V

On a tous les courages, en France, et à un degré supérieur ; tous, hormis, cependant, celui de braver l’opinion des sots.

Peu d’hommes eussent osé, à l’exemple de M. de Trégars, offrir leur nom à la fille d’un misérable, accusé de détournements et de faux, et cela au moment même où le scandale du crime était le plus bruyant.

Mais lorsque Marius jugeait une chose juste et bonne, il la faisait sans le moindre souci de ce que penseraient les autres.

Aussi, avait-il suffi de sa seule présence, rue Saint-Gilles, pour y ramener l’espérance.

De ses desseins, il n’avait dit qu’un mot :

« J’ai les moyens de vous servir ; je prétends, en épousant Gilberte, en acquérir le droit. »

Mais ce mot avait suffi.

Mme Favoral et Maxence avaient compris que celui qui leur parlait ainsi était un de ces hommes de résolution et de sang-froid que rien ne décourage ni ne déconcerte, et qui savent tirer parti des situations les plus compromises.

Et lorsqu’il se fut retiré avec le comte de Villegré :

– Je ne sais ce qu’il fera, disait Mlle Gilberte à sa mère et à son frère, mais certainement il fera quelque chose, et soyez sûrs que si réussir est humainement possible, il réussira…

Et avec quelle fierté elle s’exprimait ainsi ! Le concours de Marius, c’était la justification de sa conduite. Elle tressaillait de joie en songeant que ce serait, peut-être, à l’homme que, seule, audacieusement, elle avait choisi, que sa famille devrait son salut.

Hochant la tête et faisant allusion à des événements dont il gardait le secret :

– Je crois, en effet, approuvait Maxence, que M. de Trégars a pour atteindre les ennemis de notre père des moyens puissants… Et quels ils sont, nous ne tarderons pas à le savoir, puisque j’ai, demain, rendez-vous avec lui…

Il vint enfin, ce lendemain, le lundi, qu’il avait attendu avec une impatience que ne pouvaient soupçonner ni sa mère ni sa sœur.

Et sur les neuf heures et demie, il était prêt à sortir, lorsqu’on lui annonça M. Chapelain.

Tout irrité encore des scènes dont il venait d’être témoin rue du Quatre-Septembre, l’ancien avoué arrivait avec un visage lugubre.

– J’apporte de mauvaises nouvelles, commença-t-il. Je viens de voir le baron de Thaller…

Il avait tant dit, la veille, qu’il ne voulait plus se mêler de rien, que Maxence ne put retenir un mouvement de surprise.

– Oh ! ce n’est pas en tête-à-tête, que je l’ai vu, reprit M. Chapelain, mais en compagnie d’une centaine, au moins, des actionnaires du Crédit mutuel.

– Ils se remuent donc ?

– Non. Ils ont seulement failli se remuer. Il fallait les voir, ce matin, accourir furibonds, rue du Quatre-Septembre ! Ils demandaient la tête de M. de Thaller, ils voulaient tout casser, tout briser… c’était terrible ! Mais M. de Thaller leur a fait la grâce de les recevoir, et ils sont devenus plus doux que des moutons. Il a daigné parler, et ils lui ont voté des remercîments. C’est simple comme bonjour : on tient l’homme dont on tient l’argent. Que voulez-vous que fassent des actionnaires, si exaspérés qu’on les suppose, quand un gérant vient leur dire :

« Eh bien ! oui, c’est vrai, vous êtes volés, et vos fonds sont diablement compromis… mais, si vous faites du bruit, si vous portez plainte, tout est définitivement perdu !… » Naturellement les actionnaires se taisent. Il est si connu qu’une affaire qui se liquide judiciairement est une affaire coulée, que les actionnaires volés craignent la justice autant que le gérant voleur. Il n’est pas de financier infime qui ne sache cela et qui n’en profite pour emplir ses poches de l’argent des autres… D’un mot, je vous résumerai la situation : Il n’y a pas une heure de cela, devant moi, les actionnaires de M. de Thaller lui ont offert des fonds pour combler le déficit…

Après un moment de silence :

– Mais ce n’est pas tout, reprit l’ancien avoué. La justice est saisie de l’affaire de votre père, et M. de Thaller a passé la matinée avec le juge d’instruction…

– Eh bien ?

