Admission des faits

There are more things in heaven and earth, Horatio,
Than are dreamt of in your philosophy.

SHAKESPEARE, Hamlet, act. I, sc. v.

Voilà 180 observations de manifestations de mourants (j’en ai encore autant d’inédites). Est-il possible, après les avoir lues consciencieusement et sans parti pris, de ne voir là que des inventions, des contes arrangés, ou des hallucinations avec coïncidences fortuites ?

Une négation pure et simple n’est pas acceptable ici. Sans doute, nous sommes dans l’extraordinaire, dans l’inconnu, dans l’inexpliqué. Mais une négation n’est pas une solution. Il nous paraît plus sage, plus scientifique, de chercher à nous rendre compte de ces phénomènes que de les nier sans examen.

Les expliquer est plus difficile. Comme nous le disions en commençant, nos sens sont imparfaits et trompeurs, et peut-être ne nous révéleront-ils jamais la vraie réalité, ici encore moins qu’ailleurs.

Ces récits ont été choisis parmi un nombre beaucoup plus considérable encore. Les lecteurs soucieux de se rendre compte de la nature et de la diversité de ces manifestations les auront lus avec intérêt et auront compris que si nous en avons publié une si grande quantité, c’est précisément pour établir qu’ils ne sont pas aussi rares, aussi exceptionnels qu’on l’imagine et parce que leur valeur s’accroît précisément en proportion de ce nombre.

On remarquera que, dans toutes ces relations, les détails sont aussi circonstanciés que possible, et qu’il ne s’agit pas d’hallucinations subjectives incertaines, douteuses et surtout anonymes. J’ai une horreur indisciplinée pour tout ce qui est anonyme, et je n’ai jamais pu comprendre, je ne comprendrai jamais qu’on n’ait pas le courage de son opinion, et que, possesseur d’une observation intéressante qui puisse faire avancer, si peu que ce soit même, nos connaissances, on n’ose pas en signer la relation, par peur de se compromettre et de déplaire aux amis influents, par crainte d’un ridicule, par intérêt, par préjugé superstitieux, par n’importe quelle raison.

Je remercie de nouveau toutes les personnes qui m’ont fait part de leurs observations, ayant d’ailleurs pris soin moi-même de suivre aussi discrètement que possible leurs indications. Nous avons dit plus haut qu’il y a, en moyenne, une personne sur vingt qui a éprouvé par elle-même ou connu par quelqu’un de ses proches des manifestations de cet ordre. Ce n’est pas du tout là une quantité négligeable. En général, on ne raconte pas ces sortes d’histoires à moins d’y être invité, et encore !

La question qui se pose maintenant est celle-ci : Quelle est la valeur réelle de ces récits ? Car la quantité ne suffit pas, évidemment : la qualité est un coefficient. L’analyse doit être ici qualitative aussi bien que quantitative. Qu’ils aient été inventés de toutes pièces pour mystifier les parents et amis auxquels ils ont été racontes, c’est une hypothèse qui a été sérieusement mise en avant, mais que nous commencerons par éliminer. Dans certains cas, il y a plusieurs témoins. En-d’autres cas, l’observateur a été tellement impressionné qu’il en a fait une maladie. Les premiers récits consignés ci-dessus m’ont été rapportés par des personnes en la sincérité desquelles j’ai autant de confiance qu’en moi-même. Les lettres qui viennent ensuite paraissent d’une absolue bonne foi. J’en ai fait vérifier environ un dixième, de diverses façons, et ce contrôle a toujours abouti à confirmer la vérité des récits, sauf quelques variantes insignifiantes.

Ces récits, d’ailleurs, ne diffèrent pas de ceux qui m’ont été faits par des personnes connues de moi depuis longtemps. Si les premiers sont véridiques, il n’y a pas de raison pour que ceux-ci ne le soient pas. La classe des farceurs et des « fumistes » est assez rare dans les relations de morts d’un parent, d’un père, d’une mère, d’un époux, d’un enfant. Ce sont là des deuils dont, en général, on ne rit pas à gorge déployée. On ne joue pas beaucoup avec ces sortes de sujets. Et puis, la sincérité a ses accents : « Le style, c’est l’homme », a dit Buffon.

Je suis avec ces correspondants dans le même cas qu’avec tous ceux qui m’envoient constamment, de tous les points du globe, leurs observations diverses en astronomie et en météorologie.

Lorsqu’une personne m’écrit qu’elle a observé une éclipse, une occultation, un bolide, des étoiles filantes, une comète, une variation sur Jupiter ou Mars, une aurore boréale, un tremblement de terre, un orage, un cas de foudre curieux, un arc-en-ciel lunaire, etc., je la crois d’abord de bonne foi et sincère, ce qui ne m’empêche pas d’examiner sa communication et de la juger. On peut répondre que la situation n’est pas identiquement la même, car une observation astronomique ou météorologique peut avoir été faite en même temps par d’autres personnes, ce qui apporte une sorte de contrôle.

