Oui, Mlle Gilberte avait son secret.
Un secret bien simple, d’ailleurs, chaste comme elle, et de ceux qui, selon l’expression des bonnes femmes, doivent réjouir les anges.
Le printemps de cette année ayant été d’une rare clémence, Mme Favoral et sa fille avaient pris l’habitude d’aller chaque jour respirer le grand air à la place Royale.
Elles emportaient leur ouvrage, crochet ou tapisserie, de sorte que cette distraction salutaire ne diminuait en rien le produit de leur semaine.
C’est pendant ces promenades que Mlle Gilberte avait fini par remarquer un jeune homme, un inconnu, qu’elle rencontrait, toujours au même endroit.
De haute taille et robuste, il avait grand air sous ses modestes vêtements, dont la propreté recherchée trahissait une gêne qui veut être respectée. Il portait toute sa barbe, et son visage intelligent et fier était éclairé par de grands yeux noirs, de ces yeux dont le regard droit et clair déconcerte les coquins et les fourbes.
Jamais, en passant près de Mlle Gilberte, il ne manquait de baisser ou de détourner légèrement la tête, et malgré cela, et malgré l’expression de respect qu’elle avait surprise sur son visage, elle ne pouvait s’empêcher de rougir.
– Ce qui est absurde, pensait-elle, car enfin que m’importe ce jeune homme !…
L’infaillible instinct, qui est l’expérience des jeunes filles inexpérimentées, lui disait que ce n’était pas le hasard seul qui plaçait cet inconnu sur son passage. Elle voulut cependant en avoir le cœur net.
Elle sut si bien s’y prendre avec sa mère, que tous les jours de la semaine qui suivit, le moment de leur promenade fut changé. Tantôt elles sortaient dès midi, tantôt passé quatre heures.
Quelle que fut l’heure, toujours Mlle Gilberte, en dépassant la rue des Minimes, apercevait son inconnu sous les arcades, arrêté à la vitre de quelque magasin de bric-à-brac et épiant du coin de l’œil.
Paraissait-elle, il quittait son poste et hâtait assez le pas pour la croiser devant la grille de la place.
– C’est une persécution ! se disait Mlle Gilberte.
Comment donc n’en parla-t-elle pas à sa mère ? Pourquoi donc ne lui confia-t-elle rien le jour où, s’étant mise par hasard à la fenêtre, elle vit le « persécuteur » passant devant la maison, le nez en l’air ?
– Est-ce que je deviens folle ! se disait-elle, sérieusement irritée contre elle-même. Je ne veux plus penser à lui.
Elle y pensait pourtant, quand une après-midi que sa mère et elle travaillaient, assises sur le banc qu’elles avaient choisi, elle vit son inconnu venir s’installer non loin d’elles.
Il était accompagné d’un homme âgé, à tournure militaire, portant de longues moustaches blanches et ayant à la boutonnière la rosette de la Légion d’honneur.
– Ah ! ceci est une insolence ! pensa la jeune fille, tout en cherchant un prétexte pour demander à sa mère de changer de place.
Mais déjà le jeune homme et le vieillard avaient installé leurs chaises et s’étaient assis de façon à ce que Mlle Gilberte ne perdît pas un mot de ce qu’ils allaient dire.
Ce fut le jeune homme qui, le premier, prit la parole.
– Vous me connaissez aussi bien que je me connais moi-même, mon cher comte, commença-t-il : vous qui avez été le meilleur ami de mon pauvre père, vous qui me faisiez sauter sur vos genoux, quand j’étais enfant, et qui ne m’avez jamais perdu de vue…
– C’est-à-dire que je réponds de toi corps pour corps, mon garçon, interrompit le vieux. Mais, continue…
– J’ai vingt-six ans. Je me nomme Yves-Marius Génost de Trégars. Ma famille, qui est une des plus vieilles de Bretagne, est l’alliée de toutes les grandes familles.
– Parfaitement exact ! déclara le bonhomme.
– Malheureusement ma fortune n’est pas à la hauteur de ma noblesse. Lorsque ma mère mourut en 1856, mon père, qui l’adorait, en conçut un tel chagrin, que le séjour de notre château de Trégars, où il avait passé toute sa vie, lui parut insupportable.
Il vint à Paris, ce qui n’offrait nul inconvénient, puisqu’alors nous étions riches, et il se lia avec des gens qui ne tardèrent pas à lui inoculer la fièvre du moment. On lui prouva qu’il était fou de conserver des terres qui lui rapportaient à grand’peine quarante mille francs par an, et dont il trouverait aisément plus de deux millions, lesquels, placés seulement à cinq, lui constitueraient cent mille livres de rentes. Il vendit donc tout, à l’exception de notre domaine patrimonial de Trégars, sur la route de Quimper à Audierne, et se lança dans la spéculation.
