Des Hallucinations proprement dites

On serait dans l’erreur la plus complète si l’on supposait, d’après les chapitres précédents, que nous n’admettons pas les hallucinations et que nous ne leur faisons pas la part qui leur appartient. Mais nous pensons qu’il y a des distinctions et des définitions urgentes à établir.

Il y a des hallucinations réelles, c’est-à-dire des illusions, des erreurs, des sensations fausses. Les unes peuvent être éprouvées par des êtres névrosés, fatigués, malades, fous ; les autres par des êtres parfaitement sains de corps et d’esprit. Autrefois, les médecins n’admettaient que les premières, ce qui était une grosse faute d’ignorance.

Les hallucinations sont des illusions du cerveau et de la pensée, et il importe de ne pas leur donner un autre sens et de ne pas supposer, par exemple, comme pourrait le faire penser le titre souvent employé d’Hallucinations véridiques, qu’il puisse exister des hallucinations vraies. Du moment que l’impression ressentie est considérée comme réelle, comme le résultat d’une cause extérieure, agissant sur le cerveau ou sur l’esprit, elle perd son caractère hallucinatoire et entre dans le cadre des faits.

Ce n’est plus une « hallucination ». Cette distinction est ici d’une importance capitale. La difficulté pour nous est précisément de faire la part de ce qui est illusion, erreur, et de ce qui est réalité, dans le détail assez confus de ces phénomènes.

Le Dictionnaire de l’Académie définit l’hallucination « erreur, illusion d’une personne dont les perceptions ne sont pas conformes à la réalité ». C’est vague et embrouillé, et cela s’applique à d’autres choses qu’à des hallucinations. On ne peut pas admettre une définition pareille. Littré dit : « Perception de sensations sans aucun objet extérieur qui les fasse naître ». C’est un peu plus clair et plus précis. Dans un mémoire sur l’hallucination visuelle, le docteur Max Simon écrit : « L’hallucination consiste en une perception sensorielle sans objet extérieur qui la fasse naître ». Cette définition est bien, comme celle de Littré, celle qui correspond à l’idée générale, et nous l’adopterons. L’essentiel est d’être d’accord sur ce point, que l’hallucination est une sensation essentiellement subjective et erronée, une perception fausse.

Brierre de Boismont a écrit sur les hallucinations47 un ouvrage des plus intéressants et devenu classique, dans lequel le médecin aliéniste joue encore le plus grand rôle, mais où il prend déjà soin, toutefois, de constater que toutes les hallucinations ne sont pas voisines de la folie, en faisant remarquer que, d’une part, l’histoire du christianisme est remplie de ces cas, surtout dans ses premiers temps, et que, d’autre part, plus d’une hallucination correspond à un état parfaitement sain du cerveau. Ce livre peut être considéré comme l’un des premiers efforts de la pensée scientifique indépendante contre la théorie pathologique classique, et pour établir que, dans certains cas, l’hallucination peut être considérée comme un phénomène purement physiologique. D’ailleurs, partisan déclaré du principe de la dualité humaine, l’auteur rejette l’opinion qui ne veut voir dans la folie qu’une névrose et dans la raison que le produit d’un acte physiologique matériel. « Les idées sont d’un autre ordre que les sensations. Les faits psychologiques ne peuvent être mis sur la même ligne que les faits sensibles. Le cerveau a beau être le siège des opérations intellectuelles, il n’en est pas le créateur. » Brierre de Boismont peut être considéré comme le précurseur des recherches actuelles sur les problèmes psychiques, quoique le mot d’hallucination ait conservé, depuis ce grand traité, son aspect pathologique et médical.

Il importe de donner ici quelques exemples des diverses espèces d’hallucinations.

L’hallucination est un rêve éveillé. Les rêves aussi produisent des hallucinations qui offrent parfois tous les caractères de la vie réelle.

Les hallucinations de la folie, les excentricités de l’aliénation mentale, sont si nombreuses, si variées et si connues qu’il serait superflu de les rapporter. Les ouvrages de médecine sur les maladies mentales en sont pleins, et chacun peut facilement les connaître. Et puis, elles n’ont rien de commun avec les faits qui nous occupent. Choisissons plutôt des cas bien observés et bien décrits par les sujets eux-mêmes. Nous emprunterons le suivant à l’ouvrage du docteur Ferriar, de Manchester, qui le tenait de l’auteur Nicolaï, de Berlin48. Il est assez ancien, mais il est bien typique.

Pendant les derniers dix mois de l’année 1790, raconte cet académicien, j’avais eu des chagrins qui m’avaient profondément affecté. Le docteur Delle, qui avait coutume de me tirer deux fois du sang par année, avait jugé convenable de ne pratiquer cette fois qu’une seule émission sanguine. Le 24 février 1791, à la suite d’une vive altercation, j’aperçus tout à coup, à la distance de dix pas, une figure de mort ; je demandai à ma femme si elle ne la voyait pas ; ma question l’alarma beaucoup, et elle s’empressa d’envoyer chercher un médecin : l’apparition dura huit minutes. À quatre heures de l’après-midi, la même vision se reproduisit, j’étais seul alors ; tourmenté de cet accident, je me rendis à l’appartement de ma femme, la vision m’y suivit. À dix heures, je distinguai plusieurs figures qui n’avaient point de rapport avec la première.

