XXVII LE GRUDY-HOLE

Le colonel se croyait grand tacticien, ce en quoi il avait absolument tort. De ce qu’il avait fermé les deux issues avec des forces imposantes, voire même exagérées, il ne s’ensuivait pas qu’il allait jouer le rôle d’un furet dans un terrier de lapins. Le brave homme oubliait décidément que la chasse et la guerre sont deux choses absolument distinctes.

Le lecteur s’étonnera de même qu’il eût pu rêver de descendre dans les souterrains avec huit cents hommes. Il faut de la place pour loger tant de monde et le mot de souterrain évoque généralement l’idée de longs boyaux étroits où souvent deux hommes seuls ne peuvent passer de front. On a tort de se figurer qu’il en est ainsi partout et, si l’on s’en souvient bien, Randal Grahame avait dit un jour à Fergus :

Mon père s’est perdu dix fois en parcourant les souterrains pour y chercher les trésors des abbés de Sainte-Marie de Crewe. C’est grand comme Saint-James Park.

Le docteur Moore avait eu soin de le dire en marge de son plan et dès que les riflemen, jusqu’au dernier, eurent dévalé le long de l’escalier, leur chef eut grand plaisir à les aligner comme pour la manœuvre. Une brigade eût pu se masser, en se serrant un peu, rien que dans l’immense vestibule auquel on accédait tout d’abord.

– Tiens, dit Snail avec une surprise très adroitement simulée, les murs n’étaient point si nus autrefois. Je n’ai point rêvé ; il y avait bien des meubles très riches, des tentures et des glaces ; j’ai vu tout cela, je l’ai touché. Il est vrai que plusieurs années ont passé là-dessus ; à moins que nous trouvions ces choses plus loin ? Auquel cas, Votre Seigneurie, il y aurait lieu de croire qu’on a déménagé.

On n’entendait pas le moindre bruit, sinon, de temps en temps, le choc d’une arme d’un rifleman, auquel son lieutenant faisait immédiatement les gros yeux. Le silence était une des premières conditions du succès et sir John seul s’était donné le droit de causer à voix basse avec son guide.

Celui-ci prêta l’oreille, en ayant bien soin de se tenir à côté du colonel, comme pour y être plus en sûreté :

– On n’entend rien, murmura-t-il. Peut-être n’y trouverons-nous personne, comme le jour où j’y suis venu ? Ce serait une chance, Votre Honneur.

Son Honneur n’était pas du même avis : il comptait bien au contraire y rencontrer quelqu’un et, dans son impatience, se montrait déjà quelque peu surpris de ne pas trouver Rio-Santo prêt à se défendre.

– Je vais laisser un poste ici, dit-il. Avançons.

Dix hommes demeurèrent l’arme au pied ; les autres s’avancèrent en amortissant le plus possible le bruit de leurs pas. De distance en distance, des lampes éclairaient les galeries ; elles étaient abondamment pourvues d’huile et l’on pouvait juger par là qu’elles avaient été allumées peu de temps auparavant.

Snail fit un geste. Une grande salle voûtée était entourée de sofas et de sièges. Le milieu était occupé par une immense table à l’extrémité de laquelle on voyait encore deux couverts mis, avec des reliefs de victuailles et des verres demi pleins. Le visage du colonel s’épanouit.

– Les convives ne sont pas loin, murmura-t-il. Ils n’ont pas même eu le temps d’achever leurs verres. Ils n’étaient que deux : lui et un autre.

– Qui, lui ? demanda le guide.

– Ce n’est pas ton affaire, l’ami. Allons plus loin.

Il n’y avait pas d’autre porte que celle qui donnait sur la galerie. C’était donc par là qu’il fallait aller.

Snail, avant de s’éloigner, lampa le reste d’un verre :

– C’est bon, dit-il ; on boit ici du vin de France ; j’avais besoin de cela pour me donner des forces.

– Malheureux ! si ce vin était empoisonné ?

Le chenapan feignit de trembler et balbutia :

– Est-ce que les démons mangent et boivent, Votre Seigneurie ? Si j’avais bu dans le verre d’un démon, je serais pour le moins damné.

