IX RÉPARATION D’HONNEUR

C’était encore une chambre à coucher, et, derrière le lit à colonnes, c’était encore un oratoire. La forme de la pièce était absolument la même, et l’on eût pu se croire encore dans la retraite de la bonne duchesse, sans la différence de l’ameublement. Pour compléter la ressemblance, une des parois de l’oratoire était recouverte par un grand tableau de Montanez, représentant aussi l’époux et l’épouse du Cantique des cantiques.

Ces deux tableaux, évidemment destinés à se faire pendant, semblaient s’appeler l’un l’autre, séparés qu’ils étaient par toute l’épaisseur du principal corps de logis de la maison de Pilate.

La parité des deux chambres était, du reste, un résultat de la symétrie des bâtiments. Elles occupaient en effet une position parallèle aux deux extrémités du corps de logis, et formaient le premier étage des deux pavillons carrés qui flanquaient la façade.

De tout temps ces deux pièces avaient servi de retraite, l’une au bon duc, l’autre à la bonne duchesse, depuis l’époque où le grand marquis de Tarifa éleva ce monument aux pieux souvenirs de ses voyages en terre sainte.

Le duc actuel, pendant son séjour à Séville, après son mariage, avait fait placer seulement les deux tableaux, l’un dans sa chambre, l’autre dans la chambre de sa femme. Les serviteurs de Medina-Celi pouvaient se souvenir qu’à cette époque un artisan maure avait exécuté, à l’intérieur de la maison de Pilate, de longs et mystérieux travaux.

L’ameublement de la chambre à coucher du bon duc était simple et grand. Nos jeunes seigneurs, clients de Galfaros et amoureux des modes françaises, l’auraient, certes, trouvé trop austère, mais il allait bien aux souvenirs et à l’histoire de cette solide maison de Guzman qui avait fourni tant de héros à l’Espagne. On y voyait appendue aux murailles la série des reliques et trophées que l’illustre pélerin avait rapportés de Palestine. On y voyait aussi divers plans de la vallée du Jourdain et des lieux célébrés dans les saintes Écritures.

À l’heure où nous entrons dans cet antique et vénérable musée, sa physionomie évangélique était un peu déparée par certains objets qui contrastaient grandement avec l’ensemble du décor, et surtout par un désordre général qui semblait de fraîche date. Le lit défait avait ses couvertures à la diable ; des débris de réveillon restaient sur les tables. Un manteau était jeté fort irrévérencieusement sur la crèche, cachant les trois mages et une partie des paysans de Bethléem. Un bonnet de nuit coiffait insolemment l’urne authentique qui contenait l’eau du Jourdain.

Vous eussiez dit qu’Héliodore était entré dans le temple. Rome avait ouvert ses portes au fléau de Dieu. C’était l’outrage de la conquête.

Et pourtant, il n’y avait là ni païen, ni mécréant.

Le bon duc, réintégré depuis la veille au soir dans le palais de ses pères, était tranquillement étendu sur une ottomane et devisait avec un personnage discrètement couvert, qui tenait dans le monde une position officielle et honorable : le seigneur Pedro Gil, oïdor second à l’audience de Séville.

Que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

a dit notre La Fontaine. En prison le choix des distractions n’est ni très copieux ni très varié. Quand on n’est pas du tempérament de ceux qui font l’éducation des mouches ou élèvent des araignées, quand on n’a pas cette poétique puissance des esprits repliés sur eux-mêmes et suffisant aux besoins d’une longue solitude, on se laisse aller parfois. Les exemples abondent. La prison a écrasé plus d’un grand cœur, étouffé plus d’un grand esprit.

L’oiseau trop longtemps captif ne sait plus voler. L’âme aussi peut perdre ses ailes dans ces cages, avares de jour et d’air.

Le bon duc avait prés de lui un guéridon. Sur le guéridon étaient rangées quelques bouteilles de grès, courtes et ventrues comme celles qui servaient alors à conserver les parfums du nectar de l’Espagne, le xérès mayor de Rota. Une tasse de bonne taille, à demi pleine d’or liquide, accompagnait les flacons.

Un plat de jambon vermeil, soit qu’il eût été fumé à Andujar, soit qu’il eût été flambé à Padoue, étalait entre les bouteilles ses tranches appétissantes et violemment parfumées par l’ail, cher aux fortes haleines. Horace, poète du Midi pourtant, a maudit l’ail « plus empoisonné que la ciguë ; » mais l’ail peut se passer des flatteries de la muse, soutenu qu’il est par la tendresse des portefaix.