Lorsque la première émotion fut passée, je contemplai les fantômes, les prenant pour ce qu’ils étaient réellement : les conséquences d’une indisposition. Pénétré de cette idée, je les observai avec le plus grand soin, cherchant par quelle association d’idées ces formes se présentaient à mon imagination ; je ne pus cependant leur trouver de liaison avec mes occupations, mes pensées, mes travaux. Le lendemain, la figure de mort disparut, mais elle fut remplacée par un grand nombre d’autres figures représentant quelquefois des amis, le plus ordinairement des étrangers. Les personnes de ma société ne faisaient point partie de ces apparitions, qui étaient presque exclusivement composées d’individus habitant des lieux plus ou moins éloignés. J’essayai de reproduire à volonté les personnes de ma connaissance par une objectivité intense de leur image, mais quoique je visse distinctement dans mon esprit deux ou trois d’entre elles, je ne pus réussir à rendre extérieure l’image intérieure, quoique auparavant je les eusse vues involontairement de cette manière. Ma disposition d’esprit me permettait de ne pas confondre ces fausses perceptions avec la réalité.

Ces visions étaient aussi claires et aussi distinctes dans la solitude qu’en compagnie, le jour que la nuit, dans la rue que dans ma maison. Quand je fermais les yeux, elles disparaissaient quelquefois, quoiqu’il y eût des cas où elles fussent visibles ; mais dès que je les ouvrais, elles reparaissaient aussitôt. En général, ces figures, qui appartenaient aux deux sexes, semblaient faire fort peu d’attention les unes aux autres et marchaient d’un air affairé comme dans un marché ; par moments, cependant, on aurait dit qu’elles faisaient des affaires ensemble. À différentes reprises, je vis des gens à cheval, des chiens, des oiseaux. Il n’y avait rien de particulier dans leurs regards, leurs tailles, leurs habillements ; ces figures paraissaient seulement un peu plus pales que dans l’état naturel.

Environ quatre semaines après, le nombre de ces apparitions augmenta ; je commençai à les entendre parler. Quelquefois elles m’adressaient la parole ; leurs discours étaient courts et généralement agréables. À différentes époques, je les pris pour des amis tendres et sensibles qui cherchaient à adoucir mes chagrins.

Quoique mon esprit et mon corps fussent, à cette époque, en assez bon état, et que ces spectres me fussent devenus si familiers qu’ils ne me causaient plus la moindre inquiétude, je cherchais cependant à m’en débarrasser par des remèdes convenables. Il fut décidé qu’une application de sangsues me serait faite, ce qui eut effectivement lieu le 20 avril 1791, à onze heures du matin. Le chirurgien était seul avec moi ; durant l’opération, ma chambre se remplissait de figures humaines de toute espèce. Cette hallucination continua sans interruption jusqu’à quatre heures et demie, heure à laquelle ma digestion commençait. Je m’aperçus que les mouvements de ces fantômes devenaient plus lents. Bientôt après ils commencèrent à pâlir, et à sept heures ils avaient pris une teinte blanche ; leurs mouvements étaient très peu rapides, quoique leurs formes fussent aussi distinctes qu’auparavant. Peu à peu ils devinrent plus vaporeux et parurent se confondre avec l’air. À huit heures, la chambre fut entièrement débarrassée de ces visiteurs fantastiques.

Depuis cette époque, j’ai cru deux ou trois fois que ces visions allaient se montrer, mais rien de semblable n’eut lieu.

Voilà un cas d’hallucination réelle et incontestable.

L’auteur a parfaitement analysé ses sensations et a eu soin de faire remarquer que cet étonnant désordre de l’esprit s’expliquait par l’influence des chagrins et par le trouble de la circulation cérébrale qui en fut la suite.

Walter Scott raconte, dans sa Démonologie, qu’un malade de l’éminent docteur Gregory, ayant fait appeler ce médecin, lui raconta dans les termes suivants ses singulières souffrances :

J’ai l’habitude, dit-il, de dîner à cinq heures, et lorsque six heures précises arrivent, je suis sujet à une visite fantastique. La porte de la chambre, même lorsque j’ai eu la faiblesse de la verrouiller, s’ouvre tout à coup ; une vieille sorcière, semblable à une de celles qui hantaient les bruyères de Fores, entre d’un air menaçant et irrité, s’approche de moi avec les démonstrations de dépit et d’indignation propres à caractériser les sorcières qui visitaient Abdula dans les contes orientaux. Elle se jette sur moi si brusquement que je ne puis l’éviter, et alors me donne un violent coup de sa béquille ; je tombe de ma chaise sans connaissance, et je reste ainsi plus ou moins longtemps. Je suis tous les jours sous la puissance de cette apparition. Tel est mon surprenant sujet de plainte.