Il fut assez heureux, d’abord. Mais il était trop probe et trop loyal pour être heureux longtemps. Une affaire à laquelle il s’intéressa au commencement de 1869 tourna mal. Ses associés s’enrichirent ; lui, je ne sais comment, fut ruiné et faillit être compromis. Il en mourut de douleur moins d’un mois après.
De la tête, le vieux soldat approuvait.
– Bien, mon garçon, dit-il, seulement tu es trop modeste, et il est une circonstance importante que tu négliges.
Tu avais le droit, lors des mauvaises affaires de ton père, de réclamer et de garder la fortune de ta mère, c’est-à-dire une trentaine de mille livres de rentes. Non-seulement tu ne l’as pas fait, mais tu as tout abandonné aux créanciers, mais tu as vendu, pour leur en donner le prix, le domaine de Trégars, à l’exception du vieux château et de son parc, de telle sorte que ton père est mort ruiné, mais ne devant pas un sou. Et cependant, tu savais comme moi que ton père a été trompé et dépouillé par des misérables, qui depuis, roulent carrosse, et auxquels, si la justice s’en mêlait, il serait peut-être encore possible de faire rendre gorge…
Le front penché sur sa tapisserie, Mlle Gilberte semblait travailler avec une incomparable ardeur.
La vérité est qu’elle ne savait comment dissimuler la rougeur de ses joues et le tremblement de ses mains. Elle avait comme un nuage devant les yeux, et c’est au hasard qu’elle poussait son aiguille.
À peine lui restait-il assez de présence d’esprit pour répondre à Mme Favoral, laquelle ne s’apercevait de rien, et lui adressait de temps à autre la parole.
C’est que le sens de cette scène était trop clair pour lui échapper.
– Ils se sont entendus, pensait-elle. C’est pour moi seule qu’ils parlent…
Le jeune homme, Marius de Trégars, poursuivait :
– Je mentirais, mon vieil ami, si je vous disais que je fus insensible à notre ruine. Si philosophe qu’on soit, ce n’est pas sans serrement de cœur qu’on passe d’un hôtel somptueux à une triste mansarde. Mais ce qui me désolait plus que tout le reste, c’est que je me voyais forcé de renoncer à des travaux qui avaient fait la joie de ma vie, et sur lesquels je fondais les plus magnifiques espérances. Une vocation positive, exaltée par les hasards de mon éducation, m’avait poussé vers les sciences physiques.
Depuis plusieurs années, j’avais appliqué tout ce que j’ai d’intelligence et d’énergie à des études sur l’électricité. Faire de l’électricité un moteur incomparable remplaçant la vapeur, tel était le but que je poursuivais sans relâche. Déjà, vous le savez, j’avais, quoique bien jeune, obtenu des résultats dont le monde savant s’était ému. Il m’avait semblé entrevoir le mot d’un problème dont la solution changerait la face du globe… La ruine était l’anéantissement de mes espérances, la perte totale du fruit de mes travaux… C’est que mes expériences étaient coûteuses, c’est qu’il fallait de l’argent, et beaucoup, pour payer les produits qui m’étaient indispensables et faire fabriquer les appareils que j’imaginais…
Et j’allais être réduit à gagner mon pain de chaque jour…
J’étais bien près du désespoir, lorsque je rencontrai un homme que j’avais vu chez mon père autrefois, et qui m’avait paru s’intéresser à mes recherches. C’est un spéculateur, nommé Marcolet. Mais ce n’est pas à la Bourse qu’il travaille. L’industrie est la forêt de Bondy où il opère. Il achète les blés en herbe et engrange les moissons d’autrui. Sans cesse à la piste des chercheurs obstinés qui crèvent de faim dans leurs greniers, il leur apparaît aux heures de crise suprême. Il les plaint, il les encourage, il les console, il les aide, et il est bien rare qu’il ne réussisse pas à devenir propriétaire de leur découverte. Parfois il se trompe. Alors il en est quitte pour passer par profits et pertes quelques billets de mille francs. Mais s’il a vu juste, c’est par centaines de mille francs que se chiffrent les bénéfices. Et combien de brevets exploite-t-il ainsi ! De combien d’inventions recueille-t-il les résultats, qui sont une fortune, dont les inventeurs n’ont pas de souliers aux pieds ! Car tout lui est bon, et c’est avec la même avidité qu’il défend un sirop contre la toux dont il a acheté la formule à un pauvre diable de pharmacien, et une pièce de machine à vapeur dont le brevet lui a été vendu par un mécanicien de génie.
Et cependant Marcolet n’est pas un méchant homme. Voyant ma situation, il me proposa, moyennant une somme de […] par an, d’entreprendre certaines études de chimie industrielle qu’il m’indiqua. J’acceptai. Dès le lendemain, je louai, rue des Tournelles, un rez-de-chaussée où j’installai mon laboratoire, et je me mis à l’œuvre… Voilà un an de cela.