Le bon duc avait donc pris ce goût en prison : bien manger et mieux boire. Chez nous, pour arriver au même résultat, beaucoup de gens n’ont pas besoin d’une captivité de quinze ans.

Le bon duc était en négligé du matin. Sa pose indiquait la volonté de se mettre absolument à son aise. Un magnifique costume était étalé non loin de lui, attendant le moment où Sa Grâce daignerait le revêtir. Le seigneur Pedro Gil se tenait debout à quelques pas. Il avait l’air soucieux, étonné, inquiet. Il gardait le silence.

– Je vous dis, maître Gil, prononça le bon duc en bâillant, et comme un homme qui poursuit avec fatigue un entretien dépourvu d’intérêt, je vous dis que votre vieux Zuniga m’ennuie… Par Saint Jacques ! je suis habitué à fréquenter de joyeux lurons qui ont besoin de leur esprit pour vivre. Tous vos grands seigneurs sont épais, ils m’endorment… je veux que vous m’ameniez ici quelques bons gaillards qui sachent un peu ce que parler veut dire… Pensez-vous que je vais vivre ici en ermite !

– Il faut d’abord, répliqua Pedro Gil sèchement, que nous fassions nos affaires… Quand nos affaires seront faites…

– Mon ami, interrompit le duc, qui renversa sa belle tête sur les coussins, je me moque de vos affaires comme d’un pépin d’orange… Si vous vous mettez toujours en avant, je vous préviens que nous ne ferons rien qui vaille… moi d’abord, vous ensuite : voilà l’ordre logique.

Le rouge monta si violemment au visage de l’oïdor que l’émail de ses yeux lui-même s’injecta. Ses deux poings se fermèrent et un tremblement agita ses lèvres.

– Ah çà, maraud ! s’écria-t-il, incapable de contenir plus longtemps la colère qui l’étouffait, penses-tu pouvoir ainsi te moquer de nous ?…

Hernan de Medina-Celi ne quitta point sa pose indolente.

Il prit seulement sur la table une sonnette qu’il agita.

Un valet parut.

– Comment se nomme ce garçon ? demanda le duc du ton le plus paisible.

– Alonzo Nunez, répondit l’oïdor.

– Merci… Alonzo Nunez, mon ami, tiens-toi dans le corridor avec deux de tes camarades. Il se peut que j’aie besoin de toi ce matin pour jeter un insolent par les fenêtres.

– Son Excellence n’aura qu’à parler, répliqua le Nunez avec un sourire de mécontentement zélé.

– Va, mon garçon, et choisis deux bonnes paires de poignets.

Alonzo sourit. Pedro Gil avait de l’écume sous sa moustache. Il fit un pas vers l’ottomane. Le bon duc but une gorgée de xérès.

– N’ajoutez pas un mot, seigneur oïdor, dit-il, après avoir savouré une copieuse lampée de ce noble breuvage digne de la bouche des rois, si vous voulez que nous nous entendions, qu’il ne vous arrive plus jamais… jamais, vous me comprenez, de perdre le respect, même quand nous serons seuls !

– Tu te prends donc au sérieux ? voulut poursuivre Pedro Gil.

– Ces façons familières de parler ne me conviennent pas, maître Pedro. Je ne familiarise qu’avec les gens de ma sorte… Vous irez, ce matin, au quartier des gueux… vous m’amènerez Escaramujo, un épileptique de talent, dont je compte faire mon écuyer ; Mazapan, un vieux brave qui fait la paralysie à miracle : il sera mon secrétaire : et Maravedi, une jeune peste de bien belle espérance, que j’élèverai du premier coup à la dignité de page.

– Mais vous ne songez pas…

– Si fait ; cette vie d’apparat est triste : je veux y semer quelques fleurs. Escaramujo, Mazapan, Maravedi… et d’autres que je me réserve d’appeler, car il y aura beaucoup d’élus, seront une compensation aux visites de votre vieux ministre, de votre commandant des gardes, de votre président de l’audience…

Il eut un long bâillement au souvenir de ces trois hommes d’État.

– Et aussi aux visites que vous voudrez bien me rendre, seigneur oïdor, acheva le bon duc, quand le spasme eut pris fin.

Pedro Gil s’inclina, tâchant de prendre un air moqueur.