Le docteur lui demandai sur-le-champ s’il avait invité quelqu’un à dîner avec lui pour être témoin d’une semblable visite. Il répondit que non. La nature de ce dont il se plaignait était si particulière, on devait si naturellement l’imputer à un dérangement mental, qu’il lui avait toujours répugné d’en parler à qui que ce fût. « Alors, dit le docteur, si vous le permettez, je dînerai aujourd’hui avec vous en tête à tête, et nous verrons si la méchante femme viendra troubler notre société. » Le malade qui s’était attendu à se voir rire au nez, au lieu d’exciter la compassion, accepta avec joie et gratitude. Ils dînèrent, et le docteur Gregory, qui soupçonnait là quelque maladie nerveuse, employa le charme de sa conversation, des plus variées et des plus brillantes, à captiver l’attention de son hôte, et à l’empêcher de penser à l’approche de l’heure fatale. Il réussit au delà de ses espérances. Six heures arrivèrent sans qu’on y fît attention. Mais, à peine quelques minutes étaient-elles écoulées, que le monomane s’écria d’une voix troublée : « Voici la sorcière ! » Et, se renversant sur sa chaise, il perdit connaissance.

Ce fantôme à béquille ressemble un peu à ce que l’on ressent dans le cauchemar ; une oppression, une suffocation, amènent parfois ces images dans le cerveau. Tout bruit subit entendu par le dormeur sans en être éveillé immédiatement, toute sensation analogue du toucher est assimilée au rêve, et adaptée de manière à s’y rattacher et à entrer dans le courant de la pensée du songe, quelle qu’elle soit, et rien n’est plus remarquable que cette rapidité avec laquelle l’imagination pourvoit à l’explication complète de cette interruption, suivant la marche des idées exprimées dans le songe, même lorsque à peine un moment lui est accordé pour cette opération. Si, par exemple, on rêve d’un duel, les sons qui arrivent sont en un clin d’œil la détonation des pistolets ; s’il s’agit dans le songe d’un orateur prononçant sa harangue, les sons se changent en applaudissements de l’auditoire ; le dormeur parcourt-il des ruines, le bruit devient celui de la chute d’une portion de la masse : en un mot, un système explicatif est adopté pendant le sommeil avec une telle rapidité, qu’en supposant que le bruit imprévu et brusque qui a éveillée à demi le dormeur ait été un appel à haute voix, l’explication de ce bruit a lieu pour le dormeur et est parfaite à son intelligence avant qu’un second effort de la personne qui l’éveillait l’ait rappelé au monde et à ses réalités. La succession de nos idées dans le sommeil est si rapide et si intuitive, qu’elle nous explique la vision de Mahomet, qui eut le temps de monter jusqu’au septième ciel avant que la jarre d’eau tombée au commencement de l’extase se fut vidée entièrement lorsqu’il reprit ses sens.

Mais ne nous occupons pas ici du sommeil et des rêves, qui feront l’objet d’un prochain chapitre spécial, rendons-nous compte simplement des hallucinations.

Il est un phénomène éprouvé par un grand nombre de personnes, et auquel Alfred Maury, avec lequel je m’en suis entretenu plusieurs fois, était lui-même fort sujet, qui jette un grand jour sur le mode de production des rêves : ce sont les hallucinations dont est précédé le sommeil ou accompagné le réveil. Ces images, ces sensations fantastiques se produisent au moment où le sommeil nous gagne, ou quand nous ne sommes encore qu’imparfaitement réveillés. Elles constituent un genre à part d’hallucinations auxquelles convient l’épithète d’hypnagogiques, dérivée des deux mots grecs υπνος, sommeil, αγωγευς, qui amène, conducteur, dont la réunion indique le moment où l’hallucination se manifeste d’ordinaire.

Les personnes qui éprouvent le plus fréquemment ces hallucinations hypnagogiques sont d’une constitution facilement excitable et généralement prédisposées à l’hypertrophie du cœur, à la péricardite et aux affections cérébrales. C’est ce qu’Alfred Maury a pu confirmer par sa propre expérience49.

Mes hallucinations, écrit-il, sont plus nombreuses, et surtout plus vives, quand j’ai, ce qui est fréquent chez moi, une disposition à la congestion cérébrale. Dès que je souffre de céphalalgie, dès que j’éprouve des douleurs nerveuses dans les yeux, les oreilles, le nez, dès que je ressens des tiraillements dans le cerveau, les hallucinations m’assiègent, à peine la paupière close. Aussi je m’explique pourquoi j’ai toujours été sujet à ces hallucinations en diligence, après y avoir passé la nuit, le défaut de sommeil, le sommeil imparfait, amenant constamment chez moi le mal de tête. Un de mes cousins, Gustave L..., qui éprouvait les mêmes hallucinations, a eu l’occasion de faire en ce qui le touche, des remarques analogues. « Lorsque dans la soirée, dit-il, je me suis livré à un travail opiniâtre, les hallucinations ne manquent jamais. Il y a quelques années, ayant passé deux jours consécutifs à traduire un long passage grec assez difficile, je vis, à peine au lit, des images si multipliées, et qui se succédaient avec tant de promptitude, que, en proie à une véritable frayeur, je me levai sur mon séant pour les dissiper. Au contraire, à la campagne, quand j’ai l’esprit calme, je ne constate que rarement le phénomène. »

Le café noir, le vin de Champagne qui, même pris en assez petite quantité, provoquent chez moi des insomnies et de la céphalalgie, me disposent fortement aux visions hypnagogiques. Mais, dans ce cas, elles n’apparaissent qu’après un temps fort long, quand le sommeil appelé vainement durant plusieurs heures va finir par me gagner.