Sans doute. Mais quant à l’opinion que je puis avoir de la sincérité de l’observateur, elle est absolument la même : je l’admets, sous bénéfice d’inventaire et avec tous les droits du libre examen. Dans les cas de télépathie et autres, ce sont les mêmes humains qui sont en jeu, qui jouissent de toutes leurs facultés intellectuelles, qui sont dans l’état d’esprit le plus normal, et qui le prouvent par leurs réflexions elles-mêmes. Je n’ai, a priori, pas plus de raison de me défier d’un savant, d’un professeur, d’un magistrat, d’un prêtre, d’un pasteur, d’un industriel, d’un agriculteur lorsqu’il m’expose un fait psychique que lorsqu’il m’expose une observation physique. Cependant, comme ces faits sont plus rares et moins croyables, notre faculté d’admission est plus sévère, et, pour ma part, j’ai commencé par en contrôler un grand nombre, par prendre des informations, par faire des enquêtes, qui ont presque toujours abouti à confirmer purement et simplement les relations reçues. C’est ce qu’a fait aussi, de son côté, la Société psychique de Londres. Malgré certaines variations dans les récits, certaines obnubilations de mémoire, on constate presque toujours que le fait primitif est réel et non pas inventé.

Mais si les imposteurs sont rares, les illusionnés sont nombreux. Ils sont légion dans cet ordre de choses. Nous avons apprécié au chapitre II l’étendue de la crédulité humaine. Toutefois, le style des crédules et des fanatiques est aussi très caractéristique.

Une seconde appréciation, plus soutenable, est de penser qu’en général le fond est vrai, mais que les faits observés ont été amplifiés et arrangés, de la meilleure foi du monde, pour cadrer avec les événements. Ce seraient des hallucinations, que l’on n’a mises en relief que dans les cas où il y a eu coïncidence de mort, cette coïncidence ayant même pu n’être qu’approchée, et resserrée ensuite après coup.

J’ai examiné et discuté cette hypothèse également avec la plus grande attention, et j’ai conclu qu’elle n’est pas suffisante non plus. 1° Dans les cas où j’ai pu contrôler les faits, j’ai constaté qu’ils se sont passés à peu près tels que les récits les avaient rapportés ; 2° les personnes qui les décrivent prennent, en général, le soin de faire remarquer qu’elles sont d’un état de santé normal, qu’elles ne sont pas sujettes aux hallucinations, qu’elles ont observé, constaté les faits avec le plus grand sang-froid et qu’elles en sont certaines ; 3° j’ai écarté de ces récits tout ce qui a été ressenti en rêve et n’ai laissé que les cas d’observateurs parfaitement éveillés ; 4° j’ai éliminé tous ceux qui paraissent devoir être attribués à l’imagination, à l’auto-suggestion ou aux diverses espèces d’hallucinations.

Ces faits sont variés ; ils ont été constatés par des personnes de tout rang intellectuel et moral, par des hommes comme par des femmes, de tout âge ; ils se présentent dans toutes les classes de l’humanité, dans toutes les croyances, aux indifférents et aux sceptiques aussi bien qu’aux crédules et aux idéologues, au nord comme au midi, dans la race anglo-saxonne comme dans la race latine, dans tous les pays et dans tous les temps. La critique la plus sévère ne peut pas les considérer comme nuls et non avenus, et elle doit en tenir compte.

Les attribuer à des hallucinations est impossible. On connaît aujourd’hui les hallucinations : elles ont leurs causes. (Nous les discuterons plus loin.) Les sujets qui les éprouvent y sont plus ou moins prédisposés et en ont éprouvé plusieurs — quelquefois beaucoup — dans le cours de leur vie. Ici, les témoins ne sont pas des êtres de cette nature, ils ont vu un fait psychique, comme ils auraient vu un fait physique, et ils le racontent.

Si ces sortes de faits étaient des hallucinations, des illusions, des jeux d’imagination, il y en aurait un nombre considérablement plus grand sans coïncidences de morts qu’avec coïncidences.

Or, c’est le contraire qui se présente. Mon enquête le prouve avec évidence : j’ai demandé que l’on ait l’obligeance de m’envoyer tous les cas, qu’il y ait eu coïncidence ou non. Il n’y a pas plus de sept à huit cas sur cent d’apparitions sans coïncidence. C’est absolument le contraire qui devrait se présenter s’il s’agissait d’hallucinations.

Il faudrait aussi admettre des hallucinations de plusieurs personnes à la fois, séparées par des centaines de kilomètres.

On peut répliquer que, tout de même, ce sont là des hallucinations, parce qu’on ne remarque que celles qui ont été accompagnées de coïncidences.

L’objection n’est pas soutenable, car si vous voyez apparaître devant vous votre mère, votre père, votre femme, votre mari, votre enfant, il est impossible que le fait ne vous frappe pas, lors même qu’il n’y aurait aucune coïncidence de mort, et que vous ne vous en souveniez pas.

Tous les cas qui viennent d’être rapportés ont été éprouvés par des personnes éveillées, dans leur état normal, comme vous et moi en ce moment. J’ai pris soin de n’y citer aucun exemple de manifestations ou d’apparitions observées en rêve, et j’ai tenu, dès le principe, à établir une classification méthodique, claire et précise des phénomènes que nous voulons étudier ici. Notre étude est essentiellement scientifique, comme si nous faisions de l’astronomie, de la physique ou de la chimie. Les rêves, pendant le sommeil, les visions, en somnambulisme ou en hypnose, les pressentiments ou prévisions, les phénomènes de dédoublement, les évocations par médiums seront l’objet d’autres chapitres. Nous avons voulu commencer par les faits les plus sûrement constatés, les plus faciles à contrôler et à discuter, en toute liberté d’esprit.

Il ne s’agit ici que de manifestations de mourants, par conséquent de vivants. Nous nous occuperons plus tard des apparitions de morts, dont l’explication n’est pas la même.