À la vérité, ce verre était le sien. Il avait dîné là avec Turnbull avant d’aller se poster vers la mare ; le couvert avait été laissé à dessein.

– Assez de sornettes, grommela l’officier ; conduis-nous ailleurs.

Ils trouvèrent encore plusieurs pièces dont la porte était ouverte. Dans chacune, un objet quelconque prouvait le passage très récent de plusieurs personnes. Ils y découvrirent même un gant de femme tout parfumé ; pour un peu, il eût été encore chaud.

Ceci laissa sir John rêveur. Il eût préféré de beaucoup ne pas trouver de femmes dans cette affaire ; mais il connaissait la réputation de don Juan attaché à la personne de Rio-Santo, et cet incident ne l’étonna qu’à moitié.

Il est fort désagréable d’arriver au gîte quand le lièvre vient de le quitter. Où était le lièvre ? À présent, on ne trouvait plus de portes ouvertes ; il n’y avait même pas de porte du tout. Les galeries silencieuses s’enfonçaient, larges et profondes, soutenues par des piliers et, malgré les précautions des soldats, leurs pas résonnaient sous les voûtes.

Cette promenade étrange impressionnait très fort les riflemen qui se demandaient si bientôt ils verraient le bout de ces vastes appartements souterrains où personne ne se montrait.

Par contre, maître Snail avait repris toute son assurance et marchait avec une certaine fierté aux côtés de son ami le colonel. Le drôle se permettait même de lui donner des conseils.

À quoi bon laisser des postes échelonnés le long de la route ? Au contraire, il fallait rappeler ceux qu’on avait laissés déjà. S’il y avait du danger, il était en avant, et non derrière : mieux valait disposer de toutes ses forces, car peut-être on allait rencontrer un piège formidable où les huit cents hommes ne seraient pas de trop.

Le chef acquiesçait et se laissait à tout bout de champ soutirer un schelling. À chaque découverte nouvelle, le vagabond quémandait et faisait ressortir ses mérites.

La troupe chemina plus d’une demi-heure ainsi, sans rencontrer âme qui vive. Snail avait plus d’aplomb et parlait maintenant à haute voix ; pourquoi se gêner, puisqu’il n’y avait personne ?

– Voici le couloir qui mène à l’escalier de la maison Mac-Nab, dit-il ; je le reconnais. Mais c’est inutile de s’y engager ; il se rétrécit à mesure et vos hommes ne pourraient passer qu’un à un. Si vous cherchez quelqu’un, milord, il faut diriger nos investigations ailleurs.

Le colonel fit vérifier l’existence du couloir. Les hommes qu’il envoya trouvèrent le pan de mur ouvert, s’abouchèrent avec ceux qui occupaient la maison et la cernaient au dehors. Snail reçut deux schellings pour son renseignement.

Tout à coup, il s’arrêta net, prêta l’oreille et donna des signes évidents d’inquiétude. Un grondement sourd résonnait à quelque distance ; les échos le répercutaient sous les voûtes.

– Écoutez, dit-il.

– C’est le torrent, répondit sir John. Nous allons en avoir le cœur net.

Avec deux cents hommes, il s’engagea résolument dans l’étroit boyau et moins d’un quart d’heure après, il se trouvait au bord d’un cours d’eau souterrain qui bouillonnait et, cent pas plus loin, disparaissait dans un gouffre avec un fracas terrible.

Ce qui l’étonna surtout, ce fut de trouver deux énormes roues, comme celles d’un moulin, tournant rapidement par la force de l’eau. Il y avait en ce lieu plusieurs machines inconnues de tous ceux qui étaient là et dont personne ne put définir le but. Où étaient les ouvriers chargés d’utiliser ces machines ?

On allait de mystère en mystère ; l’impression était de parcourir une ville morte. La vie y avait régné ; on y avait bu, mangé ; des traces de pas étaient encore toutes fraîches sur le sol et des roues motrices continuaient de tourner pour une besogne plus mystérieuse encore.

Tout compte fait, il y avait plus d’une heure que huit cents riflemen, envoyés par le gouvernement anglais pour s’emparer d’un homme, le cherchaient au fond d’un souterrain, se rendaient compte de sa présence et craignaient maintenant de le rencontrer.