– Eh bien ! j’ai assez d’expérience pour vous affirmer que vous n’avez pas à compter sur la justice plus que sur les actionnaires. À moins de preuves trop évidentes pour qu’il en existe, M. de Thaller ne sera pas inquiété…

– Oh !

– Pourquoi ? Parce que, mon cher, dans toutes ces grosses affaires de finance, la justice, le plus qu’elle peut, se bouche les yeux. Non par corruption, grand Dieu ! ni par une connivence coupable, mais par des considérations d’ordre public et d’intérêt général. Elle a peur d’épouvanter les capitaux et d’ébranler le crédit. Si elle poursuivait, le gérant serait condamné à quelques années de prison, mais les actionnaires seraient du même coup condamnés à perdre ce qu’on ne leur a pas pris, de sorte que les volés seraient plus durement punis que le voleur. Désolée de son impuissance, la justice laisse faire… Et cela vous explique l’impudence et l’impunité de cette quantité de gredins de haut vol que vous voyez se promener le front haut, la poche pleine de l’argent d’autrui et la boutonnière chamarrée de décorations.

Maxence était abasourdi.

– Et alors ? fit-il.

– Alors, il est évident que votre père est perdu. Qu’il ait ou non des complices, il sera sacrifié seul. Il faut un bouc émissaire, n’est-ce pas, à égorger sur l’autel du crédit ? Eh bien ! on donnera cette satisfaction aux actionnaires dépouillés. Les douze millions seront perdus, mais les actions du Crédit mutuel remonteront et la morale sera sauve…

Un peu ému de l’accent de l’ancien avoué :

– Que me conseillez-vous donc, monsieur ? interrogea Maxence.

– Le contraire précisément de ce que, sur le premier moment, je vous ai conseillé… C’est pour cela que je suis venu. Je vous disais hier : Faites du tapage, agissez, criez… Il est impossible que votre père soit seul coupable, attaquez M. de Thaller… Aujourd’hui, après mûre délibération, je vous dis : Taisez-vous, cachez-vous, laisser tomber le scandale…

Un sourire amer crispa la lèvre de Maxence.

– Ce n’est pas un conseil de brave que vous me donnez, dit-il.

– C’est le conseil d’un ami…

– Cependant…

– C’est le conseil d’un homme qui mieux que vous connaît la vie. Pauvre jeune homme !… Vous ignorez le péril de certaines luttes. Tous les gredins se tiennent et se soutiennent. En attaquer un, c’est les attaquer tous. Vous ne pouvez soupçonner les influences occultes dont disposent les hommes qui manient des millions, et qui, en échange d’une complaisance, ont toujours un pot-de-vin à offrir ou une bonne opération à proposer. Si du moins je vous voyais une chance de succès ! Mais vous n’en avez pas une. Jamais vous n’arriverez jusqu’à M. de Thaller, désormais soutenu par ses actionnaires. Vous ne réussirez qu’à vous faire un ennemi puissant, dont la rancune pèsera sur votre vie entière…

– Que m’importe !…

M. Chapelain haussa les épaules.

– Si vous étiez seul, reprit-il, je dirais comme vous : qu’importe ! Mais vous n’êtes plus seul, vous allez avoir à votre charge votre mère et votre sœur. Il faut songer à manger, avant de penser à se venger. Combien gagnez-vous par mois ? Deux cents francs. C’est peu, pour trois personnes. Certes, je ne vous engagerai jamais à solliciter la protection de M. de Thaller, mais il ne serait, peut-être, pas inutile de lui faire savoir qu’il n’a rien à craindre de vous.

Pourquoi ne le lui donneriez-vous pas à entendre, en lui reportant les quinze mille francs que vous avez à lui. Si, comme il y a tout lieu de le croire, il est le complice de votre père, il sera certainement ému de la détresse de votre famille, et s’il lui reste un peu de cœur, il s’arrangera de façon à vous faire obtenir, sans paraître s’en mêler, une situation plus en rapport avec vos besoins. Je ne me dissimule pas ce que cette démarche peut avoir de pénible, mais je vous le répète, mon cher enfant, vous n’avez plus à penser qu’à vous seul, et ce qu’à aucun prix on ne ferait pour soi, on le fait pour une mère et pour une sœur…

Maxence se taisait.

