XXVIII LA CHEVAUCHÉE FANTÔME

Tout n’était pas fini cependant, et si dix-huit cents hommes venaient de s’engloutir dans le trou du Grady-Hole, il en restait près de deux cents dont une partie remplissait les salons du château de Crewe, l’autre gardait les chevaux des horse-guards trépassés.

Ces derniers n’avaient plus besoin de montures, car ils chevauchaient déjà sur les ailes de la Mort. Or, on sait que les morts vont vite : les ballades en témoignent. Les vivants seraient capables parfois de leur tenir tête.

Quand l’explosion se produisit et que les murs du château oscillèrent, menaçant de s’écrouler, les riflemen assemblés dans le salon d’apparat et dans les pièces voisines éprouvèrent une commotion si violente qu’ils restèrent d’abord quelques secondes cloués au sol. C’était la première manifestation de la peur : la seconde se traduisit par une fuite en désordre hors du château, c’est-à-dire où il n’y avait plus de toit susceptible de tomber sur leur tête. Tous les êtres humains se conduisent ainsi quand survient une commotion du sol.

Mais si la peur avait pris les hommes, que devait-il en être des chevaux ? En sentant trembler la terre sous leurs sabots, les bêtes paralysées demeurèrent un instant immobiles, – comme les hommes, – les oreilles couchées en arrière, les naseaux frémissants, avec un tremblement de tous leurs membres.

Ceci dura l’espace de quelques minutes et soudain monta le hennissement de huit cents chevaux haut le pied. Ce fut un indescriptible chaos et de formidables ruades tuèrent plus de cinquante cavaliers, brisèrent les jarrets des chevaux voisins. On vit les bêtes affolées se disperser en partie, décrire un grand cercle et revenir vers le groupe formé par les horse-guards vivants ou morts et les quelques animaux que leurs cavaliers avaient pu retenir. Ainsi, le soir d’une bataille, on voit errer des coursiers qui, pendant des heures, galopent éperdument, se rassemblent peu à peu, forment bientôt un troupeau fou et viennent tout à coup s’arrêter, les naseaux en sang et les flancs haletants, autour du cadavre d’un des leurs.

Ainsi revinrent les montures des horse-guards. Chacun des survivants en enfourcha une à la hâte ; les riflemen virent là un moyen de salut : se débarrassant de leurs sacs et de leurs armes, ils sautèrent en selle comme ils purent.

Il ne restait plus là qu’un lieutenant, mais le malheureux était devenu subitement fou.

Un homme taillé en hercule s’était posté au bord du chemin et, dans le tas des chevaux emportés qui passaient devant lui, il choisissait. Il s’élançait d’un bond aux naseaux de l’animal, l’arrêtait presque court et l’amenait, vaincu et tremblant, à Snail qui tint bientôt une dizaine de paires de rênes dans ses mains. C’était assez : Tom Turnbull et lui vinrent tranquillement attacher leurs prises dans les écuries du château.

Les Anglais, horse-guards et riflemen, s’étaient groupés en désordre derrière leur officier, mais – nous venons de le dire – celui-ci était fou. Le sabre à la main, les yeux hagards, voyant devant lui un ennemi invisible, il brandit sa lame vers le ciel, et, d’une voix rauque, éperdue, il lança ce seul commandement :

– Au galop, chargez !

Une inébranlable chevauchée commença. Les horse-guards, en tête, labourèrent des éperons les flancs de leurs chevaux ; le sang en jaillissait et laissait sur le sol une traînée rouge. Derrière, venaient les riflemen, cavaliers improvisés, inhabiles à diriger leurs montures, qui se heurtaient les unes aux autres, se débarrassaient bien vite des malheureux qui s’étaient confiés à elles ; des hommes roulaient dans les fossés, étourdis, assommés, broyés et la poitrine défoncée par les sabots furieux, par le poids des chevaux qui tombaient en les écrasant. Et devant, sur les flancs, derrière, six cents bêtes sans cavaliers, les naseaux fumants, la crinière flottante, les étriers battant leur croupe, galopaient en désarroi, dans une course sans nom et sans but.

Le chemin était trop étroit, on le devine ; mais la terrible cavalcade ne connaissait ni routes ni obstacles ; les fossés étaient franchis, les haies traversées, et les murs eux-mêmes n’arrêtaient pas la course échevelée. S’il se présentait un rempart de rocher, les bêtes allaient y donner de la tête, tombaient en tas, avec un hennissement plaintif, et mouraient là, l’encolure tendue, les naseaux sanglants, sur l’herbe verte.

