, disait-il à celui-ci, vous pourrez retrouver à la ferme de Leed votre tante, la comtesse de White-Manor, et sa fille Susannah. Vous y retrouverez aussi votre cousine Anna et peut-être Clary. Le laird Angus, votre oncle, étant mort, je vous enjoins de veiller sur celles qui restent et qui, pendant quelque temps, seront sans appui. Elles ne reviendront pas à Londres, je ne le veux pas, c’est donc à vous à vous rendre auprès d’elles. Vous savez du reste qu’il ne vous sert à rien d’être mon adversaire et qu’obstruer ma route n’est pas un moyen de m’empêcher de passer. »

Il écrivit encore à Brian de Lancester quelques mots empreints d’une excessive courtoisie, le remerciant de ce qu’il avait fait pour Mary Mac-Farlane et pour Susannah. Puis enfin, il rédigea un rapport succinct des faits qui s’étaient passés au château de Crewe et l’adressa au chef de la police, avec prière de le communiquer au docteur Moore.

Ceci fait, il se rendit tranquillement au post-office le plus proche, pour y déposer ses lettres et, avisant un cab, il se fit conduire dans Regent-Street, devant Barnwood-House.

En France, rien n’est plus facile à un homme traqué par la police, que de se cacher à Paris, du moins pendant quelque temps. À Londres, malgré le flair tant vanté des détectives anglais, la chose est encore plus commode s’il est possible.

Le marquis n’avait pas, il est vrai, l’intention d’y séjourner longtemps et de braver inutilement un danger certain. Il avait devant lui un nombre d’heures strictement limité, mais où chaque minute devait jouer son rôle et tenir son emploi.

Quand il descendit à la porte de la comtesse, il consulta sa montre et parut satisfait. En montant lentement les degrés il réfléchit seulement alors à une question très secondaire, mais capable de le perdre sur-le-champ. Il était venu, en effet, très souvent dans cet hôtel dont les valets le connaissaient, depuis le premier jusqu’au dernier. Or, ceux-ci n’ignoraient ni sa condamnation, ni sa fuite, et n’importe lequel d’entre eux pouvait aller révéler sa présence et tirer bon profit de sa délation. Ceci ne l’arrêta point.

Ce fut Joan qui lui ouvrit. La camériste de la comtesse de Derby était entièrement dévouée à sa maîtresse. En apercevant le marquis, elle poussa un cri où il y avait plus de terreur encore que de surprise : un condamné à mort a beau marcher, parler, agir comme tout le monde, il n’en inspire pas moins une vague crainte superstitieuse.

Rio-Santo jeta un coup d’œil autour de lui et ne vit personne autre que Joan.

– Gentleman of the Night, murmura-t-il.

– Family’s son ! répondit la soubrette.

Le péril était conjuré. Fergus savait bien que cette créature faisait partie de la Famille, puisque lui-même l’avait placée auprès de la comtesse, mais il voulait s’assurer que la Famille subsistait toujours, sinon en haut, du moins parmi les affidés des derniers rangs.

La porte du salon où se tenait lady Ophélia s’ouvrit et celle-ci, toute pâle, se leva. Elle avait toujours à la main la lettre de Rio-Santo dont ses yeux ne pouvaient se détacher ; elle la laissa tomber sur le tapis et s’avança. Une sueur froide coulait le long de son visage amaigri, tout son corps tremblait.

Pourquoi donc tremblait-elle, la belle comtesse de Derby ?… Toutes les portes étaient closes et devant elle se tenait celui qu’elle n’avait plus espéré revoir, celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait toujours, mais que l’Angleterre avait accusé, que la justice avait condamné et flétri.

En lui baisant la main, il la sentit prête à défaillir et son regard profond, ce regard unique et captivant qu’on n’oubliait jamais, s’enfonça jusqu’au fond de l’âme de lady Ophélia.

– Vous, vous ici ! s’écria-t-elle… Quelle folie ! quelle bravade !… Je vous ai écrit : Venez vite, parce que je n’ai pu résister au désir de vous revoir… mais à présent, je vous dis : Oh ! milord, allez-vous-en, partez, fuyez ; mettez l’océan entre vous et ceux qui vous guettent.

– Ce n’est pas l’heure encore, répondit Rio-Santo avec douceur.

– Oh ! milord !… s’écria-t-elle, vous voyez que j’ai souffert, ne me faites pas souffrir davantage encore. Il me suffit aujourd’hui de savoir que vous vivez, mais c’est témérité de votre part d’être venu me le prouver vous-même. Mon cœur se déchirera en vous voyant partir ; hélas ! il le faut !…

Vaines paroles, échappées des lèvres et non du cœur, car en même temps elle nouait ses deux bras autour du cou de Rio-Santo et se laissait aller contre sa poitrine. Ses yeux laissaient tomber des larmes douces et abondantes qui roulaient sur l’épaule du marquis.

– Où est Susannah ? demanda celui-ci après un court instant pendant lequel il avait cédé lui-même à l’émotion.

La comtesse se dégagea et recula d’un pas :

– Ce n’est donc pas pour moi que vous êtes venu ? gémit-elle. Milord, j’aurais dû m’en douter : Susannah est si belle… les fleurs que vous avez effeuillées sont si peu de chose auprès de celles qu’il vous reste à cueillir !…

Elle s’affaissa dans un fauteuil ; de gros sanglots secouèrent sa poitrine. Fergus O’Breane s’agenouilla devant elle et lui prit les mains :

– Vous vous trompez, Ophélia, murmura-t-il. Avez-vous donc cru que les ténèbres de la prison de Newgate pouvaient m’empêcher de continuer ma route ? Dieu soit loué !… Il me reste beaucoup à faire, presque tout, et l’un des premiers actes de ma mission est de rendre la fille de White-Manor à sa mère. Comprenez-vous, milady, pourquoi je suis venu vous la prendre aujourd’hui ? Je vais causer un instant avec elle, je vais l’emmener. Vous, vous la reverrez sans doute ; mais moi… qui sait ?

– Et si vous veniez à l’aimer ? gémit la comtesse.

– Je n’ai pas le temps d’aimer, répondit Rio-Santo. Dans deux heures, il faut que j’aie quitté Londres… ne me retardez pas dans ma course, Ophélia.

– Pour longtemps ? demanda-t-elle.

– Dieu seul le sait ! repartit le marquis… Si des mois ne suffisent pas, attendez-moi des années. Le jour viendra où je serai de nouveau comme ce soir à vos pieds.

– Je vous attendrai, dit la comtesse, dussé-je être vieille quand vous reviendrez. Hier, j’aurais voulu mourir ; aujourd’hui, je vous ai revu et je veux vivre.

Elle se pencha pour coller ses lèvres à celles de Rio-Santo :

– Emportez mon âme avec vous, soupira-t-elle. Moi je n’ai plus qu’en faire si vous n’êtes pas là !

Puis, se levant, elle ouvrit la porte de la pièce voisine et donna l’ordre d’aller chercher Susannah.

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