Non qu’il fût, en aucune façon, touché des considérations que lui soumettait l’ancien avoué, mais parce qu’il se demandait s’il devait lui confier les événements qui s’étaient succédé depuis vingt-quatre heures et qui avaient si brusquement modifié la situation.

Il ne s’y crut pas autorisé.

Marius de Trégars n’avait pas demandé le secret, mais une indiscrétion pouvait avoir de funestes conséquences.

Et après un moment de réflexion :

– Je vous remercie, monsieur, répondit-il évasivement, de l’intérêt que vous nous témoignez, et vos avis nous seront toujours précieux… Mais pour le moment, je vous demanderai la permission de vous laisser avec ma mère et ma sœur. J’ai un rendez-vous avec… un ami.

Et sans attendre une réponse, glissant dans sa poche les quinze mille francs de M. de Thaller, il se hâta de sortir.

Mais ce n’est pas chez M. de Trégars, c’est à l’Hôtel des Folies qu’il courut tout d’abord.

– Mademoiselle Lucienne vient de rentrer, avec un gros paquet, dit, de son air le plus gracieux, la Fortin à Maxence, lorsqu’elle le vit sortir de l’ombre du corridor.

Depuis vingt-quatre heures, l’honorable hôtesse guettait son locataire avec l’espoir d’en obtenir quelques renseignements à communiquer aux voisins.

Il ne daigna même pas lui répondre : merci ! impolitesse dont elle fut violemment froissée. Il traversa d’un bond l’étroite cour de l’hôtel et s’élança dans l’escalier…

La chambre de Mlle Lucienne était ouverte ; il entra.

Et tout essoufflé de sa course :

– Heureusement je vous trouve ! s’écria-t-il.

La jeune fille achevait de disposer sur son lit une robe de soie très-claire, garnie de ruches et de passementeries, un pardessus pareil, de coupe bizarre, et un chapeau de forme risquée, surchargé de plumes et de fleurs éclatantes.

– Vous voyez pourquoi je suis ici, répondit-elle. Je rentre m’habiller. À deux heures, la voiture de Brion viendra me prendre, pour me conduire au bois, où je dois exhiber cette toilette, une des plus ridicules assurément dont m’ait affublée M. Van Klopen…

Un sourire effleura les lèvres de Maxence.

– Qui sait, dit-il, si ce n’est pas la dernière fois que vous avez à subir cette corvée odieuse. Ah ! mon amie, depuis que je ne vous ai vue, que d’événements !…

– Heureux !

– Vous allez en juger.

Il ferma soigneusement la porte, et revenant se placer devant Mlle Lucienne :

– Connaissez-vous le marquis de Trégars ? interrogea-t-il.

– Pas plus que vous. C’est hier, chez le commissaire de police, que, pour la première fois, j’ai entendu prononcer son nom.

– Eh bien ! avant un mois, M. de Trégars sera le mari de Mlle Gilberte Favoral !

La plus vive surprise se peignit sur les traits charmants de la jeune fille.

– Est-ce possible ? fit-elle.

Mais au lieu de lui répondre :

– Vous m’avez raconté, reprit Maxence, qu’autrefois, en un jour de détresse suprême, vous trouvant sans asile et sans pain, vous vous êtes présentée à l’hôtel de Thaller, sollicitant un secours, alors que légitimement une indemnité vous était due, puisque la voiture de la baronne vous avait renversée et blessée grièvement…

– C’est la vérité.

– Pendant que vous attendiez dans le vestibule la réponse à votre lettre qu’un domestique était allé porter, le baron de Thaller est entré, et en vous apercevant, il n’a pu maîtriser un mouvement de stupeur, presque d’effroi…

– C’est encore vrai.

– Ce trouble de M. de Thaller est toujours resté pour vous une énigme…

– Inexplicable.

– Eh bien ! je crois que moi, aujourd’hui, je puis vous l’expliquer.