– À la bonne heure, fit le duc ; essayons un peu de raillerie ; cela couvre bien une défaite… et vous êtes battu à plate couture, maître Pedro Gil… Voyons ! parlons raison. Avez-vous pu croire un seul instant que j’abandonnais une position de premier ordre pour devenir le très humble serviteur d’un coquin tel que vous ?… coquin subalterne encore, exposé douze fois chaque jour à avoir les oreilles coupées !…

Si vous vouliez commander, messeigneurs, il fallait prendre un homme du commun, habitué à obéir… Le bon sens dit cela, que diable !… Vous m’avez choisi pour le hasard d’une ressemblance. Cette ressemblance elle-même devait vous ouvrir les yeux… Je ressemble à un duc trait pour trait, et si parfaitement que cela tient du miracle… n’est-ce pas preuve que Dieu s’est servi pour nous deux du même moule ?…

Je vaux le duc à priori, comme nous disions à l’Université… En creusant le parallèle, je vaux dix fois, je vaux cent fois le duc, car il est parti de très haut pour aboutir à une prison, où l’on boit tiède, où l’on mange fort mal, où l’on dort sur une botte de paille, tandis que moi, parti des profondeurs où l’on jeûne, je suis arrivé, dès longtemps, à compter mes jours par mes bombances.

Je jure par l’écusson vénéré du marquis de Tarifa, mon aïeul, ajouta-t-il avec une solennité burlesque, que depuis dix ans et plus je me couche ivre chaque soir…

Item, je jure que je ne m’enivre jamais qu’avec du bon.

Item, je jure qu’il me faut beaucoup de bon pour me mettre dans cet état heureux qui prouve la supériorité de l’homme sur la brute… Seigneur Gil, ce sont là des faits, et notre professeur de logique avait coutume de dire : Un seul fait vaut tous les arguments du monde.

Le seigneur Gil avait perdu son sourire sarcastique. Ses épais sourcils s’abaissaient sur ses yeux, et son front se ridait. Évidemment le seigneur Gil était livré à des réflexions profondes.

– La forme n’y fait rien, dit-il enfin, et j’ai eu tort d’entamer cette guerre… Du moment que vous exécutez nos ordres…

Le duc l’arrêta d’un geste plein de grandeur et de véritable fierté.

– Je vous interdis ces expressions, dit-il en se levant sur le coude : la forme fait beaucoup. Je suis un homme de formes… Je prends l’engagement de ne jamais exécuter vos ordres.

– En ce cas…

– Je vous prie de vous taire quand je parle, maître Gil. Je ne veux pas de vos ordres… Seulement, comme il est certain qu’une sorte de pacte a été conclu entre nous, quand vos fantaisies ne gêneront en rien les miennes, je pourrai à l’occasion vous donner un coup d’épaule… Ainsi par exemple, pour ce qui regarde ce fameux mariage, vous me présenterez le jeune homme… et si le cavalier a le don de me plaire…

– Vous présenter le comte de Palomas ? se récria l’oïdor.

– Et pourquoi non, insolente espèce ! n’est-ce pas la hiérarchie ?… De comte à duc, lequel a le pas ?

– Mais c’est le propre neveu du comte-duc !…

– Nous autres Medina, nous sommes les cousins du roi !

Ce disant, le bon duc passa ses doigts dans ses cheveux avec une adorable fatuité, puis il reprit :

– En conscience, marie-t-on sa fille unique sans avoir vu au moins le fiancé ?

– Esteban, prononça l’oïdor d’une voix sourde, croyez-moi, vous jouez là un jeu dangereux.

– Où est cet Esteban ? demanda le bon duc en promenant son regard tout autour de la chambre.

– N’équivoquons pas.

– Soit. Je suis brave dès qu’il ne s’agit pas de manier cet outil stupide et brutal qui se nomme une épée… Les jeux périlleux me plaisent. D’ailleurs, s’il faut parler franc, je ne crois pas courir le moindre risque… Il vous faut un duc de Medina-Celi ? Cela ne se trouve pas à chaque coin de rue… Tant que vous aurez besoin de moi, je suis à l’abri. En conséquence, la marche du jeu, pour continuer votre métaphore, est de s’arranger de façon à ce que vous ayez toujours besoin de moi.

Pedro Gil ne put retenir une grimace de suprême mécontentement.

Le bon duc, qui le regardait en face, repoussa son verre et se mit sur ses pieds.

– C’est assez bu, dit-il en redressant sa haute taille et en croisant ses bras sur sa poitrine, c’est trop bavarder ? je dois à d’autres soins mon intelligence et mon cœur. J’ai la gloire de ma maison à soutenir, maître Gil, et j’ai ma famille à aimer.