Les derniers exemples rapportés sont extraits du grand ouvrage Phantasms of the Living « Fantômes des vivants »43, publié à Londres, en 1886, par MM. Gurney, Myers et Podmore, ouvrage en deux énormes volumes de 575 et 755 pages, contenant les procès-verbaux des enquêtes rigoureuses faites par ces trois savants au nom de la Society for psychical Research, dont nous avons déjà parlé. Il est impossible d’étudier ce recueil sans en garder l’impression que celui qui persiste, aujourd’hui, à nier ces faits ressemble fort à un aveugle niant le soleil. Il y a, dans cette enquête, les relations de 600 cas de l’ordre dont nous parlons. Et quant à moi, j’en ai reçu plus de 1100 dont l’authenticité paraît également irrécusable.

Toutes ces relations, tous ces récits, ne sont pas d’égale valeur, sans aucun doute. Il faudrait pouvoir toujours en contrôler l’absolue précision. L’accord qui nous frappe entre les visions, les auditions, les émotions reçues et les événements peut avoir été complété après coup par l’imagination même des narrateurs, arrangé plus ou moins pour les besoins de la cause. Il faudrait pouvoir faire une enquête minutieuse sur chaque observation, prendre, en un mot, toutes les précautions que nous avons l’habitude de prendre dans nos observations astronomiques ou nos expériences de physique et de chimie, et plus encore, car il s’ajoute ici un coefficient « humain » qui est loin d’être négligeable.

Ces précautions n’ont pas toujours été prises, et n’ont pas pu l’être, souvent à cause de la nature même de ces phénomènes, associés à des morts, à des douleurs et à des souvenirs que l’on ne peut traiter avec la même désinvolture qu’une expérience de laboratoire. Mais de ce que certaines relations restent soumises à diverses incertitudes de détail, serait-ce une raison suffisante pour ne leur attribuer aucune valeur et pour n’en tenir aucun compte ? Nous ne le pensons pas.

Ces observations sont trop nombreuses pour ne pas représenter quelque chose de réel. Et puis, la tradition séculaire qui associe ces phénomènes aux morts ne doit pas être sans fondement. Sans doute, si chaque fait devait être controuvé, l’ensemble n’aurait pas grande valeur. Mais, en les réduisant même a leur plus simple expression, il reste un substratum. À la limite, je les comparerais volontiers au caractère cosmique de la voie lactée. Chacune des étoiles qui composent la voie lactée est inférieure à la sixième grandeur et invisible à l’œil nu : elle n’impressionne pas la rétine humaine. Cependant, l’ensemble est parfaitement visible à l’œil nu et constitue l’une des admirables beautés du ciel étoilé. C’est le nombre de ces faits qui nous force à ne pas pouvoir honnêtement les dédaigner.

Le grand philosophe Emmanuel Kant écrivait :

La philosophie, qui ne craint pas de se compromettre dans l’examen de toutes sortes de questions futiles, est souvent fort embarrassée quand elle rencontre dans son chemin certains faits desquels elle ne saurait douter impunément, et auxquels elle ne saurait croire sans se rendre ridicule. C’est le cas des contes de revenants. En effet, il n’y a pas de reproche auquel la philosophie soit plus sensible que celui de crédulité et d’attachement aux superstitions vulgaires. Ceux qui se donnent à bon marché le nom et le relief de savants se moquent de tout ce qui, inexplicable pour le savant aussi bien que pour l’ignorant, les place tous deux au même niveau. C’est ce qui fait que les histoires de revenants sont toujours écoutées et bien accueillies dans l’intimité, mais impitoyablement désavouées devant le public. On peut être sûr que jamais une académie des sciences ne choisira un pareil sujet pour le mettre au concours ; non pas que chacun de ses membres soit persuadé de la futilité et du mensonge de toutes ces narrations, mais bien parce que la loi de la prudence met de sages bornes à l’examen de ces questions. Les histoires de revenants rencontreront toujours des croyants secrets et seront toujours l’objet, en public, d’une incrédulité de bon ton.

Quant à moi, l’ignorance où je suis de la manière dont l’esprit humain entre dans ce monde et de celle dont il en sort m’interdit de nier la vérité des divers récits qui ont cours. Par une réserve qui paraîtra singulière, je me permets de révoquer en doute chaque cas en particulier, et pourtant de les croire vrais dans leur ensemble.

Il y a trois partis à prendre vis-à-vis des faits exposés : soit la croyance absolue à tout ce qui est dit, rapporté ; soit la défiance absolue qui récuse tout ; soit, en troisième lieu, l’acceptation des faits eux-mêmes dans leur ensemble, sans affirmer l’exactitude rigoureuse de tous les détails. C’est à cette conclusion que nous croyons devoir nous arrêter.

Nier tout serait une absurdité de premier ordre. A moins de se refuser à tout témoignage humain, il ne paraît pas possible de douter des récits qui précèdent. Il n’y a pas beaucoup de faits, historiques ou scientifiques, qui soient affirmés par un aussi grand nombre de témoins.

Supposer que toutes ces personnes « aient eu la berlue », aient été « hallucinées », aient été « dupes de leur imagination » est une hypothèse absolument insoutenable, étant données surtout les coïncidences de morts.