– Vous ?…

Baissant la voix, car il savait qu’à l’Hôtel des Folies il y avait toujours à redouter quelque oreille indiscrète :

– Oui, moi, répondit-il, et par cette raison qu’hier, quand M. de Trégars est entré dans le salon de ma mère, je n’ai pu retenir un cri d’étonnement… Par cette raison, Lucienne, qu’entre Marius de Trégars et vous, une ressemblance existe, dont il est impossible de n’être pas frappé…

La jeune fille était devenue fort pâle.

– Que supposez-vous donc ? demanda-t-elle.

– Je crois, mon amie, que nous sommes bien près de pénétrer, du même coup, le mystère de votre naissance et le secret de cette haine obstinée qui vous poursuit depuis le jour où vous avez mis le pied à l’hôtel de Thaller…

Si admirablement maîtresse de soi que fût, ordinairement, Mlle Lucienne, le tremblement de ses lèvres trahissait, en ce moment, l’intensité de son émotion.

Après plus d’une minute de méditation profonde :

– Jamais, reprit-elle, le commissaire de police ne m’a dit que très-vaguement ses espérances… Il m’en a dit assez, toutefois, pour que j’aie lieu de penser qu’il a déjà eu quelques-uns de vos soupçons.

– Parbleu ! M’eût-il, sans cela, questionné au sujet de M. de Trégars ?…

La jeune fille hocha la tête.

– Et cependant, fit-elle, même après vos explications, c’est vainement que je cherche en quoi et comment je puis troubler la sécurité de M. de Thaller jusqu’à ce point qu’il ait cherché à se défaire de moi…

Maxence eut un geste d’insouciance superbe.

– J’avoue que je ne le vois pas non plus, dit-il, mais qu’importe ! Sans pouvoir en expliquer le pourquoi, je sens que le baron de Thaller est l’ennemi commun, le vôtre, le mien, celui de mon père et de M. de Trégars. Et quelque chose me dit, qu’avec l’aide de M. de Trégars, nous triompherons. Vous partageriez ma confiance, Lucienne, si vous le connaissiez. Celui-là est un homme, et ma sœur n’a pas fait un choix vulgaire. S’il a dit à ma mère qu’il a les moyens de la servir, c’est qu’il les a certainement…

Il s’arrêta, et après un instant de silence :

– Peut-être, reprit-il, le commissaire de police serait-il à même de comprendre ce que je ne fais que soupçonner vaguement, mais jusqu’à nouvel ordre, il nous est interdit de recourir à lui. Ce n’est pas mon secret que je viens de vous dire, et si je suis accouru vous le confier, c’est qu’il me semble que c’est un grand bonheur qui nous arrive, et qu’il n’est pas de joie pour moi, si vous ne la partagez…

Mlle Lucienne eût eu bien des détails encore à demander. Mais, tirant sa montre :

– Dix heures et demie ! s’écria-t-il. Et M. de Trégars qui m’attend…

Et répétant une fois encore à la jeune fille :

– Allons, à ce soir, bon espoir et bon courage ! Il s’élança dehors…

Dans la cour, deux hommes de mauvaise mine causaient avec les époux Fortin. Mais les époux Fortin causaient souvent avec des hommes de mauvaise mine. Il n’y prit garde et gagna le boulevard. Un fiacre vide passait, il s’y élança en criant au cocher :

– Rue Laffitte, 70, et bon train, je paye la course trois francs.

C’est rue Laffitte, en effet, qu’était allé s’installer Marius de Trégars, le jour où sa détermination avait été bien arrêtée de faire rendre gorge aux audacieux gredins qui avaient dépouillé son père.

Il y occupait à l’entre-sol un petit appartement, simplement meublé, – le pied-à-terre de l’homme d’action, la tente où on s’abrite la veille de la bataille, – et il avait, pour le servir, un vieux valet de sa famille, qu’il avait retrouvé sur le pavé, et qui lui était dévoué de ce dévouement obtus et têtu des serviteurs bretons.