À l’appui des observations qui tendent à faire regarder la congestion cérébrale comme l’une des causes marquées d’hallucinations, je dirai que tous ceux qui les éprouvent comme moi, et que j’ai rencontrés, m’ont assuré être également fort sujets aux maux de tête, tandis que plusieurs personnes, entre lesquelles je citerai ma mère, et auxquelles la céphalalgie est à peu près inconnue, m’ont déclaré n’avoir jamais vu ces images fantastiques.

Cette observation nous montre que le phénomène doit se lier à une surexcitation du système nerveux et à une tendance congestive du cerveau.

L’hallucination hypnagogique est un indice que, durant le sommeil qui se prépare, l’activité sensorielle et cérébrale sera notablement affaiblie. En effet, quand ces hallucinations débutent, l’esprit a cessé d’être attentif ; il ne poursuit plus l’ordre logique et volontaire de ses pensées, de ses réflexions ; il abandonne à elle-même son imagination, et devient le témoin passif des créations que celle-ci fait naître et disparaître incessamment. Cette condition de non-attention, de non-tension intellectuelle, est, dans le principe, nécessaire pour la production du phénomène ; et elle explique comment celui-ci est un prodrome du sommeil. Car, pour que nous puissions nous y livrer, il faut que l’intelligence se retire en quelque sorte, qu’elle détende ses ressorts et se place dans un demi-état de torpeur. Or, le commencement de cet état est précisément celui qui est nécessaire pour l’apparition de ces sortes d’hallucinations. Le retrait de l’attention peut être l’effet soit de la fatigue des organes de la pensée, de leur défaut d’habitude d’agir et de fonctionner longtemps, soit de la fatigue des sens qui s’émoussent momentanément, n’apportent plus les sensations au cerveau et dès lors ne fournissent plus à l’esprit d’éléments, de sujets d’activité. C’est de la première de ces causes que résulte le sommeil auquel nous a conduit la rêvasserie qui l’a précédé. L’esprit, en cessant d’être attentif, a graduellement amené le sommeil. Telle est la raison pour laquelle certaines personnes, peu habituées à la méditation ou à l’attention purement mentale, s’endorment sitôt qu’elles veulent méditer ou seulement lire. Voilà pourquoi un discours, un livre ennuyeux provoquent à dormir : l’attention n’étant plus suffisamment excitée par l’orateur ou l’intérêt du livre, elle se retire, et le sommeil ne tarde pas à s’emparer de nous.

Dans cet état de non-attention, les sens ne sont point encore assoupis : l’oreille entend, les membres sentent ce qui est en contact avec eux, l’odorat perçoit les odeurs ; mais cependant leur aptitude à transmettre la sensation n’est plus aussi vive, aussi nette que dans l’état de veille. Quant à l’esprit, il cesse d’avoir une conscience claire du moi, il est en quelque sorte passif, il est tout entier dans les objets qui le frappent ; il perçoit, voit, entend, mais sans savoir qu’il perçoit, voit, entend. Il y a là un machinisme mental d’une nature fort particulière et en tout semblable à celui de la rêvasserie.

Mais dès que l’esprit a lui, dès que l’attention se rétablit, la conscience reprend ses droits. On peut donc dire avec raison que, dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, l’esprit est le jouet des images évoquées par l’imagination, que celles-ci le remplissent tout entier, le mènent où elles vont, le ravissent comme au dehors de lui, sans lui permettre dans le moment de réfléchir sur ce qu’il fait, quoique ensuite, rappelé à soi, il puisse parfaitement se souvenir de ce qu’il a éprouvé.

Une fois, sous l’empire d’une faim due à une diète qu’il s’était imposée pour raison de santé, M. Maury vit, dans l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil, une assiette et un mets qu’y prenait une main armée d’une fourchette. Endormi, quelques minutes après, il se trouva à une table bien servie, et entendit, dans ce rêve, le bruit des fourchettes des convives.

Il n’y a pas que des images plus ou moins étranges, des sons, des sensations de goût, d’odeur, de toucher qui nous assaillent au moment où le sommeil nous gagne ; quelquefois des mots, des phrases surgissent tout à coup dans la tête, quand on s’assoupit, et cela sans être aucunement provoqués. Ce sont de véritables hallucinations de la pensée, car les mots sonnent à l’oreille interne comme si une voix étrangère les articulait.