Et ce qui établit, d’autre part, leur réalité, ce sont les détails circonstanciés qui les caractérisent souvent, en dehors même des apparitions complètes correspondant exactement : une blessure, un coup de fusil, un coup de lance, une tête fendue, un cadavre au fond d’un ravin, un corps étendu sur le rivage, un noyé, un pendu, un son de voix reconnue, une coiffure, un vêtement spécial, une attitude, une date de mort différente de la date annoncée, etc. Je sais bien aussi que, d’autre part, on peut presque toujours douter du témoignage humain, que, à quelques jours d’intervalle, les événements les plus clairs se trouvent racontés de façons différentes, que l’histoire des nations et des hommes est une grande menteuse. Mais, enfin, il faut prendre l’humanité comme elle est, et, sans prétendre à l’absolu, admettre le probable et le relatif. Il est difficile de douter que Louis XIV ait révoqué l’édit de Nantes et que Napoléon repose sous le dôme des Invalides.

Pour nous, les faits dont nous nous occupons ici sont irrécusables, au moins dans leur ensemble. Tout esprit affranchi de préjugés ne peut se refuser à les admettre.

La principale objection, la seule même qui puisse rester en discussion, est celle qui les attribue au hasard, à des coïncidences fortuites. On se dit : « Eh ! bien oui, on a vu ou entendu telle ou telle chose ; eh bien ! oui, un parent, un proche est mort au même moment ; mais c’est un hasard. »

En nous bornant à une coïncidence de 12 heures avant ou après la manifestation (en général, elles sont beaucoup plus précises), nous remarquerons que la moyenne de la mortalité annuelle est de 22 pour 1000 personnes. Pour une période de 24 heures, elle est 365 fois plus faible, c’est-à-dire de 22 pour 365 000 ou de 1 pour 16 591. Il y a donc 16 591 chances contre une pour que la coïncidence d’un même jour ne se produise pas. Encore ne s’agit-il que d’un chiffre général, unique. Pour des personnes jeunes et dans la force de l’âge, la proportion s’élève à 18 000, 19 000, 20 000.

Or, les apparitions sans coïncidence n’étant pas vingt mille fois, ni dix mille fois, ni cinq mille fois, ni mille fois, ni cent fois, ni même dix fois plus nombreuses que les apparitions avec coïncidence, n’étant même pas égales, n’étant même pas de moitié, ni du quart, ni peut-être même du dixième des manifestations véridiques, nous en concluons qu’il y a là une relation de cause à effet.

Nous ne nions pas le hasard, les coïncidences fortuites. Ce qu’on appelle le hasard, c’est-à-dire l’inconnu des forces en action, amène, parfois, des coïncidences véritablement extraordinaires. J’en signalerai même ici quelques-unes de fort remarquables.

Dans le temps où j’écrivais mon grand ouvrage sur l’Atmosphère, j’étais occupé à rédiger le chapitre sur la force du vent, et j’en comparais des exemples curieux, lorsque arriva le fait suivant :

Mon cabinet de travail, à Paris, est éclairé par trois fenêtres : l’une à l’est, sur l’avenue de l’Observatoire, une seconde au sud-est, sur l’Observatoire, la troisième, au sud, sur la rue Cassini. C’était en plein été. La première fenêtre était ouverte, devant la forêt des marronniers de l’avenue. Le ciel se couvre, le vent s’élève, et, tout d’un coup, la troisième fenêtre, mal fermée assurément, est violemment ouverte par une rafale du sud-ouest qui bouleverse tous mes papiers et, enlevant les feuilles volantes que je venais d’écrire, les emporte en tourbillon aérien par-dessus les arbres. Un instant après, la pluie arrive, forte pluie d’orage.

Descendre chercher ces feuilles me parut peine perdue, et j’en fis mon deuil.

Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir, quelques jours après, de l’imprimerie Lahure, rue de Fleurus, située à plus d’un kilomètre, ce chapitre, imprimé, sans qu’il en manquât une feuille !

Remarquez bien qu’il s’agissait précisément d’un chapitre sur les curiosités du vent !

Que s’était-il passé ?

Une chose très simple.

Le porteur de l’imprimerie, qui demeurait dans le quartier de l’Observatoire, et qui m’apportait mes épreuves en allant déjeuner, repassait là, après son déjeuner, lorsqu’il remarqua, à terre, maculées par la pluie, des feuilles de mon manuscrit. Il crut les avoir égarées lui-même, se hâta de les recueillir avec le plus grand soin, et les donna à l’imprimeur sans se vanter de l’affaire.

Pour un rien, on aurait pu croire que c’était le vent lui-même qui les avait apportées à l’imprimerie !

Voici un autre exemple non moins singulier :

J’avais promis au prêtre qui avait béni mon mariage (en retour d’une dispense dont il m’avait gratifié contrairement à un usage assez sévère, paraît-il) de l’emmener en ballon. Il faut dire qu’au lieu de prendre le train pour un voyage de noce, nous avions décidé de choisir la voie des airs. Une dizaine de jours après la cérémonie, nous partons, avec Jules Godard pour aéronaute, après avoir prévenu l’abbé, lequel, par un fâcheux concours de circonstances, avait quitté Paris pour passer quelques jours en un petit ermitage au bord de la Marne et n’avait pas reçu mon billet, resté chez lui, à Paris. Ne voyant pas l’abbé arriver à l’usine à gaz à l’heure du départ, j’espérais que le voyage, étant tout à fait incognito, passerait inaperçu, et que je pourrais tenir ma promesse une autre fois. Je désirais surtout ne lui causer aucune peine. Il y a une infinité de directions pour sortir de Paris en ballon. Or, notre esquif aérien se dirigea justement du côté de la Marne, et précisément sur la propriété de l’abbé, qui était alors à table, dans son jardin, et qui, voyant le ballon arriver lentement au-dessus de sa tête, s’imagina que je venais le chercher, m’appela à grands cris en me suppliant de descendre, et ressentit le plus violent désappointement en nous voyant continuer notre chemin. Un démon nous aurait conduits, qu’il n’aurait pas mieux réussi ! Il n’y avait pourtant là que la coïncidence fortuite de la direction du vent.