C’est ce brave homme qui, au premier coup de sonnette de Maxence, vint ouvrir. Et dès que Maxence lui eût dit son nom :

– Ah ! monsieur, s’écria-t-il, monsieur vous attend avec une fière impatience !…

C’était si vrai, que M. de Trégars parut au même moment et que ce fut lui qui introduisit Maxence dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de travail. Et tout en lui serrant la main :

– Sans reproche, lui dit-il, vous êtes en retard de près d’une heure…

Maxence avait, entre autres, ce détestable défaut, indice certain d’un caractère faible, de ne jamais vouloir avoir tort et de tenir toujours une excuse toute prête. L’excuse ici était trop tentante pour qu’il la laissât échapper, et bien vite il se mit à raconter comment il avait été retenu par M. Chapelain, et comment il avait appris de l’ancien avoué, ce qui venait de se passer rue du Quatre-Septembre, au Crédit mutuel.

– Je savais la scène, dit M. de Trégars…

Et fixant Maxence, d’un air d’amicale raillerie :

– Seulement, ajouta-t-il, j’attribuais votre inexactitude à une autre raison, brune, celle-là, et très-jolie…

Un nuage de pourpre s’étendit sur les joues de Maxence.

– Quoi ? balbutia-t-il, vous savez ?…

– Je pensais que vous aviez eu hâte d’aller raconter à une… personne de vos connaissances, pourquoi, en m’apercevant hier, vous avez laissé échapper un cri.

Pour le coup, Maxence perdit contenance.

– Comment, fit-il, vous savez aussi ?…

M. de Trégars souriait.

– Je sais beaucoup de choses, mon cher monsieur Maxence, répondit-il, et cependant, comme je ne veux pas que vous me soupçonniez de sorcellerie, je vais vous dire d’où me vient ma science. Au temps où votre maison m’était fermée, après avoir longtemps cherché un moyen de me procurer des nouvelles de votre sœur, je finis par découvrir qu’elle avait pour maître de musique un vieil Italien, le signor Gismondo Pulci. J’allai demander des leçons à ce brave homme, et je devins son élève. Mais dans les commencements, il me regardait avec une persistance singulière. Je lui en demandai la cause, et il me répondit que cela tenait à ce qu’autrefois il avait eu pour voisine une jeune ouvrière qui me ressemblait prodigieusement…

– Aux Batignolles, n’est-ce pas ?

– Oui, aux Batignolles. Je ne fis point attention à cette circonstance, et je l’avais même totalement oubliée, lorsque tout dernièrement Gismondo me dit qu’il venait de voir son ancienne voisine, de la voir à votre bras, qui plus est, et que vous étiez entrés tous deux à l’Hôtel des Folies. Comme il me reparla encore, et avec plus d’insistance que jamais, de cette fameuse ressemblance, je voulus en avoir le cœur net : j’épiai, et je constatai de visu, que mon vieil Italien n’avait pas tout à fait tort, et que je venais, peut-être, de trouver enfin l’arme que je cherchais…

La bouche béante et les yeux démesurément écarquillés, Maxence semblait un homme qui tombe des nues.

– Ah ! vous avez épié !… fit-il.

D’un geste insouciant, M. de Trégars fit claquer ses doigts.

– Il est certain, répondit-il, que je fais, depuis un mois, un singulier métier. Mais ce n’est pas en restant dans mon fauteuil à déclamer contre la corruption du siècle, que j’atteindrai mon but. Qui veut la fin veut les moyens. C’est une duperie des honnêtes gens, que de laisser triompher effrontément les gredins, sous le prétexte sentimental de ne pas daigner employer leurs armes…

Mais un honorable scrupule tourmentait Maxence.

– Et vous vous croyez bien renseigné, monsieur ? interrogea-t-il. Vous connaissez Lucienne ?…

– Assez pour savoir qu’elle n’est pas ce qu’elle paraît être, ce que toute autre probablement serait, à sa place. Assez pour être sûr que si deux ou trois fois par semaine elle se montre en voiture, autour du lac, ce n’est pas pour son plaisir.

Assez encore pour être persuadé, qu’en dépit des apparences, elle n’est pas votre maîtresse, et que, bien loin d’avoir troublé votre vie et compromis votre avenir, elle vous a remis dans le droit chemin au moment où, peut-être, vous alliez vous jeter dans la traverse…

Décidément, dans l’esprit de Maxence, Marius de Trégars prenait des proportions fantastiques.