Des soldats qui redoutent un ennemi à découvert ne peuvent être que des poltrons et des lâches. Mais pour peu qu’ils soient écossais, c’est-à-dire superstitieux, à défaut de la lâcheté, dont il n’y a pas lieu, Dieu merci ! d’accuser les Écossais, – ils ne pourront se défendre d’une certaine inquiétude en présence de circonstances qui sortent du naturel et affectent une allure mystérieuse.

Ceux qui avaient pénétré dans la maison de Mac-Farlane avaient vu le poignard dans le foyer et cette histoire, en s’amplifiant, avait eu vite fait de parcourir les rangs. Les funérailles du laird, incompréhensibles pour presque tous, – à l’exception des officiers, – avaient frappé l’imagination de la plupart ; or, maintenant qu’ils erraient depuis une heure dans les entrailles du sol, au-dessous d’un château abandonné, parmi d’inextricables dédales et obligés de s’en rapporter à un vagabond rencontré sur le chemin pour se guider à travers cette demeure d’esprits infernaux, invisibles, insaisissables, et pourtant présents, tous les vieux contes d’Angleterre et d’Écosse entendus dans leur enfance leur revenaient à la mémoire. Ils se voyaient condamnés, malgré leur force, malgré leurs armes chargées, à évoluer éternellement dans ces galeries maudites où des roues tournaient toutes seules pour broyer peut-être des vies humaines et les précipiter dans le gouffre au-dessus duquel leurs volants bruissaient, plus rapides que la pensée.

Des murmures commencèrent à sourdre dans cette foule. Par la discipline, par un contact de chaque jour, presque de chaque heure, les chefs militaires sont appelés à connaître l’état d’âme de leurs hommes. Les officiers s’inquiétèrent et le colonel, le premier, vit la situation devenir grave. Que la panique s’en mêlât et tout à l’heure ceux qui connaissaient la seconde issue la montreraient à leurs camarades, s’enfuiraient par la maison de Mac-Nab ; les autres retourneraient sur leurs pas et chercheraient à ressortir par où ils étaient entrés, c’est-à-dire par le salon d’apparat du château. Un seul était content, mais ne le faisait point voir : c’était maître Snail.

Son Honneur le colonel des horse-guards était perplexe ; les choses n’allaient guère à son gré.

– Es-tu sûr qu’il n’y a que deux issues ? demanda-t-il à son guide.

– Je le crois, répondit malicieusement celui-ci. Mais vous êtes mieux renseigné que moi, puisque vous m’avez dit : Il y a un torrent dans le souterrain… Moi, je n’en savais rien.

– C’est vrai, dit sir John, en tirant son plan pour l’examiner ; il n’y a que deux issues ; les voilà. À moins que je n’aie été trompé.

Snail, impassible, l’observait du coin de l’œil :

– Milord, murmura-t-il, je ne suis qu’un pauvre petit vagabond, mais je vous ai déjà été utile et je puis vous l’être encore. Vous n’avez pas voulu me dire qui vous cherchiez dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe… Serait-ce donc Fergus le Rouge ?

Le colonel sursauta :

– Qui as-tu dit ? s’écria-t-il.

– J’ai dit Fergus le Rouge. Il existe des légendes sur son compte en Écosse. Mais ni deux mille soldats, ni dix mille ne pourraient le prendre.

L’officier réfléchit un instant et toisa son interlocuteur avant de se confier à lui :

– Celui que je cherche, dit-il, s’appelle aussi Fergus : Fergus O’Breane, marquis de Rio-Santo !… As-tu jamais entendu parler de lui ?

– C’est peut-être le même que Fergus le Rouge ? répliqua Snail ; je n’en sais rien. On vous a donc dit qu’il était ici ?

– On me l’a dit…

– Alors, cherchons-le. Si je vous le fais découvrir, si grâce à moi vous entendez sa voix, combien me donnerez-vous de couronnes ?

Le colonel le secoua de ses mains puissantes :

– Tu sais où il est et tu nous trahis, s’écria-t-il ; je vais te faire passer par les armes.

Snail sourit :

– Si je savais où il est et si je le connaissais, dit-il, vous me paieriez très cher et je ne serais plus vagabond. Ne nous disputons pas, milord, et cherchons.