Émile Deschamps, poète distingué, un peu oublié aujourd’hui, l’un des auteurs du dramatique livret des Huguenots, raconte la curieuse série que voici de coïncidences fortuites :

Dans son enfance, étant en pension à Orléans, il se trouva par hasard, un certain jour, à table avec un M. de Fontgibu, émigré récemment revenu d’Angleterre, qui lui fit goûter d’un plum-pudding, plat presque inconnu en France, à cette époque. Le souvenir de ce régal s’était peu à peu effacé de sa mémoire, lorsque, dix ans plus tard, passant devant un restaurant du boulevard Poissonnière, il aperçut, à l’intérieur, un plum-pudding d’excellente apparence.

Il entre, demande qu’on lui en serve un morceau et apprend que le gâteau est retenu par un client.

« Monsieur de Fontgibu, s’écrie la dame du comptoir, en voyant son air contrarié, auriez-vous la complaisance de partager votre plum-pudding avec monsieur ? »

Deschamps eut quelque peine a reconnaître M. de Fontgibu dans un homme d’un âge respectable, poudré à blanc, portant l’uniforme de colonel, qui prenait son repas à une table voisine.

L’officier se fit un plaisir de lui offrir une part de son gâteau.

De longues années s’écoulèrent sans qu’il fut question ni du pudding, ni de M. de Fontgibu.

Un jour, Deschamps fut invité à un dîner où l’on devait manger un vrai plum-pudding anglais. Il accepta, mais il prévint, en riant, la maîtresse de la maison que M. de Fontgibu serait infailliblement de la partie, et il amusa fort la société en lui en faisant connaître la raison.

Au jour dit, il arrive. Dix invités occupent les dix places préparées autour de la table où les attendait un magnifique plum-pudding.

On commençait à le plaisanter sur son M. de Fontgibu, lorsque la porte s’ouvre et un domestique annonce :

« M. de Fontgibu ».

Entre un vieillard, marchant péniblement, soutenu par un domestique.

Il fait lentement le tour de la table, paraissant chercher quelqu’un et d’un air tout désorienté. Était-ce une vision ? Était-ce une plaisanterie ?

On était en plein carnaval. Deschamps crut d’abord à une plaisanterie. Mais le vieillard s’étant approché, il fut obligé de reconnaître M. de Fontgibu en personne !

« Mes cheveux se hérissaient, écrit-il. Don Juan, dans le chef-d’œuvre de Mozart, n’était pas plus terrifié devant son convive de pierre. »

Tout s’expliqua : M. de Fontgibu, invité à dîner chez une personne habitant la maison, s’était trompé de porte.

Il y a vraiment, dans cette histoire, une série de coïncidences qui vous confondent, et l’on comprend ce cri de l’auteur à ce souvenir ahurissant : « Trois fois du plum-pudding dans ma vie et trois fois M. de Fontgibu ! Pourquoi cela ? Une quatrième fois, et je suis capable de tout... ou je ne suis capable de rien. »

Autre combinaison du hasard : à une table de jeu de Monte-Carlo, un même numéro de la roulette est sorti cinq fois de suite44.

On a vu aussi, à ce même jeu de la roulette, la rouge sortir vingt et une fois de suite. Il y a pourtant deux millions de chances contre une !

Il ne se passe guère d’années, à Paris, sans qu’un pot de fleurs, tombant d’un cinquième étage, ne tue net une personne suivant tranquillement le trottoir dans la verticale de cette chute.

On ne peut donc nier qu’il y ait des coïncidences très surprenantes.

Oui, le dieu Hasard produit, parfois, des résultats extraordinaires ; je suis le premier à le reconnaître, mais reconnaissons aussi qu’il n’explique pas tout.

Je me rangerai tout à fait aux raisonnements suivants du professeur Ch. Richet, en ce qui concerne le hasard, analysé au point de vue de la certitude mathématique et de la certitude morale45.

Le hasard peut s’exprimer par un chiffre qui est, comme on dit, la probabilité. Ainsi, si, tirant au hasard une carte d’un jeu de cartes complet, j’amène un 6 de cœur, c’est le hasard qui m’a donné ce 6 de cœur, et c’est le hasard seul ; car j’ignorerai toujours, si les cartes sont identiques et si le jeu a été bien mêlé, pourquoi j’ai amené le 6 de cœur plutôt que toute autre carte.

Donc, c’est le hasard qui m’a donné le 6 de cœur ; mais ce hasard peut se chiffrer. J’avais, pour tirer le 6 de cœur, dans un jeu de cinquante-deux cartes, une chance sur cinquante-deux ; pour amener un 6, une chance sur treize, pour amener un cœur, une chance sur quatre, et pour amener une carte rouge, une chance sur deux. Enfin j’avais cinquante et une chances sur cinquante-deux pour ne pas amener une carte quelconque désignée d’avance.