– Comment avez-vous fait, balbutia-t-il, pour arriver ainsi à la vérité ?

– À qui a du temps et de l’argent, tout est possible…

– Pour vous préoccuper ainsi de Lucienne, il vous fallait de bien graves raisons…

– Très-graves, en effet.

– Vous savez qu’elle a été lâchement abandonnée lorsqu’elle était toute enfant…

– Parfaitement.

– Et qu’elle a été élevée par charité…

– Par de braves maraîchers de Louveciennes, oui, je sais tout cela…

Maxence tressaillait de joie, il lui semblait que ses plus éblouissantes espérances allaient se réaliser, là, à l’instant.

Saisissant les mains de Marius de Trégars :

– Ah ! vous connaissez la famille de Lucienne ! s’écria-t-il.

Mais M. de Trégars secoua la tête.

– J’ai des soupçons, répondit-il, mais jusqu’ici, je vous l’affirme, je n’ai que des soupçons…

– Cette famille existe, cependant ; c’est elle évidemment qui, à trois reprises déjà, a essayé de se défaire de la pauvre fille…

– Je le pense comme vous, seulement il faut des preuves… Oh ! soyez tranquille, nous en trouverons. La recherche de la maternité n’est pas interdite en France.

Il eut la parole coupée par le bruit de la porte qui s’ouvrait.

Son vieux domestique entra, et s’avançant jusqu’au milieu de la pièce, d’un air mystérieux et à voix basse :

– Madame la baronne de Thaller… dit-il.

Marius de Trégars tressauta.

– Là ? interrogea-t-il.

– Elle est en bas, dans sa voiture, répondit le domestique, c’est son valet de pied qui est là, et qui demande si Monsieur est chez lui et si elle peut monter…

Les sourcils de M. de Trégars se fronçaient.

– Aurait-elle eu vent de quelque chose ? murmura-t-il.

Et après une seconde de réflexion :

– Raison de plus pour la voir, ajouta-t-il vivement. Qu’elle monte, qu’on la prie de me faire l’honneur de monter…

Ce dernier incident bouleversait de fond en comble toutes les idées de Maxence. Il ne savait plus qu’imaginer.

– Vite, lui dit M. de Trégars, vite, disparaissez, et quoi que vous entendiez, pas un mot.

Et il le poussa dans sa chambre à coucher, séparée du cabinet de travail par une simple portière de tapisserie.

Il était temps, on entendait déjà dans l’antichambre un grand froissement de soie et de jupons empesés.

Mme de Thaller parut.

C’était toujours la même femme, d’une beauté provocante et brutale, que seize ans plus tôt, Mme Favoral avait vue à sa table. Le temps avait passé, sans presque l’effleurer de son aile. Ses chairs avaient gardé leur blancheur éblouissante, ses cheveux d’un noir bleu leur merveilleuse opulence, ses lèvres leur carmin, et ses yeux leur éclat.

Sa taille seulement s’était épaissie, ses traits s’étaient empâtés, et sa nuque et son col avaient perdu leurs ondulations et la pureté de leurs contours.

Mais ni les années, ni les millions, ni l’intimité des femmes les plus à la mode, n’avaient pu la parer de ces dons qui ne s’acquièrent pas : la grâce, la distinction et le goût.

S’il était une femme accoutumée à la toilette, c’était elle. On eût monté un magasin de nouveautés splendide rien qu’avec ce qui lui était passé sur les épaules de soie et de velours, de satin et de cachemire, de dentelles, et enfin de tous les tissus connus. Elle était d’une élégance citée et copiée. Et cependant, quand même, et toujours, il se dégageait d’elle comme un parfum de parvenue. Son geste restait trivial, sa voix commune et vulgaire…

Se laissant, dès son entrée, tomber dans un fauteuil, et éclatant de rire :

– Avouez, mon cher marquis, dit-elle, que vous êtes furieusement étonné de me voir comme cela ; tomber chez vous, sans crier gare, à onze heures du matin…

Le sourire aux lèvres, M. de Trégars s’inclinait.