Il faisait jour encore quand la cohue quitta le château de Crewe ; mais la nuit vint : alors la chevauchée fantôme devint quelque chose de diabolique et d’infernal.

Le lieutenant était une sorte de géant. Avec son armée restreinte, recrutée par voie d’engagement, l’Angleterre s’offre le luxe des beaux hommes : certains de nos tambours-majors seraient refusés dans un régiment de life-guards. Les nourrices du Royaume-Uni sont décidément d’heureuses femmes et plus d’une, en cette circonstance, allait avoir à pleurer un ami disparu dans les souterrains d’Écosse.

Pour en revenir au lieutenant, c’était un des plus beaux spécimens de la race anglo-saxonne, entraînée par les exercices athlétiques. Depuis longtemps il s’était débarrassé de son immense bonnet à poils ; le vent du soir caressait son front brûlant sans y apporter l’apaisement et le calme. Dans le crépuscule, sa tunique rouge flamboyait et sa main droite, enfouie dans le gant à crispin, brandissait la lame haute. Debout sur ses étriers, gigantesque, délirant, il semblait hurler à la mort. Il était beau, comme le sont ces fanatiques du combat, ces êtres qui s’enivrent de la flamme et du fer pour s’en aller mourir à la gueule des canons ennemis.

Ses éperons étaient rouges de sang ; son cheval, affolé comme lui, faisait des bonds énormes, se cabrait, retombait sur ses pieds, ruait et soufflait. Parfois, tous deux se détachaient sur la ligne de l’horizon où couraient encore des lueurs blanches et c’était là un spectacle indéfinissable où se mêlaient le sublime et l’horrible.

Ce n’était plus une masse d’hommes et de chevaux, comme on en voit aux jours de victoire et de défaite, courant sus à l’ennemi ou bien fuyant dans une débandade. C’était une véritable chevauchée fantôme. Elle traversait les villages et les villes, se ruait en tourbillon, disparaissait avant qu’on eût pu se rendre compte d’où elle venait, où elle allait. Sur son passage, les paysans se signaient, se cachaient le visage dans leurs mains et nul, le lendemain, n’eût pu leur faire jurer qu’ils avaient vu des cavaliers de l’armée britannique galoper devant eux à une allure vertigineuse. Des fantômes, des ombres, des démons, soit ! mais non pas des soldats de Sa Majesté.

Et le flot roulait vers Londres, faisant trembler le sol. Chaque fois qu’un cheval sans cavalier arrivait à hauteur de celui du lieutenant, celui-ci le frappait d’un grand coup de sabre : l’animal s’abattait sur les genoux. L’officier était le chef : il allait vers l’ennemi, et dans sa démence, l’ennemi était le vent, c’était la nuit ; il menaçait les nuages, les arbres, les maisons, les étoiles : s’il eût rencontré les flots devant lui, il eût menacé la mer.

Peu à peu, sa folie avait gagné les horse-guards qui le suivaient ; des riflemen il n’en était plus question. Malgré la quantité de milles déjà parcourus, l’allure ne pouvait se ralentir, car les éperons étaient plantés dans les flancs rouges, et la colonne laissait sur son passage un sillon écarlate. Il n’y avait pas que les cavaliers qui fussent fous ; la démence avait gagné les coursiers. La crinière hérissée, le chanfrein horizontal, les naseaux en feu, ils semblaient emportés à travers l’espace ainsi que des êtres de la fable, des êtres diaboliques dont on pouvait à peine au passage deviner les formes. Une écume sanguinolente s’échappait de leurs lèvres, arrachées et tuméfiées par les heurts du mors, s’envolait dans le vent ou se plaquait sur les poitrails, sur les croupes, aveuglant des hommes. Parmi ceux-ci, d’aucuns aussi écumaient et tout à coup, dans un choc terrible, un cheval s’abattait avec son cavalier, pour ne plus se relever ni l’un ni l’autre. Leurs membres broyés gisaient sur le chemin, et le reste de la cohue passait par-dessus, les piétinait, poursuivait sa route.