Ainsi, mathématiquement, je puis assigner à tel ou tel événement une probabilité qui est chiffrable. Mais la difficulté n’est pas dans le calcul des diverses probabilités mathématiques, quoique ce soit déjà, si on le pousse un peu loin, un calcul très difficile, qui peut embarrasser les plus grands mathématiciens ; la difficulté véritable est dans l’application de ces lois mathématiques aux événements réels.

On démontre, en mathématique, que le calcul des probabilités n’est applicable que s’il a un nombre infini de coups, et c’est alors seulement qu’il est vrai.

Ainsi, j’ai un jeu de cartes devant moi ; je n’ai qu’une chance sur cinquante-deux pour amener le 6 de cœur, et, pourtant, il se peut que j’amène cette carte. Rien ne s’y oppose, et c’est même un tirage tout aussi probable que tel ou tel tirage donné. Cette petite probabilité est loin d’être négligeable. Je serais donc déraisonnable de conclure quoique ce soit d’une expérience où, désignant d’avance le 6 de cœur, j’amène précisément cette carte.

Si, prenant un autre jeu de cartes, après l’avoir bien mêlé, je tire de nouveau un 6 de cœur, la probabilité devient très petite :

( 52 × 52 =  1  )
2 704

. Mais nulle impossibilité. Cela peut se voir, cela s’est vu, et la combinaison d’un 6 de cœur suivi d’un 6 de cœur est tout aussi probable que n’importe quelle autre combinaison de deux cartes consécutives.

Si je prends un troisième jeu de cartes, puis un quatrième, puis un cinquième, j’aurai, pour tirer toujours un 6 de cœur, des probabilités de moins en moins grandes ; car le nombre des combinaisons devient fantastique. Mais, dans aucun cas, nous n’arriverons à l’impossibilité. Il sera toujours possible que le hasard amène telle combinaison donnée, et elle aura autant de chances que telle autre combinaison donnée.

Il faut arriver à l’infini pour obtenir l’impossibilité. Autrement dit, la certitude de ne pas toujours amener un 6 de cœur ne survient que si je fais un nombre infini de tirages. Jamais je n’arriverai à la certitude mathématique, ou, plutôt, je n’y arriverai que si l’on me donne la ressource d’un nombre infini de tirages.

Si donc, pour conclure, on avait besoin de la certitude mathématique, on ne conclurait jamais ; car on n’arrivera jamais à un nombre infini de coups.

Heureusement, on peut conclure ; car la certitude mathématique et la certitude morale ont des exigences différentes.

Je suppose qu’il s’agisse de jouer mon honneur, mon existence, l’honneur et l’existence des miens, et tout ce qui m’est le plus cher. Certes, je n’aurai pas la certitude mathématique que, sur cent tirages, le 6 de cœur ne sortira pas cent fois de suite. Mathématiquement et même réellement, cette combinaison est possible ; mais, pourtant, je consentirais volontiers à jouer ma vie, mon honneur, ma fortune, ma patrie, et tout ce que j’aime contre la probabilité que le 6 de cœur sorte cent fois de suite.

Il n’est même pas besoin de pousser jusqu’à cent le nombre des tirages. Si je tire dix fois de suite le 6 de cœur, au lieu de dire : « C’est un hasard extraordinaire », je supposerai autre chose ; car le hasard ne donne pas ces étonnantes successions. Je supposerai qu’il y a une cause quelconque que je ne connais pas, qui m’a fait amener, dix-fois de suite, la même carte. J’en serai même tellement convaincu que j’irai chercher cette cause, regardant si toutes les cartes sont bien semblables ; si ce n’est pas une plaisanterie que m’a faite un prestidigitateur ; si, dans le jeu, il y a bien cinquante-deux cartes différentes ou si chaque jeu n’est pas composé uniquement de 6 de cœur.

Prenons même une probabilité moindre. Par exemple, la probabilité d’avoir deux fois de suite une même carte : c’est encore une probabilité très petite, de 1 sur 2704. Si les paris étaient proportionnés mathématiquement, on pourrait parier 1 franc contre 2704 francs qu’il n’y aura pas, sortant du jeu, et amenée en deux tirages successifs, deux fois la même carte.

En réalité, dans notre vie de chaque jour, ce qui dirige notre conduite, ce qui fait nos convictions, nos décisions, ce sont des probabilités beaucoup moins fortes que cette probabilité de

1
2 704

. Un homme de trente-cinq ans, bien portant et qui n’est exposé à aucun danger particulier, a un risque sur cent de mourir avant la fin de l’année, et un risque sur trois mille de mourir dans la quinzaine. Quel est, cependant, celui qui ne considère pas comme à peu près certain de vivre encore dans deux semaines ? En assimilant les chances de vie au tirage dans un jeu, on voit que la probabilité d’amener quatre fois de suite une même carte, c’est à peu près la probabilité de vivre encore une heure pour un homme de trente-cinq ans bien portant et ne courant aucun danger spécial. Mathématiquement, personne n’est sûr de vivre encore une heure, mais, moralement, on en a la certitude presque complète.

Prenons aussi l’exemple des jurés qui ont à condamner à mort un individu. À part de rares exceptions, ils n’ont pas la certitude que l’individu est coupable ; si faible que soit la probabilité de l’innocence, elle est presque toujours plus grande que

1
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. Tant de circonstances accessoires ont faussé le résultat ! Il s’est produit peut-être de faux témoignages. Les témoins ont-ils bien vu ? L’aveu du coupable est-il sincère ? Qui sait s’il n’y a pas quelque machination ? Il y a quantité de données inconnues, qui enlèvent toute certitude mathématique et qui ne laissent que la certitude morale.