Le phénomène se produit donc de même, qu’il s’agisse d’un son ou d’une idée. Le cerveau a été fortement impressionné par une sensation, par une pensée ; cette impression se reproduit plus tard spontanément, par retentissement de l’action cérébrale, lequel donne naissance soit à une hallucination hypnagogique, soit à un rêve. Ces répercussions des pensées, cette réapparition d’images antérieurement perçues par l’esprit, sont souvent indépendantes des dernières préoccupations de celui-ci. Elles résultent alors de mouvements intérieurs du cerveau corrélatifs de ceux du reste de l’organisme, où elles se produisent par voie d’enchaînement avec d’autres images qui ont surexcité l’esprit, de la même façon que cela se produit pour nos idées, sitôt que nous nous abandonnons à la rêverie, que nous laissons vaguer notre imagination.

Des apparitions vues en rêve, peuvent n’être également que des hallucinations causées par la réminiscence d’un souvenir effacé, latent dans la mémoire. Exemple l’observation suivante d’Alfred Maury50.

J’ai passé mes premières années à Meaux, et je me rendais souvent dans un village voisin, nommé Trilport, situé sur la Marne, où mon père construisait un pont. Une nuit, je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance, et jouant dans ce village de Trilport ; j’aperçois, vêtu d’une sorte d’uniforme, un homme auquel j’adresse la parole, en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C..., qu’il est le garde du port, puis disparaît pour laisser la place à d’autres personnages. Je me réveille en sursaut avec le nom de C... dans la tête. Était-ce là une pure imagination, ou y avait-il eu à Trilport un garde du port du nom de C... ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque temps après, une vieille domestique jadis au service de mon père, et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C..., et elle me répond aussitôt que c’était un garde du port de la Marne quand mon père construisait son pont. Très certainement je l’avais vu comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en l’évoquant, m’avait comme révélé ce que j’ignorais.

C’est encore là un type parfait d’hallucination proprement dite. Il faut nous défier des images latentes, des souvenirs effacés et de l’inconscient. Il y a plus d’une impression de ce genre dans les relations qui m’ont été adressées51. Les publier ici serait inutile.

Cependant il ne sera pas sans intérêt de mentionner les quatre récits suivants :

Il y a un an environ, me trouvant dans cet état intermédiaire qui suit immédiatement le réveil et dans lequel on n’a pas encore complètement repris ses sens, j’ai vu très nettement, et cela dans l’obscurité presque complète (il était cinq heures du matin), une forme humaine se tenant immobile à un mètre devant moi.

Le phénomène a duré quelques secondes, puis l’image s’est évanouie, pour reparaître un moment après avec les mêmes traits que la première fois. Je n’ai reconnu personne en elle, et c’est peut-être là la raison pour laquelle je n’ai pas constaté de coïncidence avec une mort.

Il y a quelques mois, dans les mêmes circonstances, une nouvelle figure m’est apparue, figure également inconnue de moi.

Je dois ajouter qu’antérieurement à ces manifestations, j’ai eu l’occasion de m’assurer qu’étant subitement réveillé au milieu d’un songe, on peut continuer à voir, à l’état de veille, pendant, un instant très court, les objets que l’on vient de voir pendant le sommeil.

Mais, dans les deux cas qui précèdent, la vision a commencé à se produire postérieurement au réveil et n’a pas été, comme dans ce dernier cas, la continuation d’une impression éprouvée pendant le rêve.

Il y a donc probablement là une distinction à établir entre ces deux genres de phénomènes.

CH. TOUSCHE,
Vice-secrétaire de la Société scientifique Flammarion de Marseille, Membre de la Société astronomique de France et de la Société des Hautes-Études psychiques de Marseille. [Lettre 388.]

C’est très probablement là une hallucination hypnagogique.

J’avais douze ans. Un matin vers sept heures (je ne me souviens pas de l’époque de l’année, mais il faisait jour), j’étais au lit et seul dans la maison ; un oncle, qui couchait dans le même appartement, s’était levé une heure, au moins, auparavant pour travailler (il était maréchal-ferrant). Une table ronde se trouvait près du lit et touchait l’alcôve ; sur la table quelques objets, notamment mes effets.

Au moment où, m’éveillant, j’ai ouvert les yeux, j’ai vu, près de la table et me faisant face, un homme paraissant faire le nœud de sa cravate.

J’ai immédiatement refermé les yeux, retenant mon souffle ; puis, quelques instants après, — une demi-minute peut-être, — la curiosité étant plus forte que la frayeur, j’ai rouvert les yeux et j’ai vu ce même homme qui contournait la table pour passer entre l’alcôve et cette table. J’ai de nouveau fermé les yeux et, lorsque je les ai rouverts, je n’ai plus rien vu.

Cet homme passait entre la table et l’alcôve et, cependant, la table touchait l’alcôve. Je n’ai du reste entendu aucun bruit (ni bruit de pas, ni autre, même léger). Il ne paraissait pas faire attention à moi.

Je ne me souviens pas des traits de son visage qui m’étaient inconnus. Cette apparition n’a pas coïncidé avec la mort d’une personne, de moi connue.

G. LAMY,
89 rue Richelandière, à Saint-Étienne (Loire). [Lettre 327.]

Même cas, sans doute.

Il y a environ deux mois, un soir, étant couché depuis quelques instants et non encore endormi, j’éprouvai tout à coup la sensation d’un corps lourd se posant sur mes jambes.