– Je suis surtout furieusement flatté, répondit-il.

D’un rapide regard, elle examinait le cabinet de travail, les meubles modestes, les papiers entassés sur le bureau, comme si elle eût espéré que le logis allait lui révéler quelque chose des idées et des projets du maître.

– Je sors de chez Van Klopen, reprit-elle. Passant devant chez vous, fantaisie m’a pris de monter vous relancer… et me voilà.

Homme du monde, et du meilleur, le marquis de Trégars avait trop l’habitude de garder le secret de ses impressions pour qu’on en pût rien lire sur son visage. Et cependant, à quelqu’un qui l’eût bien connu, une certaine contraction de ses paupières eût révélé une vive contrariété et une grande préoccupation.

– Comment se porte le baron ? interrogea-t-il.

– Comme un chêne, répondit Mme de Thaller, malgré les soucis et les fatigues que vous pouvez imaginer… Vous savez ce qui nous arrive ?

– J’ai lu que le caissier du Crédit mutuel a disparu…

– Et ce n’est que trop vrai ! Ce misérable Vincent Favoral nous emporte une somme énorme.

– Douze millions, m’a-t-on dit ?

– Quelque chose comme cela… Un homme à qui on eût donné le bon Dieu sans confession, un puritain, un austère… Fiez-vous donc après cela à la mine des gens ! il ne m’était jamais revenu, je l’avoue, mais M. de Thaller ne jurait que par lui. Quand il avait parlé de son Favoral, il n’y avait plus qu’à tirer l’échelle. Enfin, il a décampé, laissant sa famille sans ressources, une famille très-intéressante, à ce qu’il paraît, une femme qui est la bonté même, et une fille délicieuse, à ce que prétend Costeclar qui en est très-amoureux.

Le visage de M. de Trégars demeurait immobile, tel que celui d’un homme à qui on parle de gens qui lui sont inconnus et dont il n’a nul souci.

Ce que voyant :

– Mais ce n’est pas pour vous conter tout cela que je suis montée, reprit-elle. C’est un motif intéressé qui m’amène… Nous avons, quelques-unes de mes amies et moi, organisé une loterie, une œuvre de bienfaisance, mon cher marquis, et tout à fait patriotique, au profit des Alsaciens, j’ai des masses de billets à placer, et… j’ai jeté mon dévolu sur votre bourse…

Plus que jamais souriant :

– Je suis à vos ordres, madame, répondit Marius, mais de grâce, ménagez-moi…

Elle tirait des billets d’un petit portefeuille d’écaille.

– Vingt, à dix francs, dit-elle, ce n’est pas trop, n’est-ce pas ?

– C’est beaucoup pour mes modestes ressources…

Elle empocha les dix louis qu’il lui tendait, et d’un ton d’ironique compassion…

– Vous êtes donc bien pauvre, fit-elle, bien pauvre ?…

– Dame ! je ne suis ni boursier, ni banquier…

Elle s’était levée, et de la main déplissait sa robe.

– Eh bien ! mon cher marquis, reprit-elle, ce n’est certes pas moi qui vous plaindrai. Quand un homme de votre âge et de votre nom reste pauvre, c’est qu’il le veut bien… Manque-t-il donc d’héritières ?…

– J’avoue que je n’en ai pas cherché encore.

Elle le regarda bien dans les yeux, puis tout à coup, éclatant de rire :

– Cherchez autour de vous, dit-elle, et je gage que vous ne tarderez pas à découvrir une belle jeune fille, très-blonde, qui serait ravie d’être marquise de Trégars, et qui apporterait dans son tablier douze ou quinze cent mille francs de dot, en bonnes valeurs, en valeurs que les Favoral n’emportent pas… Réfléchissez et venez nous voir, vous savez que M. de Thaller vous aime beaucoup, et après le désagrément que nous venons d’éprouver, vous nous devez une visite…

Ayant dit, elle sortit, et M. de Trégars descendit la reconduire jusqu’à sa voiture.

Mais en remontant :

– Alerte ! cria-t-il à Maxence, car il est clair que les Thaller se doutent de quelque chose…

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