Ainsi, nous ne sommes jamais guidés par la certitude mathématique. C’est toujours, même dans les cas les plus certains, la certitude morale qui nous guide. Elle nous suffit, et nous ne demandons pas plus pour agir. Même le savant qui fait des expériences matérielles d’apparence irréprochable doit se rendre compte qu’il n’y a pas, pour lui, de certitude mathématique ; car des inconnues innombrables viennent ôter ce caractère d’absolue certitude que peuvent seules donner les mathématiques.

Il s’agit, maintenant, de savoir si nous avons raison, lorsque nous nous contentons de ces probabilités fortes, mais bien éloignées de la certitude. Sommes-nous des imprudents et pouvons-nous conclure, comme nous le faisons sans cesse, que nous vivrons plus d’une heure, que le chemin de fer ne va pas nous écraser, que le prévenu chargé par tous les témoins les plus véridiques est coupable, que la détermination de trois mesures chimiques ou physiques est suffisante pour avoir un résultat exact ?

Cela paraît évident. Il n’y aurait pas moyen de vivre, si l’on devait ne se conduire que d’après des certitudes. Nulle part il n’y a de certitude ; partout, ce sont des à peu près, et nous avons raison d’agir ainsi, car l’expérience justifie presque toujours nos présomptions.

« Pour ma part, ajoute, à ce propos, M. Richet, je regarde comme impossible cette immense illusion, se prolongeant sans quelque parcelle de vérité. On n’a pas le droit d’exiger, pour les phénomènes psychiques, une probabilité plus forte que pour les autres sciences, et, avec des probabilités supérieures à un millième, on aura une démonstration suffisamment rigoureuse.

« On trouve une telle quantité de faits impossibles à expliquer autrement que par la télépathie, qu’il faut admettre une action à distance. Peu importe la théorie ! le fait me semble prouvé, et absolument prouvé. »

Nous estimons que, d’après l’ensemble des observations télépathiques, la probabilité s’élève, pour ces cas de manifestations de mourants, à plusieurs millions, lorsque la coïncidence est approchée à moins d’une heure et lorsque l’on n’a aucune raison de supposer la personne en danger de mort46. C’est une proportion bien supérieure à celle qui dirige tous nos raisonnements et tous les actes de notre vie. C’est ce qu’on appelle la Certitude morale.

Conclusion : la théorie du hasard et de la coïncidence fortuite n’explique pas les faits observés et doit être éliminée. Nous sommes obligé d’admettre, entre le mourant et l’observateur, un rapport de cause à effet. C’est là le premier point qu’il convenait d’établir dans notre examen scientifique.

Oui, le hasard, la coïncidence fortuite existe ; mais cette explication n’est pas applicable ici. Il y a une relation de cause à effet entre les mourants et les impressions ressenties.

À propos d’un cas cité dans les Phantasms of the Living dont nous parlerons plus tard, M. Raphaël Chandos écrivait (Revue des Deux Mondes, 1887, p. 211) :

« On ne peut suspecter ni la bonne foi des narrateurs, ni, dans une certaine mesure, la précision de leurs observations. Mais est-ce tout ? M. Bard a vu, près du cimetière, le fantôme de Mme de Fréville errer devant lui précisément au moment où Mme de Fréville, qu’il ne savait pas malade, venait de mourir. Pourquoi, dit-on, le hasard, qui fait tant de rencontres extraordinaires, n’aurait-il pas amené cette image hallucinatoire ?

« À dire vrai, cet argument me paraît détestable et bien plus facile à combattre que l’argument d’une observation incomplète et insuffisante. Mais il se trouve cependant que cette objection futile est la plus communément alléguée. On dit :

« Voilà une hallucination ! Soit. Mais, si cette hallucination a coïncidé avec tel fait réel, c’est par une coïncidence fortuite, et non parce qu’il y a entre le fait et l’hallucination une relation de cause à effet.

« Le hasard est un dieu très commode, et qu’on peut invoquer dans les cas embarrassants. Pourtant, dans l’espèce, il n’a rien à voir. Je suppose que M. Bard, par exemple, a eu, dans les soixante ans de sa vie, une hallucination et une seule, cela fait bien par jour 1/22 000e de chance pour avoir une hallucination. En admettant que la coïncidence entre l’heure de la mort de Mme de Fréville et l’heure de son hallucination soit exacte, cela fait, à raison de quarante-huit demi-heures par jour, une probabilité de près d’un millionième.

« Mais ce n’est pas assez : M. Bard eût pu, en effet, avoir d’autres hallucinations, car il connaît cent personnes autres que Mme de Fréville. La probabilité de voir au jour dit, à l’heure dite, Mme de Fréville plutôt qu’une autre, est donc approximativement de 1/100 000 000e.

« Si je prends quatre cas analogues, et si je les réunis tous les quatre, la probabilité d’avoir ces quatre coïncidences n’est plus d’un cent millionième, mais une fraction dont le numérateur sera 1 et dont le dénominateur aura 56 zéros, nombre absurde, que nulle intelligence humaine ne peut comprendre, et qui équivaut à la certitude absolue.

« Laissons donc de côté l’hypothèse du hasard. Il n’y a pas de hasard dans ces conditions. Si l’on insistait, nous reprendrions la vieille comparaison des lettres de l’alphabet jetées en l’air. Personne ne va supposer que les lettres en retombant puissent former l’Iliade tout entière.