Je sortis la tête de sous les couvertures et je distinguai très distinctement un enfant emmailloté qui me regardait en souriant. Effrayé par cette apparition, je tire vivement mon bras et je lance brutalement un coup de poing dans sa direction. L’enfant saute par le bas du lit et disparaît. J’étais parfaitement éveillé. La lune éclairant suffisamment ma chambre pour en distinguer les objets, j’ai parfaitement aperçu la vision.

De plus, mon appartement étant bien fermé, aucun animal n’a pu pénétrer pour sauter sur mon lit. Et ensuite je me suis assuré, le lendemain matin que tout était en ordre. J’ajoute, comme complément, que mon esprit s’était porté instinctivement vers mon petit neveu, alors âgé de trois mois, et qui, grâce à Dieu, se porte à merveille.

J. M.,
à Manasque. [Lettre 393.]

Ce sont encore là des aspects hallucinatoires.

Il n’y a pas plus de quinze jours, j’ai eu, la nuit, étant dans mon lit mais parfaitement éveillé et les yeux grands ouverts, l’impression de voir un être humain.

Cette impression a duré plus d’une minute ; elle m’a fait l’effet d’un médaillon représentant un buste de femme aussi grand que nature se déplaçant comme le ferait une projection lumineuse, se dégradant, changeant de forme.

Pendant cette minute, j’ai eu le temps de rappeler mes souvenirs en songeant à être utile à vos recherches.

Cette figure n’a éveillé en moi aucun souvenir et m’a paru totalement inconnue, je ne puis donc savoir si cette apparition coïncide avec une mort ; en tout cas, ce ne serait pas quelqu’un de mes proches.

Je n’ai pas cru à une apparition, mais plutôt à une aberration du sens de la vue.

Je dois dire que l’obscurité était complète dans ma chambre et que j’ai très bien distingué les traits.

HENRIOT,
vétérinaire, à Chavanges (Aube). [Lettre 473.]

Il y a eu sans doute là également une sorte de demi-rêve hallucinatoire.

Les exemples qui précèdent peuvent être expliqués par la théorie des hallucinations. Plusieurs ne laissent aucun doute. On est tenté de mettre sur le même rang tous les faits dont nous nous occupons ici, et c’est, en général, ce que l’on croit. Mais un grand nombre d’objections s’y opposent, si l’on ne se contente pas d’un aperçu superficiel, si l’on se donne la peine d’analyser à fond les faits observés.

Quelques exemples paraîtraient pouvoir être classés dans la catégorie précédente. Ainsi, M. V. de Kerkhove (p. ***) étant au Texas, fumant tranquillement sa pipe après son dîner, vers le coucher du soleil, et voyant son grand-père, resté en Belgique, lui apparaître dans l’embrasure d’une porte. L’auteur sommeillait doucement après un bon dîner, et se trouvait dans les conditions d’une hallucination hypnagogique. On pourrait admettre là ce genre d’hallucination si son grand-père n’était pas mort justement à cette heure-là. Pourquoi une hallucination à ce moment précis ? On répliquera que c’est précisément cette coïncidence qui l’a fait remarquer. Mais non. L’auteur n’en a jamais eu d’autre, et il en est de même, en général, dans tous les récits. Il est très rare qu’une même personne ait vu plusieurs apparitions : généralement on n’en a vu qu’une, coïncidant avec une mort. Le cas n’est pas du tout le même que pour des pressentiments plus ou moins vagues dont l’un, se réalisant par hasard, est plus remarqué que les autres.

Et M. de Kerkhove n’était pas préoccupé de la santé de son grand-père, pas plus que Mme Block lorsqu’elle a vu, à Rome, son neveu de 11 ans qui mourait à Paris, et qu’elle avait laissé bien portant (p. ***), pas plus que Mme Berget entendant, à Schlestadt, chanter son amie, religieuse, au moment où elle mourait dans un couvent de Strasbourg (p. ***), pas plus que la jeune fille qui pendant un dîner fort gai voit apparaître sa mère (p. ***), pas plus que M. Garling rencontrant en plein jour sur une route le double de son ami Harrisson mourant du choléra (p. ***). Nos 181 cas sont tout à fait en dehors de ces explications physiologiques. Il n’y a là aucune des conditions et associations d’idées communes aux rêves hypnagogiques.

Autre objection : Les dates précises de mort connues par les apparitions et en contradiction parfois avec les documents, par exemple le cas de Mme Wheatcroft voyant son mari, le capitaine, tué le 14 novembre, tandis que plus tard les papiers du ministère de la guerre portèrent par erreur le 15, date qui fut ultérieurement rectifiée (p. ***). L’explication par l’hallucination est d’une insuffisance notoire. Quoique, sur les nombreux cas signalés, il puisse exister quelques coïncidences fortuites, l’ensemble ne s’explique pas par cette hypothèse. Sans contredit, il y a des hallucinations réelles et aussi des coïncidences purement fortuites ; mais ni les unes ni les autres n’empêchent qu’il y ait aussi des manifestations télépathiques de mourants. Les trois cas sont représentés dans la série de mes documents. Nous constaterons bientôt, d’ailleurs, que l’action psychique d’un esprit sur un autre, à distance, est un fait irrécusable.