L’oïdor ayant haussé les épaules, le duc, sérieux et hautain, reprit avec une dignité qui eût certes fait honneur à un grand d’Espagne.

– Niez-vous le fait ? Je répète que cette discussion indécente me répugne et me fatigue… Si vous ne voulez pas de moi tel que je suis j’offre ma démission… J’abdique comme Dioclétien, comme Charles-Quint, et comme différents autres monarques dont les noms ne me reviennent pas pour le moment… Seulement, ces têtes couronnées déposaient le diadème, l’un pour un chapeau de paysan (si toutefois cette coiffure était portée par les villageois du Bas-Empire), l’autre, pour un capuchon de moine… Moi, au contraire, c’est en déposant un vain titre que je reprends mon sceptre légitime… Le duc est-il mort ? vive le roi !

Il agita de nouveau sa sonnette, et comme l’oïdor étonné le regardait avec une certaine inquiétude :

– Non… non, murmura-t-il, souriant en bon prince qu’il était, ce n’est pas encore pour vous faire jeter par la fenêtre.

Alonzo reparut. Derrière lui se détachaient les silhouettes de son père et de ses frères ; en tout, quatre Andalous trapus et barbus, dont les yeux étincelants se fixèrent à la fois sur le seigneur Pedro Gil.

Alonzo avait parlé sans doute. Les quatre Nunez avaient l’eau à la bouche. Obéir au bon duc et châtier du même coup l’intendant scélérat, c’était pour eux une double aubaine.

– Qu’on m’habille ! ordonna Son Excellence, qui lança loin de lui son manteau de nuit.

Au moment où les deux chambriers enraient en cérémonie avec les divers instruments de leur charge, Pedro Gil, affectant un profond respect, s’inclina fort bas et dit :

– Monseigneur, ai-je la permission de prendre congé ?

Les Nunez échangèrent entre eux un regard. Ce regard voulait dire : On va vous le donner.

Saint Jacques et saint Antoine ! tous les saints de Galice et tous les saints des Asturies ! les Nunez étaient de vrais lions qui attendaient ce Daniel dans la fosse. Leurs physionomies avaient une si bonne expression de férocité domestique que Pedro Gil eut un peu la sueur froide.

– Parfumez ma barbe et mes cheveux, disait cependant le bon duc ; j’ai été privé de tout cela en prison… vous allez voir que je suis encore frais, malgré mon âge et mes infortunes.

Les quatre Nunez eurent des larmes dans les yeux et Dieu nous préserve de railler la naïveté de leur attendrissement !

– Monseigneur, reprit Pedro Gil, toujours courbé en deux, j’ai sollicité la permission…

Le bon duc l’interrompit, disant avec cette haute bienveillance qui appartient seulement aux vrais grands seigneurs :

– Point, Pedro, mon ami, point !… asseyez-vous plutôt… on vous a traité ici fort sévèrement autrefois, et peut-être avec injustice… il vous est dû une réparation ; vous l’aurez.

Les Nunez rentrèrent leurs griffes loyales et refermèrent la porte. L’oïdor s’inclina et prit un siège. Il faisait de son mieux pour garder une mine sereine, mais il se disait : Le drôle a beau jeu !… Il tient les cartes, et il a de l’esprit comme une demi-douzaine de grands d’Espagne !

Le bon duc faisait paisiblement sa toilette.

Quand il eût revêtu les habits qui convenaient à sa naissance et à cette fortune qui excitait si fort la convoitise de la cour, il dit aux deux chambriers :

– Qu’on ouvre la porte à deux battants, et que tous les serviteurs de Medina-Celi soient admis à saluer leur maître !

– Comment me trouvez-vous, oïdor ? ajouta-t-il en se tournant vers Pedro Gil ; quinze années de captivité m’ont-elles enlevé toute ma bonne mine ?

Pedro Gil admirait. Il ne regrettait qu’une chose, c’était d’avoir trop bien choisi son comédien. L’acteur dominait le rôle.

– Maître Pedro, reprit le bon duc, quand vous aurez bien compris cette vérité incontestable, qu’il faut faire en tout et pour tout selon ma fantaisie, vous verrez que nous serons les meilleurs amis du monde… Je ne refuse pas, entendez le bien, de favoriser les vues de vos patrons… J’ai un faible pour le comte-duc, tel que vous me voyez… C’est aussi un comédien dans son genre, seulement il fait le genre lugubre… Veuillez me mettre un peu au fait du personnel de ma maison, car il faut que je dise un mot à chacun et vous sentez qu’après quinze ans d’absence j’ai pu oublier une foule de petits détails.