Elle galope toujours, la chevauchée fantôme !… Le nombre de ceux qui la composent diminue d’heure en heure. Au départ, ils étaient deux cents : ils arrivent à n’être plus que soixante, puis une trentaine, puis vingt à peine. Leurs montures harassées, affolées, ne les portent plus, pour ainsi dire ; elles s’abîmeraient sur le chemin, comme les autres, si ceux qui les montent ne s’arc-boutaient sur les rênes, ne les étreignaient sous leurs genoux de fer et ne fouillaient leurs flancs avec l’acier des éperons.

Vingt !… Ils sont vingt !… La campagne se déroule, le jour succède à la nuit, la nuit succède au jour… Ils ne sont plus que quinze, plus que douze !… Ceux qui voudraient savoir d’où viennent les horse-guards n’ont qu’à se diriger en sens inverse : ils trouveront la route jalonnée de cadavres.

Le lieutenant est toujours en tête, brandissant son sabre. Il hurle des commandements, pousse des cris rauques et parfois se met à chanter à tue-tête un couplet qui finit dans un ricanement sauvage. Il ne s’est point trompé de chemin, il suit toujours la route qui mène à Londres !… Mais sait-il où il va, combien de milles il a parcouru déjà, combien il lui en reste à franchir encore ?… que lui importe ? Malheur à celui qui tenterait de l’arrêter dans sa course folle : on n’arrête pas un tourbillon, un cyclone, et prétendre entraver la marche d’un boulet ne serait pas plus insensé.

Combien sont-ils encore ?… Six, cinq, quatre, trois… Trois hommes sur deux cents !… et dans la brume s’estompent les édifices de Londres ; Greenwich et les grandes tours de l’abbaye de Westminster et le dôme de Saint-Paul et des myriades de maisons de briques, cette agglomération gigantesque qu’on ne peut embrasser d’un seul coup d’œil ni des hauteurs de Hampstead ou de Highgate, ni des sommets du Pimrose-Hill.

Ils sont partis deux mille hommes pleins de vie, deux mille beaux soldats de Sa Majesté, avec un millier de superbes chevaux du Yorkshire : tout cela pour ramener un condamné à mort qui n’a pas voulu mourir… Et la mort a cueilli parmi ces deux mille hommes, elle les a fauchés comme des épis de blés, elle n’en a laissé que trois…

Trois !… Au fait, y en a-t-il encore trois ?… Comptons-les bien : un, deux… Où est donc le troisième ?… Là-bas, dans la poussière, étendu sur le dos, les bras en croix, à moitié enseveli sous son cheval agonisant…

Et voilà le second qui tombe !… Oh ! le beau soldat, qui, en revoyant Londres, a laissé broncher sa monture, a songé à son amie !… On ne lui reprochera pas d’avoir fui ; ou, si on le lui reproche, il ne l’entendra pas. Projeté par-dessus l’encolure, il va donner du front contre une pierre et son crâne s’est ouvert : il en a jailli du sang et la cervelle s’est répandue dans la boue… Oh ! le beau horse-guard, qui fait maintenant une tache rouge au milieu du chemin !

Son cheval essaie de se relever, mais il a un genou brisé et, debout un instant sur ses trois jambes qui tremblent, la pauvre bête regarde vers Londres, hennit et retombe. De grosses larmes coulent de ses yeux, puis ses paupières se voilent en même temps que l’écume jaillit des naseaux et que la sangle se rompt sous l’effort prolongé du dernier soupir.

C’est fini, il n’y a plus qu’un cheval, plus qu’un homme des deux mille qui voulurent prendre le marquis de Rio-Santo.

L’homme, le lieutenant géant et fou, est maintenant debout sur sa selle ; il tient l’extrémité des rênes entre ses dents, et son bras immense, levé vers le ciel, brandit une lame dégoûtante de sang… Où sont donc ceux qui le suivaient tout à l’heure ?… Il commandait bien pourtant à des horse-guards ?… Où sont-ils ?… Les lâches ont-ils donc tourné bride ?… Est-il seul à charger contre l’ennemi ?

Il a traversé les faubourgs de Londres et tout s’est enfui devant lui… D’où vient cette apparition lugubre, cet être couvert de maculatures sanglantes, d’écume et de poussière ?… Sa lame tournoie, ses dents mêmes ont lâché les rênes : il vocifère, il hurle !… Il est effrayant, il est terrible… il est sublime aussi !… Sur son passage, il sème la terreur et ceux qui ont à peine eu le temps de l’apercevoir se sauvent en clamant que les Français se sont emparés de Londres.