Sir John frappa du pied :

– Où est Rio-Santo ? grommela-t-il. Il faut que je le ramène à Londres vivant ou mort.

Où était Rio-Santo ? Il continuait à boire du champagne avec Angelo Bembo, Randal Grahame, la comtesse de White-Manor et les deux sœurs Mac-Farlane. Avec les deux premiers, il savait ce qui se passait et, quand il se levait de table, c’était pour aller voir ce que devenaient, dans les galeries, les riflemen de Sa Majesté la Reine.

Le docteur Moore n’avait pu indiquer sur son plan ce qu’il ne savait pas. Il ignorait où étaient les appartements particuliers de Rio-Santo dans les souterrains de Crewe et souvent il était passé devant la porte qui y donnait accès sans la voir. C’est que cette porte était un rocher se confondant avec les autres : tout le long des souterrains, la paroi était de même ; il fallait savoir où poser son doigt pour entrer chez Rio-Santo.

On pouvait y rire, y chanter, sans être entendu de personne. Le docteur Moore ignorait encore que, dans les souterrains de Crewe, il y avait deux galeries superposées, du moins sur une partie. On ne peut tout savoir, même quand on a la prétention d’être un jour le maître ! Il y avait tant de choses qu’ignorait le docteur Moore !

Snail s’était réconcilié avec le colonel et celui-ci en avait été pour quelques pièces de monnaie.

Ces souterrains sont vastes comme Londres, dit le coquin ; vous n’avez pas assez d’hommes ici, milord ; ceux qui sont en haut se croisent les bras au soleil et font un métier de paresseux. Je vous l’ai dit : Si vous cherchez Fergus le Rouge, dix mille hommes ne seraient pas de trop. Envoyez chercher les autres.

– Tu plaisantes, l’ami. Les deux issues dégarnies, il fuira par l’une ou l’autre.

– Faut-il donc douze cents soldats pour garder deux portes ? C’est donner une piètre idée de ce que vaut chacun, milord. Mais faites comme vous l’entendrez ; je suis votre guide et non votre aide de camp. J’avais toujours cru, cependant, que quand une meute était trop faible, on lui adjoignait d’autres chiens.

Le colonel se tâta :

– Peut-être as-tu raison ? dit-il ; on laissera cinquante hommes à chaque issue. Qu’on aille chercher le reste.

Vingt minutes se passèrent. Il fallait le temps aux horse-guards de mettre pied à terre et de remettre leur bride à des hommes qui tiendraient les chevaux haut-le-pied. Un flot d’habits rouges et verts s’engouffra dans les profondeurs du sol. Les souterrains de Crewe étaient vastes comme Saint-James Park et n’étaient pas remplis encore ; il y grouillait pourtant plus de dix-huit cents hommes de belles troupes de Sa Majesté la Reine.

Elles avaient pour chef sir John Hardson, colonel de horse-guards. Mais leur véritable chef en ce moment était Snail, le plus bel ornement de The Pipe and Pot, la fine fleur de la canaille londonienne.

Tout à coup, il se frappa le front, toucha le bras du colonel :

– Si je n’avais été vagabond, j’aurais pu faire un général, dit-il avec emphase. Il y a une chose que Votre Seigneurie n’a pas vue et qui n’est pas marquée sur son plan ; le plan qui est dans ma tête vaut mieux que votre papier. Quand je vous l’aurai dit, j’aurai gagné ma couronne ; car vous me devez encore une couronne, milord, et cela vaut davantage.

– Parle, alors, et hâte-toi !… Mes hommes s’énervent et moi, je perds patience.

– Il faut pourtant de la patience à Votre Honneur pour m’écouter ; mais je ne vous ferai pas languir. Tout ce que nous venons de fouiller des souterrains de Crewe n’est qu’une partie ; il doit y avoir ailleurs un repaire, une forteresse. Je n’ai jamais vu de forteresse, milord, mais si j’en construisais une, je voudrais qu’il y eût tout autour des murs en chemin de ronde et des galeries secrètes qui conduiraient au centre même de la place.

– Ton intelligence m’étonne, l’ami ; le jour où tu voudras être horse-guard, je serai témoin de ton engagement.