L’oïdor ne put que se prêter de bonne grâce à ce désir. Son intérêt était plus fort que sa mauvaise humeur. Le bon duc eut des renseignements courts et précis sur chacun de ses domestiques ; Pedro Gil était précisément l’homme qu’il fallait pour cela.

Bientôt une rumeur et un bruit de pas se firent entendre dans les corridors voisins. Les gens de Medina-Celi venaient passer la grande revue.

– Il ne me reste plus, dit le bon duc, qu’à mettre les noms sur les visages… Attention, oïdor ; tenez-vous près de moi et ne me laissez pas dans l’embarras.

– Peut-on entrer chez monseigneur ? demanda au seuil une voix vénérable.

– Approchez, guide respecté de mon enfance, répondit le bon duc qui ouvrit théâtralement ses deux bras, digne chapelain, mon directeur et mon précepteur… Approchez, frère Bartholomé… Mon noble père vous respectait, je vous aime !

La figure du vieux prêtre était baignée de larmes. Il voulut baiser la main de son maître, mais celui-ci l’attira dans ses bras.

C’était touchant. On a regret à dire que ces comédies peuvent atteindre aux grandes émotions de la réalité. Tous les cœurs battaient. Le vieux prêtre, défaillant, dut s’asseoir, car ses pauvres jambes tremblantes ne pouvaient plus soutenir le poids de son corps.

C’était son élève, ce maître qu’il revoyait après une si longue absence.

– Maintenant, dit-il, je puis mourir… Hernan ! mon cher enfant !… mon seigneur !

– Genuefa, votre nourrice… murmura Pedro Gil, qui riait dans sa barbe, incapable qu’il était de voir autre chose que le côté comique de la situation.

Le bon duc considéra un instant en silence une pauvre vieille femme courbée par l’âge, qui le contemplait l’œil humide, la tête branlante.

– Ma pauvre vieille mère Geneviève ! fit-il en un cri de l’âme parfaitement réussi.

Genuefa, galvanisée, redressa ses reins et vint tomber à ses genoux.

Il la releva ; il la pressa contre son cœur. Sur l’honneur, il pleurait.

Pedro Gil pensait :

– Un histrion merveilleux !… Talent de première force !

– Elle a mangé plus d’ail que moi, lui dit le bon duc à l’oreille.

– Elle a deux fils à l’armée, répliqua l’oïdor.

– Geneviève, ma seconde mère, reprit aussitôt le Medina-Celi, ta douce image m’a visité souvent dans ma captivité ; je m’occupais de toi… j’ai appris que mes deux frères de lait servent le roi.

– Feliz est mort, balbutia Genuefa.

– L’autre se nomme Lazaro, souffla l’oïdor.

– Nous ferons de Lazaro un capitaine, dit le bon duc.

Genuefa joignit ses pauvres mains ridées.

– Il se souvenait de nous ! murmura-t-elle en extase.

Puis, comme le chapelain :

– Je puis mourir ! oh ! je puis mourir !…

– Voici Manquera, le majordome, annonça tout bas Pedro.

– Que je sache seulement où il serre les doublons qu’il m’a volés ! grommela le duc.

Et tout haut :

– Serviteur intègre ! modèle des administrateurs probes et à la fois éclairés, Manquera, ta fidélité sera récompensée.

– Monseigneur… commença le majordome.

– Ta main ; c’est pour moi un bonheur que d’y poser la mienne.

– La famille Nunez, dit l’oïdor, une nichée de loups. La vieille a nom Catalina… elle est la nourrice de votre fille.

– N’aurons-nous jamais fini avec les nourrices ? gronda le Medina-Celi.

Et, sans transition, avec la rondeur affable des gens de bonne maison :

– Approchez, les Nunez, approchez, mes amis, ne craignez rien ; j’ai été on ne peut plus satisfait des soins que vous avez donnés au palais de mes pères… Catalina, ma bonne, nous avons pris de l’âge. Hé ! hé ! la dernière fois que nous sommes vus, vos cheveux étaient noirs… Comment va, vieux Pascual ? Nous sommes encore verts, n’est-ce pas vrai ?

Les Nunez avaient mis un genou en terre.

– Et les fils ? demanda le Medina en se tournant à demi vers Pedro Gil.

– Miguel… Alonzo… que le diable emporte l’autre ! son nom ne me revient pas.