N’est-on plus en paix avec le continent ?

De plus sensés ont reconnu que c’était un horse-guard, un officier ; mais ils fuient quand même. À quelle terrible bataille a-t-il assisté ?… De quelle tuerie, de quel désastre s’est-il échappé pour rapporter l’épouvante dans la cité ?

Il passe comme un ouragan, comme un démon. Vingt fois, cent fois, on croit que son cheval va se heurter à une maison, s’anéantir contre une borne. Erreur !… l’homme reste debout sur sa selle ; la salive coule au long de ses lèvres et d’une voix rauque, d’une voix horrible, il pousse des hurrahs frénétiques.

Maintenant il est dans la Cité, devant White-Tower (la Tour Blanche). La foule s’écarte, s’enfuit éperdue devant le cavalier fantastique, le cavalier maudit !… Où va-t-il ?… Il n’est plus qu’à cinq pas des marches et son cheval ne pourra les franchir sans se briser.

Un long cri d’angoisse et d’horreur monte de toutes les poitrines des assistants ; les femmes ferment les yeux pour ne point voir ce qui va se passer. Au-dessus de la « Tour Sanglante », où furent assassinés les enfants d’Édouard IV, le disque du soleil couchant se profile tout rouge : il va y avoir du sang au sommet et au pied de la Tour.

Pourquoi, dans sa démence, le lieutenant est-il venu jusque-là pour mourir ? Sait-il donc que les murs de White-Tower furent cimentés avec le sang des animaux, disent les uns, avec du sang humain, affirment certaines légendes ? En cherchant entre les pavés de la cour, devant la porte basse de l’église de Saint-Pierre-aux-Liens, on trouverait peut-être encore des traces suspectes. Sur l’ordre des souverains, il y roula nombre de têtes de leurs rivaux ; on y décapita des courtisans, des femmes légitimes et des maîtresses qui avaient cessé de plaire, on y exécuta aussi de grands hommes, tel Algernon Sidney, condamné par Charles II et qu’aujourd’hui l’Angleterre vénère.

Non, rien de cela n’a guidé le horse-guard. Il est allé où le menait sa folie, où le conduisait le destin. Il en fallait au moins un pour revenir dire à l’Angleterre que deux mille hommes s’étaient brisés contre la puissance de Fergus O’Breane, marquis de Rio-Santo.

À quoi donc servaient les juges du Middlesex, à quoi servaient les murs de Newgate et les troupes de Sa Majesté ?

On avait jugé un homme et cet homme avait dit : Je méprise votre jugement ; vous ne me verrez point pendu. On l’avait enfermé derrière les murailles épaisses de la plus formidable prison de Londres et les murs s’étaient ouverts, incapables de garder leur proie. On avait lancé une armée à sa poursuite et le seul être qui revînt avait vu de telles choses que sa raison était perdue et sa vie après celle des autres !… Demain, l’Angleterre terrifiée saurait que, pour narguer son impuissance, son adversaire avait semé deux mille cadavres sur la route d’Écosse.

La foule pousse un cri d’horreur, avons-nous dit tout à l’heure. Un autre cri, surhumain, indescriptible, monte vers le sommet de la Tour Blanche, de la Tour Sanglante : on dirait qu’il domine la ville.

Le cheval du lieutenant butte aux marches et, dans son élan, en gravit quelques-unes. Il s’abat, roule, se relève et retombe et c’est en vain, dans cette masse écrasée sur les degrés de pierre, qu’on chercherait à reconnaître ce qui fut un cheval et ce qui fut un homme : on ne voit que des lambeaux de chair, qu’un flot pourpre qui coule d’un gradin à l’autre.

Où sont les riflemen, où sont les horse-guards qui s’en allaient naguère, comme en partie de plaisir, où les avait envoyés la trahison du docteur Moore ? Celui-ci les avait vus partir, il attendait leur retour avec impatience et penché sur cette bouillie sanglante qui souillait les marches de White-Tower, il contemplait ce qui était revenu et crispait ses poings avec rage.

Le dernier survivant de l’hécatombe de Crewe et de la chevauchée fantôme ne pouvait pas même répondre au docteur Moore :

– Le marquis de Rio-Santo est vivant ; si Dieu ne le veut, personne ne pourra le vaincre !

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