Brierre de Boismont cite l’histoire suivante, que Ferriar, Hibbert et Abercrombie ont envisagée sous des rapports différents.

Un officier de l’armée anglaise, lié avec ma famille, dit Ferriar, fut envoyé en garnison, vers le milieu du siècle dernier, dans le voisinage d’un gentilhomme écossais, qu’on disait doué de la seconde vue. Un jour que l’officier, qui avait fait sa connaissance, lisait une comédie aux dames, le maître de la maison, qui se promenait dans l’appartement, s’arrêta court et prit le regard d’un inspiré. Il tira la sonnette et ordonna à un valet de seller un cheval pour aller immédiatement à un château voisin savoir des nouvelles de la santé de la dame, et si la réponse était favorable de se rendre à un autre château pour s’informer d’une autre lady qu’il nomma.

L’officier ferma le livre et pria son hôte de vouloir bien lui donner l’explication de ces ordres instantanés. Celui-ci hésita, mais finit par avouer que la porte lui avait paru s’ouvrir et qu’il avait vu entrer une petite femme ayant de la ressemblance avec les deux dames désignées ; cette apparition, ajouta-t-il, était l’indice de la mort subite de quelque personne de sa connaissance.

Plusieurs heures après, le domestique revint avec la nouvelle qu’une de ces dames était morte d’apoplexie au moment où l’apparition avait eu lieu.

Dans une autre circonstance, il arriva que, ce seigneur ayant été obligé de garder le lit, l’officier lui fit la lecture par une nuit d’orage. Le bateau de pêche se trouvait alors à la mer. Le vieux gentleman, après avoir témoigné à diverses reprises beaucoup d’inquiétude sur ses gens, s’écria tout à coup : « Le bateau est perdu. — Comment le savez-vous ? lui demanda le colonel. — Je vois, répondit le malade, deux bateliers, qui en portent un troisième noyé ; ils ruissellent d’eau et le placent près de votre chaise. » Dans la nuit, les pécheurs revinrent avec le corps d’un des mariniers.

Ferriar, ajoute B. de Boismont, attribue avec raison cette vision aux hallucinations. Suivant Abercrombie, elle serait la réminiscence d’un rêve oublié. Nous pensons qu’elle doit surtout être rapportée aux hallucinations qui se manifestent pendant l’extase.

Il eût été plus simple d’avouer que la chose est inexplicable.

On n’est pas autorisé à mettre sur le compte des hallucinations tous les faits inexpliqués, celui-ci, entre autres, sur mille :

Cardan raconte que pendant son séjour à Pavie, regardant par hasard ses mains, il fut très alarmé d’apercevoir sur son index droit un point rouge. Dans la soirée, il reçut une lettre de son gendre qui lui apprenait l’emprisonnement de son fils, et le désir ardent qu’il avait de le voir à Milan, où il était condamné à mort. La marque continua à s’étendre pendant cinquante-trois jours, jusqu’à ce qu’elle atteignit l’extrémité du doigt : elle était alors rouge comme du sang. Son fils ayant été exécuté, la tache diminua aussitôt ; le lendemain de sa mort elle avait presque entièrement disparu, et deux jours après, il n’en restait plus de trace52.

Ce fait bizarre est également classé par Brierre de Boismont au nombre des hallucinations (obs. 44). Pour quelle raison ? Une illusion de la vue qui dure 55 jours ! Et la coïncidence ? Ici encore, est-elle négligeable ? Le fils condamné à mort n’a-t-il pas agi physiquement, sur son père, par une influence qui n’a cessé qu’à la mort ?

Dans son excellent ouvrage sur le cerveau53, Gratiolet met — à tort aussi, suivant nous — les trois observations suivantes au rang des hallucinations :

M. Chevreul, l’éminent chimiste, méditait un jour, assis et courbé près de son foyer. C’était en 1814, quelques jours avant l’occupation de Paris par les alliés. Une inquiétude universelle régnait. Un moment, il se lève, se retourne et voit, entre les deux croisées de son cabinet, une forme pale et blanche, semblable à un cône fort allongé que surmonterait une sphère. Cette forme, assez mal définie d’ailleurs, était immobile, et pendant que M. Chevreul la considérait, il était dans un état tout particulier d’angoisse. Il n’éprouvait aucune frayeur morale, et cependant il se sentait frissonner ; un instant il détourna les yeux et cessa alors de voir le fantôme, puis, les reportant vers le même lieu, il l’y retrouva dans la même attitude. Cette épreuve fut répétée avec le même résultat ; fatigué de cette vision persistante, le savant se décida à se retirer dans sa chambre à coucher. Pendant ce mouvement, qui l’obligeait à passer devant le fantôme, celui-ci s’évanouit.

Trois mois après environ, M. Chevreul apprit, assez tardivement, la mort d’un vieil ami qui, en signe de souvenir, lui léguait sa bibliothèque ; cette triste nouvelle avait été singulièrement retardée par la difficulté de communications dans cette malheureuse époque, et, en rapprochant les dates, il constata entre la vision et l’heure de la mort de son ami une sorte de coïncidence. Si j’avais été superstitieux, me disait M. Chevreul, j’aurais pu croire à une apparition réelle54.