– Tu étais un enfant, Miguel… Alonzo, je t’ai vu haut comme cela… et le troisième… la peste soit de ma mémoire ! enfin tu es Nunez aussi, cela suffit… j’aime mieux votre nom, sur ma foi ! que celui de bien des gentilshommes…

– Savien, ancien écuyer du dernier duc, dit l’oïdor.

– Est-ce que je ne me trompe pas ! s’écria aussitôt le Medina ; mon vaillant Savien, l’écuyer de mon bien-aimé père et seigneur !… Viens çà, de par Dieu, bon homme, que je t’embrasse sur les deux joues !

Savien avançait, chancelant comme un homme ivre.

Le bon duc lui donna une double accolade.

– Ah ! ah ! reprit-il, te souviens-tu que tu m’apprenais à monter à cheval ?

– Votre Grâce daigne se rappeler ?…

– Morbleu ! cette chute, Savien… là-bas… dans ce fond, sur les rochers… Je faillis me briser le crâne, ni plus, ni moins…

– Jamais avec moi, monseigneur ! protesta le vieillard vivement. Vous étiez écuyer de naissance… Une chute !… vous ?… À douze ans, vous domptâtes l’étalon genet de Medina-Sidonia, votre cousin… Vous, une chute !…

– Mère de Dieu ! s’écria le duc en riant, ne vas-tu pas te vanter d’avoir plus de mémoire que moi, Savien ? La cicatrice est encore là, sous mes cheveux… je montais l’étalon rouan… celui qui cassa l’épaule du maréchal ferrant quand on lui mit le feu sous le sabot pour la première fois.

Savien passa sa main sur son front.

– Celui qui cassa l’épaule ?… balbutia-t-il, du maréchal ferrant ?

– Vous glissez, monseigneur, murmura Pedro Gil à l’oreille du duc ; brisez là !

– Tu es vieux, mon ami Savien, dit le Medina ; tu te souviendrais mieux des aventures de mon honoré père.

– J’espère, murmura le vieillard, que monseigneur n’est pas irrité contre moi ?…

– Parce que tu as oublié l’étalon rouan ? allons donc !… Nous recauserons de tout cela, Savien…

– Carlotta, la femme de charge, dit Pedro Gil, continuant de présenter au duc les gens de sa maison.

– À la bonne heure ! fit joyeusement le duc, en voici une qui a pris de l’embonpoint !… Me contrediras-tu aussi, toi, Carlotta, si j’avance qu’autrefois on prenait ta taille entre les dix doigts ?

– Oh ! certes non, répondit la duègne, rouge de plaisir ; monseigneur était un jeune homme vif et de gai caractère.

– As-tu une fille, Carlotta ? Nous la marierons.

– Elle a distingué… dois-je avouer cela à monseigneur ? Osorio, ce grand jeune homme, l’écuyer de madame.

– Elle choisit bien, par les cinq plaies ! Cet Osorio me conviendrait, si j’étais duchesse.

Il éleva la voix brusquement.

– Lequel d’entre vous, demanda-t-il, est Osorio, l’écuyer de ma femme ?

– C’est moi, seigneur ! s’il plaît à Votre Grâce.

– Cela me plaît, mon garçon… Vive Dieu, vous voilà beau cavalier… J’ai mémoire d’un Osorio, mais vous n’étiez qu’un enfant quand je partis…

– Son père était gouverneur de votre château du Muchamiel, dit l’oïdor.

– L’Osorio dont Votre Grâce daigne parler… commença l’écuyer.

– Saint Jacques ! s’écria le bon duc ; j’y suis ! je cherchais à qui tu ressemblais… Je passai une semaine, en l’an 1628, au château de Muchamiel, dont ton père tenait le gouvernement…

– Précisément, seigneur, c’était mon père.

– Et il le tenait bien, Dieu vivant !… Je sais que la duchesse est contente de toi, l’ami : j’aurai soin de ta fortune.

Puis, tout bas, à Pedro Gil :

– Je ne me suis tant ennuyé de ma vie !… À un autre, souffleur !… et tâchons d’en finir !

Pedro Gil ne demandait pas mieux. Il enfila un chapelet de noms, accolant à chacun une épithète caractéristique ou une courte apposition. Le bon duc, brodant aussitôt ce thème avec une merveilleuse adresse, acheva sans encombre sa distribution de compliments et de souvenirs. Tout le monde eut sa part, tout le monde fut content. L’enthousiasme était général.

On n’entendait que ces mots haletants et accentués par l’émotion :

– Quel maître nous avons ! quel bon maître !