– Je remercie Votre Seigneurie. Au fait, peut-être mon avenir est-il là ; il y a de si étranges choses dans la vie ! En attendant, depuis que nous tournons dans ce labyrinthe, il me semble avoir vu quelque chose qui ressemblerait assez à un chemin de ronde.

– Parle vite, voici ta couronne, s’écria le colonel. Le repaire est au centre : nous tenons Fergus.

Snail empocha la pièce d’or et sourit :

– Ne nous pressons pas tant, dit-il ; je crois avoir vu, mais je ne suis pas sûr d’avoir raison.

Il n’entraîna pas moins le colonel vers un couloir circulaire auquel aboutissaient des corridors où quatre hommes pouvaient aisément passer de front. Un examen rapide des lieux permettait de croire, à ne s’y point tromper, que toutes ces galeries convergeaient vers un point central, où sans nul doute s’était réfugié Rio-Santo.

Là, du moins, il se défendrait et qui sait de quels moyens il disposait ? Mais le plan d’attaque était simple et il était unique : après une reconnaissance du chemin de ronde pour savoir combien de voies y aboutissaient, il suffirait de fractionner les forces, dont chaque fraction s’élancerait vers le centre. La disposition même des lieux était, vu le nombre des assaillants, absolument favorable à ceux-ci : Rio-Santo serait pris comme dans une souricière.

Le couloir circulaire eût fait le tour de tout un quartier de Londres. Les soldats s’y glissèrent peu à peu, formant un cordon ininterrompu ; mais ils durent allumer des torches, car là il n’y avait plus de lampes ; c’était une présomption nouvelle qu’on allait y trouver l’adversaire. Les riflemen avaient cessé de maugréer et les horse-guards trouvaient l’aventure plaisante. Le colonel avait calculé le temps qu’il faudrait pour former le cercle de fer et les officiers tenaient leur montre à la main. À la même minute, les dix-huit cents hommes se précipitèrent à l’assaut des couloirs.

Sir John eût pu se retourner ; il n’eût point vu Snail derrière lui. Au signal, celui-ci s’était effacé contre le mur. Quand le flot humain eut passé, il ricana et regagna prestement les galeries éclairées.

– On va recruter ferme pour les horse-guards et les riflemen, dit-il ; le malheur est que je ne me sente aucune vocation pour le métier des armes.

Chaque couloir avait exactement trois cents mètres de long ; il y en avait douze. Juste au milieu de chacun d’eux, de chaque côté de la paroi, se dressaient deux poteaux entaillés sur toute leur hauteur en forme de cornières. Dans une galerie supérieure, il suffisait de presser un bouton pour faire tomber douze portes de fer capables de résister à n’importe quelle force humaine. Elles glissaient dans les rainures des poteaux et fermaient les douze couloirs.

Les Anglais les avaient dépassées depuis deux minutes à peine qu’elles descendirent derrière eux, leur fermant toute retraite. Ils s’en aperçurent, et les coups de crosse dont ils frappèrent leur masse ne réussirent qu’à éveiller de formidables échos. La plupart d’entre eux devinrent blêmes et laissèrent tomber leurs fusils. Puis un cri de colère monta, effrayant et lugubre, se faisant jour vers le ciel, dont on apercevait, à l’extrémité des couloirs, un coin bleu. Les parois étaient lisses, il n’y avait aucun espoir de s’y accrocher pour regagner la surface du sol. Plus bas, se creusait un gigantesque trou noir.

Tous ceux qui étaient en avant s’étaient arrêtés au bord de l’abîme avec un cri de terreur. Quelques-uns, entraînés par leur course, avaient tournoyé, mais le trou était si profond qu’on n’avait pas même entendu le bruit de leur chute.

Il y avait là dix-huit cents hommes, plus pâles que des cadavres, ayant devant eux un précipice béant, derrière un rempart de fer. Quels supplices leur étaient réservés ? La mort horrible par la faim, qui les ferait se dévorer les uns les autres, jusqu’à ce que le dernier survivant mourût à son tour ! Ou bien l’eau et le feu, qui envahiraient peu à peu ce tombeau gigantesque et le transformerait en charnier ?