C’est précisément là la question. Y a-t-il eu apparition ou hallucination ?

Chevreul a signalé également à Gratiolet le cas suivant :

Un des anatomistes qui ont illustré la fin du dix-huitième siècle, X..., se faisait coiffer. Tout à coup il se retourne et dit à son perruquier : Pourquoi me serrez-vous le bras ? Celui-ci s’excuse et nie. Un moment après même observation, même réponse. Le coiffeur achève enfin son œuvre, renouvelle les dénégations les plus formelles et se retire.

Le lendemain, X... apprit la mort d’un de ses amis. Au moment même où il s’était senti serrer le bras, ce malheureux s’était noyé. X... eut l’esprit frappé de cette coïncidence le reste de sa vie, et fut dès lors sujet à des terreurs d’enfant, si bien que le soir il se faisait accompagner dans sa chambre où l’on demeurait près de lui jusqu’à ce qu’il fût endormi55.

L’hallucination n’est pas démontrée non plus dans ce cas-ci.

Le troisième fait dont parle Gratiolet lui a été également rapporté par Chevreul :

Il était encore enfant et jouait aux billes dans une chambre où, quelques mois auparavant, était morte une de ses tantes. Une de ses billes lui échappe et roule dans l’alcôve ; l’enfant se précipite, mais, au moment où il se courbe pour la ramasser, il sent passer sur sa tête un souffle léger, et un baiser effleure sa joue ; il entend en même temps murmurer à son oreille ce mot : Adieu56 !

Gratiolet ajoute : « Il est bien évident que, dans ce cas, l’hallucination s’est développée sous l’influence du principe d’association des idées. »

Eh bien, non, ce n’est pas évident.

Voici encore un exemple fort remarquable, tiré des Hallucinations de B. de Boismont (obs. 87).

Mlle R..., douée d’un excellent jugement, religieuse sans bigoterie, habitait, avant d’être mariée, la maison de son oncle, médecin célèbre, membre de l’Institut. Elle était alors séparée de sa mère, atteinte, en province, d’une maladie assez grave. Une nuit, cette jeune personne rêva qu’elle l’apercevait devant elle, pâle, défigurée, prête à rendre le dernier soupir, et témoignant surtout un vif chagrin de ne pas être entourée de ses enfants, dont l’un, curé d’une des paroisses de Paris, avait émigré en Espagne, et dont l’autre était à Paris. Bientôt elle l’entendit l’appeler plusieurs fois par son nom de baptême ; elle vit, dans son rêve, les personnes qui entouraient sa mère, s’imaginant qu’elle demandait sa petite-fille, portant le même nom, aller la chercher dans la pièce voisine ; un signe de la malade leur apprit que ce n’était point elle, mais sa fille qui habitait Paris, qu’elle désirait voir. La figure exprimait la douleur qu’elle éprouvait de son absence ; tout à coup ses traits se décomposèrent, se couvrirent de la pâleur de la mort ; elle retombe sans vie sur son lit.

Le lendemain, Mlle R... parut fort triste devant son oncle, qui lui demanda la cause de son chagrin ; elle lui raconta dans tous les détails le songe qui l’avait si fortement tourmentée. Celui-ci la pressa contre son cœur en lui avouant que la nouvelle n’était que trop vraie, que sa mère venait de mourir ; mais il n’entra point dans d’autres explications.

Quelques mois après, Mlle R..., profitant de l’absence de son oncle pour mettre en ordre ses papiers auxquels, comme beaucoup d’autres savants, il n’aimait pas qu’on touchât, trouva une lettre qui avait été jetée dans un coin. Quelle ne fut pas sa surprise en y lisant toutes les particularités de son rêve, que son oncle avait passées sous silence, ne voulant pas produire une émotion trop forte sur un esprit déjà si vivement impressionné.

Ces renseignements, ajoute l’auteur, nous ont été donnés par la personne elle-même, dans laquelle nous avons la plus grande confiance57.

À l’honneur de son jugement scientifique indépendant et éclairé, Brierre de Boismont fait lui-même ici les réflexions suivantes :

« Il convient, sans doute, de se tenir ici dans une réserve prudente, et l’explication donnée pour le songe du ministre dont parle Abercrombie pourrait à la rigueur être invoquée dans ce cas ; mais nous dirons franchement que ces explications sont loin de nous satisfaire et que ce sujet, dont nous nous sommes beaucoup occupé, touche aux plus profonds mystères de notre être ; si nous voulions citer tous les noms des personnages connus ayant une haute position dans la science, un jugement excellent, des connaissances très étendues, qui ont eu de ces avertissements, de ces pressentiments, il y aurait matière à plus d’une réflexion. »

Ainsi les physiologistes étaient déjà prêts, il y a un demi-siècle, à faire la part de l’inconnu dans la théorie des hallucinations. Le lecteur est édifié maintenant sur le cadre et les limites de cette théorie physiologique et pathologique. L’hallucination n’explique pas les faits. Notre devoir est maintenant de chercher cette explication.

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