– Ouf ! dit le duc, quand il eut comblé, pour couronner l’œuvre, le cuisinier en chef, dont il prétendit avoir reconnu les ragoûts, la veille au soir, après quinze ans de jeûne ; voilà une assommante histoire !… À votre tour, oïdor !… voyons si vous savez amener une larme à votre œil.

– Seigneur Pedro Gil ! reprit-il à haute voix et d’un ton véritablement solennel, le roi notre maître vous a jugé digne d’occuper une place importante dans la magistrature, mais, lorsque j’ai quitté Séville, vous étiez, vous aussi, au nombre de mes serviteurs.

– Je ne l’ai pas oublié, monseigneur, et je m’en honore, répondit l’auditeur qui se tenait sur la réserve.

L’assemblée n’était pas pour lui. Tout le monde restait froid.

– Pedro Gil, continua cependant le bon duc, donnez-moi votre main… Devant tous ceux qui sont ici rassemblés, moi, Hernan-Maria Perez de Guzman, marquis de Tarifa, duc de Medina-Celi, je vous fais réparation d’honneur !

Il y eut des murmures.

L’oïdor était très pâle.

D’autres que nous ont dû éditer cette observation, curieuse au premier chef : les acteurs eux-mêmes subissent l’impression d’une mise en scène bien faite.

– Je vous fais réparation d’honneur, répéta le bon duc d’une voix forte, en promenant son regard sur l’assemblée. Dieu m’est témoin que je n’accuse point la noble épouse que le ciel m’a donnée. Dona Eleonor de Tolède a agi selon sa conscience et dans la nature de ses pouvoirs ; mais la femme est une créature faible et facile à tromper…

– Monseigneur ! interrompirent à la fois Manquera le majordome et Osorio l’écuyer.

Un coup d’œil du bon duc arrêta la parole sur leurs lèvres.

– Ai-je parlé ? prononça-t-il lentement ; m’a-t-on entendu ? Quinze ans d’infortune ont-ils prescrit l’autorité que j’avais sur mes amis et sur mes serviteurs ?

Toutes les têtes se courbèrent. Le bon duc poursuivit d’un accent paternel :

– C’est le malheur des temps, vous ne connaissez pas votre maître ! Pouviez-vous voir son cœur à travers les murs épais d’une forteresse ?… L’âme de Medina-Celi ne peut pas être captive. Mon corps languissait dans les fers, mon esprit était au milieu de vous… Enfants, ne jugez pas ce qui est au-dessus de votre portée… Tout ce que cet homme a fait, je l’ai voulu… Et pensez-vous que les remparts de Alcala de Guadaïra soient tombés à mon commandement par miracle, comme autrefois les murailles de Jéricho au son de la trompette sacrée ?… Cet homme a gardé mon secret, cet homme a fait son devoir, cet homme, sauf la part qui revient à la miséricorde divine, est mon libérateur et mon sauveur !

– Que grâces vous soient rendues, monseigneur, lui dit Pedro Gil d’une voix altérée.

La situation le gagnait, comme l’avait prédit le bon duc, il avait, ma foi ! la larme à l’œil.

Le vieux Nunez s’avança le premier.

– Ce que mon maître veut, je le veux, dit-il ; réparation d’honneur au seigneur Pedro Gil !

Ce mot courut de bouche en bouche ; en courant il s’échauffa. Le sang andalous bout vite. Une minute après, on eût volontiers porté en triomphe le seigneur Pedro Gil, qui, par dévouement, s’était laissé accuser de concussions et autres vilenies pour travailler plus sûrement à la délivrance du bon duc.

Celui-ci donna congé. Tout le monde se retira dans des sentiments de componction et d’admiration. Pedro Gil participait à l’enthousiasme qu’inspirait le Medina-Celi. On a vu de ces abnégations sombres et sublimes, subissant tout, même la honte, pour arriver au but : Pedro Gil, pour employer cette forme éminemment espagnole, était le martyr de son dévouement.

Le bon duc se renversa sur l’ottomane et se reposa en un rire indolent et paresseux.

Pedro Gil le contemplait en silence. Sa tête travaillait. On voyait qu’une grande résolution était sur le point de naître en lui.

– Esteban, prononça-t-il avec une certaine hésitation, avez-vous cinq minutes à me donner ?

– Pourquoi m’appelez vous Esteban ? demanda le duc, sans faire paraître aucune colère.

– J’ai tort, répondit Pedro Gil ; c’était sans intention, je m’en excuse… Monseigneur peut-il m’accorder cinq minutes ?