C’était un homme qui avait fait cela, un homme qui ne reconnaissait pas la justice anglaise et voulait que l’Angleterre mourût pour faire servir ses cendres à la renaissance de l’Irlande. Il avait eu des juges, il avait eu des geôliers ; le nombre en était trop infime pour l’arrêter dans sa marche. On venait de lui imposer le nombre ; à quoi bon ? Quand deux hommes étaient devant lui, il les abattait ; quand il y en avait deux mille, il ne daignait pas même se montrer à eux et, sur un coin de table où il sablait du champagne de France, il signait leur arrêt de mort.

Quand, naguère, il disposait de la Famille tout entière, la lutte était inégale, mais pour combattre un peuple, du moins avait-il une armée. Aujourd’hui que cette armée lui manquait, ou du moins qu’il ne voulait plus s’en servir, on en envoyait une contre lui ; un peuple se dressait contre un homme, parce qu’il le croyait vaincu. L’homme tout seul, disposant à peine de quatre ou cinq compagnons fidèles, détruisait l’armée et bravait le peuple dont il avait juré la perte. Qui donc, à cette heure, était le condamné à mort, quand la justice anglaise n’avait pas même eu le temps de faire dresser pour lui la potence, que déjà il détenait entre ses mains la vie de deux mille Anglais ?

Les faire souffrir, les laisser expirer dans les angoisses de la faim ? Que non pas. Pas plus cela que leur rendre la liberté ! Autant de moins qui encombreraient sa route et qui étaient venus pour l’arrêter, le traîner au gibet.

Le marquis de Rio-Santo fronça les sourcils et sur son front, où depuis longtemps n’était apparue la cicatrice, elle traça son sillon.

– Buvons à l’Irlande libre et forte, dit-il, à l’Angleterre abaissée et détruite ! Comtesse de White-Manor, et vous Clary, vous non plus, Anna, ne tremblez pas de ce que vous allez entendre : c’est une faible partie de la puissance anglaise qui va s’effondrer. Le jour de l’écroulement final, le monde entier sera remué.

Il se retourna et posa le feu de son cigare sur une mèche qui se mit à crépiter. Un temps assez long s’écoula dans un silence angoissé : Fergus O’Breane tirait de son cigare des bouffées, les lançant en spirales vers la voûte. Dans les cercles qui se formaient, il lisait l’avenir de l’Irlande.

Soudain, la terre trembla comme si elle se fût entrouverte ; les verres placés sur la table se brisèrent et la comtesse de White-Manor, qui tenait encore le sien, le laissa tomber en poussant un cri d’effroi. Le château de Crewe dut osciller sur sa base et la maison de Mac-Nab s’effondra, écrasant les cinquante soldats qui la remplissaient.

La partie des douze couloirs où les Anglais étaient entassés était minée depuis longtemps, or Randal Grahame avait dit le matin même à Rio-Santo :

– J’ai visité les tonneaux de poudre : le compte y est.

L’ancien laird de Crewe avait fait jeter vingt mille tombereaux de terre dans le Grudy-Hole, le trou gourmand ; ils y avaient disparu comme une barque au fond de la mer.

En allumant une mèche avec le feu de son cigare, le marquis de Rio-Santo venait de jeter dix-huit cents cadavres anglais dans le Grudy-Hole !… Le gouffre n’était point comblé.

Il est un gouffre plus grand que le Grudy-Hole, que ni Rio-Santo ni d’autres ne sont parvenus encore à combler : c’est celui de la fourberie, de l’injustice, de la cruauté et de l’insatiable rapacité anglaise ! Des temps se lèveront où la puissance britannique, minée comme le trou gourmand du souterrain de Crewe, s’effondrera dans un fracas terrible !… Qui donc y mettra le feu ?… Un pauvre Irlandais martyr, un Hindou affamé… Où le léopard a planté ses griffes, il a coulé du sang, et la terre fécondée de sang fait germer la haine !

Quand l’explosion de la vengeance dont ont soif les peuples opprimés par Albion aura retenti par le monde, le Grudy-Hole anglais sera plein jusqu’au bord et ne pourra plus rien engloutir. Il cessera d’être et, pour la première fois, on pourra planter, là où il aura existé, le drapeau du droit et de la justice !

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