« Donc, ni la bonne foi des observateurs, ni le hasard des coïncidences fortuites extraordinaires ne peuvent être invoqués : il faut admettre qu’il s’agit de faits réels. Si invraisemblable que la chose paraisse, ces hallucinations véridiques existent ; elles ont pris pied dans la science, quoi qu’on fasse, et elles y resteront. »

Les lecteurs qui se seront donné la peine de lire toutes les lettres publiées plus haut en auront conclu, tout d’abord, qu’il y a beaucoup de choses que nous ne connaissons pas. Le domaine de la télépathie ouvre devant nous tout un nouveau monde à explorer.

Les faits sont indéniables dans leur ensemble.

Lors de la discussion générale qui s’est élevée, dans les principaux journaux du monde entier, au mois de juillet dernier, à propos de mon prétendu renoncement aux études psychiques, j’ai vu à plusieurs reprises l’objection suivante présentée contre les faits télépathiques. « Pour que ces faits puissent être admis scientifiquement, il faudrait pouvoir les reproduire à volonté, car c’est là le propre des faits scientifiques. »

Il y a là une erreur de raisonnement. Ces faits ne sont pas du domaine de l’expérience, mais de celui de l’observation.

Un pareil raisonnement équivaut à celui-ci : « Je ne croirai aux effets de la foudre que si on les reproduit ; je n’admettrai une aurore boréale que si l’on en fabrique une devant moi ; qu’on me crée une comète avec sa queue, qu’on me fasse une éclipse demain, autrement je n’y crois pas. »

Cette confusion entre l’observation et l’expérience est assez fréquente.

Ces faits, disons-nous, appartiennent à l’observation et non pas à l’expérience. On les constate, on ne les produit pas. Leur étude, est du même ordre que celle de l’astronomie et de la météorologie, et non de la physique ou de la chimie. On observe une éclipse, une comète, un aérolithe, un éclair en boule, une aurore boréale ; on expérimente une combinaison chimique, un phénomène d’optique ou d’acoustique ; les deux méthodes sont différentes, tout en étant scientifiques toutes les deux et en méritant le titre général d’expérimentales, puisque c’est l’expérience humaine qui juge et non des théories antérieures, des idées, des croyances, des principes ou des autorités invoquées et commentées. Nous n’admettons plus le magister dixit.

On entend souvent des personnes s’étonner que certains faits, plus ou moins burlesques, inexplicables, incohérents, se produisent, tandis que d’autres, qui paraissent plus naturels et plus simples à leur éducation enfantine, ne se produisent pas. Pourquoi une porte lourde bien fermée s’ouvre-t-elle ? Pourquoi un vacarme se produit-il ? Pourquoi une lumière, pourquoi un bruit ? Pourquoi une vision ? La science, l’observation des phénomènes de la nature ou de l’industrie, nous invitent pourtant à tempérer notre étonnement et à agrandir le champ de nos conceptions. Voici, par exemple, un tonneau de dynamite, mille fois plus terrible que la poudre dans sa puissance destructive. Cette substance est d’une extrême sensibilité, et chacun a présent dans la mémoire les catastrophes causées par les moindres imprudences. Avec ce tonneau, vous pouvez détruire une ville. Eh bien ! essayez d’allumer cette substance explosive, vous n’obtiendrez aucun effet. Il faut que l’amorce détone pour que l’explosif fasse sentir ses effets foudroyants. Vous pouvez allumer impunément une cartouche de dynamite, non munie de son amorce, sans qu’aucune détonation se produise : la dynamite brûle jusqu’à extinction de la matière. Mais un simple coup de marteau amènera une détonation formidable.

À côté de cela, posez une allumette enflammée sur un baril de poudre, allumez une toute petite mèche, asseyez-vous sur le baril, et on verra ce qui arrivera.

Ne nous étonnons donc pas de la singularité des phénomènes psychiques.

On est naturellement disposé à nier ce qui paraît invraisemblable, ce que l’on ne connaît pas, ce que l’on ne comprend pas. Si nous lisions dans Hérodote ou dans Pline qu’une femme avait une mamelle à la cuisse gauche avec laquelle elle allaitait son enfant, nous ririons d’assez bon cœur. Cependant ce fait a été établi à l’Académie des sciences de Paris, séance du 25 juin 1827. Si l’on nous parle d’un homme qui portait, d’après son autopsie, un enfant dans l’intérieur de son corps, si l’on nous dit que cet enfant était un frère jumeau enfermé dans son organisme, que cet enfant avait vieilli et acquis de la barbe, nous considérerons l’histoire comme une fable. Cependant, nous avons vu nous-même, il n’y a pas fort longtemps, un mort-né de 56 ans. Un traducteur d’Hérodote, Larcher, dit tranquillement : « Que Roxane ait accouché d’un enfant sans tête, c’est une absurdité capable à elle seule de décréditer Ctésias. » Or, tous les dictionnaires de médecine parlent aujourd’hui des enfants acéphales. Ces exemples et bien d’autres nous invitent à la sagesse et à la prudence. Les ignorants seuls peuvent tout nier imperturbablement.

Nous pourrions facilement développer ces exemples, ce qui serait certainement inutile pour nos lecteurs.

Bornons-nous à conclure que les faits rapportés peuvent et doivent être admis par la méthode expérimentale elle-même. Arrêtons-nous un instant maintenant sur les « hallucinations », dont nous ne nions pas du tout l’existence, mais qui ne résolvent pas notre problème, posé et affirmé par les coïncidences précises et incontestables.

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