Le duc regarda le cadran de la pendule.

– Cinq minutes, juste, répondit-il ; j’ai bien des choses à faire ce matin…

Pedro Gil se recueillit.

– J’ai mis douze ans, dit-il, après un court silence, à devenir oïdor second de l’audience de Séville… J’ai vendu mon âme au démon et j’ai risqué ma vie… Je ne suis pas riche, bien que j’aie volé effrontément… j’ai une fille, et chaque fois que j’entame une partie nouvelle, je sens que je joue ma fille… j’aime ma fille comme certaines gens aiment leur honneur ou leur conscience… ma fille est belle comme les anges blonds qui sourient dans les toiles de Murillo… elle a un nom d’archange : Gabrielle… Je vais, je viens, je travaille, je m’efforce, je sers dix maîtres à la fois, je me dévoue, je trahis, tout cela c’est pour ma famille… Je vous le dis franchement, seigneur : je n’ai point encore eu de maître pareil à vous ; or, si j’estimais mon maître, je lui serais fidèle…

– Et tu veux essayer de moi, ami Pedro ?

– À une condition, oui.

– Peste ! des conditions ! Traitons-nous de puissance à puissance ? un duc et un auditeur !

– Un auditeur qui a fait le duc, prononça Pedro Gil à voix basse.

– Et qui ne pourrait plus le défaire !

– Souhaitons, seigneur, que l’auditeur n’ait pas à l’essayer… je vais retourner toutes mes cartes devant vous : je sers le comte-duc, je sers Bernard de Zuniga, et je sers don Juan de Haro, ensemble parfois, parfois séparément, je les sers au besoin les uns contre les autres… je n’ai pas foi en eux… Je crois deviner en vous un vaste esprit et l’audace qui fait les grandes destinées. Si vous voulez, j’abandonne tout le reste et je suis à vous.

– Ta condition ?

– Que vous visiez haut, pour que la place que vous laisserez pour moi au-dessous de vous soit bonne.

– Qu’entends-tu par viser haut ?

– Le duc est mort… bien mort… Avant sa disgrâce, il était l’ami du roi… Le roi est inconstant ; un ami oublié depuis quinze ans sera fruit nouveau pour lui… Le comte-duc chancelle… Voulez-vous vous asseoir à la place du comte-duc ?

Le bon duc sourit et caressa sa barbe d’un air content.

– J’avais peur que tu me proposasses un tour à la Bragance, dit-il négligemment : détrôner le Philippe, fonder une dynastie, avec tes grands mots « viser haut… » Mais s’il ne s’agit que de jeter à bas cet hypocrite ministre, c’est chose entendue. Manifestement, la cour est trop petite pour nous contenir tous deux. Tu viens trop tard : la poudre est inventée, ami Pedro !

L’oïdor s’inclina. Désormais son humilité n’était plus feinte.

– N’est-ce pas beaucoup déjà, murmura-t-il, que mon pauvre esprit se soit rencontré avec la haute intelligence de Votre Grâce ?

– Si fait, répliqua bonnement le Medina ; si tu veux être un joyeux convive, je ne refuse pas de t’inviter au banquet. J’ai veillé cette nuit, j’ai médité, j’ai rêvé pour la première fois de ma vie… Merci Dieu ! je crois que je suis poète, tant j’ai eu de merveilleuses idées ! Le hasard m’a conduit ici par la main ; c’est que le hasard est un gai luron… Il veut rire, nous rirons tant qu’il lui plaira, j’en réponds !… Cette cour est une mascarade ; j’y veux des gaillards qui sachent y mener le carnaval… N’est-ce pas pitié de voir ce Guzman noyer si tristement la monarchie ?… C’était du moins dans un tonneau de malvoisie que Clarence voulait perdre plante… Va-t’en et fais ce qu’on t’a dit : Je veux Escaramujo, Mazapan et Maravedi… et pendant que je suis en train de monter ma maison, je nomme ta fille suivante première de dona Isabel de Perez Guzman, ma fille…

– Ma reconnaissance envers Votre Grâce ne peut m’empêcher de lui faire observer…

– Ton observation m’ennuie d’avance… Va, et fais dire en chemin à madame la duchesse que je désire l’entretenir sur le champ.

Pedro salua et sortit. Quand il eut exécuté la commission de Sa Grâce, il reprit le chemin de sa maison. En route il se disait :

– Il faudra jouer pair ou non pour savoir si je serai avec cet audacieux drôle contre mes anciens patrons ou avec mes anciens patrons contre cet audacieux drôle !

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