Marcolet doit être content. Déjà, je lui ai trouvé pour la teinture de la soie une nuance nouvelle dont le prix de revient est presque nul… Moi, je vivais, ayant réduit mes besoins au strict nécessaire, consacrant tout ce que mon travail me rapporte, à poursuivre le problème dont la découverte serait pour moi la gloire et la fortune…
Palpitante d’une inexprimable émotion, Mlle Gilberte écoutait ce jeune homme, un inconnu pour elle, l’instant d’avant, et dont maintenant elle savait la vie comme si elle l’eût vécue tout entière près de lui.
Car l’idée, certes, ne lui venait pas de suspecter sa sincérité.
Aucune voix, jamais, n’avait vibré à son oreille comme cette voix dont les sonorités graves et émues éveillaient en elle des sensations étranges et des légions de pensées qu’elle ne soupçonnait pas.
Elle s’étonnait de l’accent de simplicité dont il parlait de l’illustration de sa famille, de son opulence passée, de sa pauvreté présente, de ses obscurs travaux et de ses hautes espérances.
Elle admirait le dédain superbe de l’argent qui éclatait en chacune de ses paroles.
Il était donc un homme, au moins, qui le méprisait, cet argent, devant lequel jusqu’ici elle avait vu à plat ventre dans la boue, tous les gens qu’elle connaissait…
Mais après un moment de silence, toujours s’adressant en apparence à son vieux compagnon, Marius de Trégars poursuivait :
– Je le répète, parce que c’est l’expression de la vérité, mon vieil ami, cette vie de travail et de privations, si nouvelle pour moi, ne me pesait pas. Le calme, le silence, le constant exercice de toutes les facultés de l’intelligence ont des charmes que le vulgaire ne soupçonnera jamais. Il me plaisait de me dire que si j’étais ruiné, c’était uniquement par un acte de ma volonté. J’éprouvais des jouissances positives à me répéter que moi, le marquis de Trégars, j’avais eu cent mille livres de rentes, et à sortir l’instant d’après pour aller acheter chez le boulanger et chez la fruitière mes provisions de la journée.
J’étais fier de penser que c’était à mon travail seul, à la besogne que me payait Marcolet, que je devais les moyens de poursuivre mon œuvre. Et des sommets où m’emportait l’aile de la science, je prenais en pitié votre existence moderne, cette mêlée ridicule et tragique de passions, d’intérêts et de convoitises, ce combat sans merci ni trêve dont la loi est : Malheur aux faibles ! où quiconque tombe est foulé aux pieds !…
Parfois cependant, comme les flammes d’un incendie mal éteint sous ses cendres, se réveillaient en moi toutes les ardeurs de la jeunesse… J’ai eu des heures de délire, de découragement et de détresse, où ma solitude me faisait horreur… Mais j’avais la foi qui soulève des montagnes, la foi en moi et en mon œuvre… Et bientôt apaisé, je m’endormais dans la pourpre de l’espérance, voyant tout au fond de l’avenir lointain se dresser les arcs de triomphe de mon succès…
Telle était exactement ma situation, quand une après-midi du mois de février, après une expérience sur laquelle j’avais beaucoup compté, et qui venait d’échouer misérablement, je vins sur cette place respirer quelques bouffées d’air pur.
Il faisait une journée de printemps, tiède et toute ensoleillée. Les pierrots pépiaient sur les branches gonflées de sève, des bandes d’enfants couraient le long des allées en poussant des cris joyeux.
Je m’étais assis sur un banc, ruminant les causes de ma déconvenue, lorsque deux femmes passèrent près de moi, l’une âgée déjà, l’autre toute jeune. Elles marchaient si rapidement que c’est à peine si j’avais eu le temps de les entrevoir.
Mais la démarche de la jeune fille et la noble simplicité de son maintien m’avaient frappé à ce point que je me levai et que je me mis à la suivre, avec l’intention de la dépasser et de revenir ensuite sur mes pas, afin de bien voir son visage. Ainsi je fis, et je fus ébloui. Au moment où mes yeux rencontrèrent les siens, une voix au dedans de moi s’éleva, me criant que c’était fini désormais, et que ma destinée était fixée…
– Et il m’en souvient, mon cher garçon, fit le vieux soldat, d’un ton d’amicale raillerie, car tu vins me rendre visite le soir même, toi que je n’avais pas vu depuis des mois.
Marius de Trégars ne releva pas l’observation.
– Et cependant, continua-t-il, vous savez que je ne suis pas homme à subir une première impression. Je luttai. Avec une sombre énergie je m’efforçai d’écarter cette image radieuse que j’emportais en mon âme, qui ne me quittait plus, qui me poursuivait au plus fort de mes études. Tentatives inutiles ! Ma pensée ne m’obéissait plus, ma volonté m’échappait. C’était bien un de ces amours qui s’emparent de l’être entier, qui dominent tout, et qui font de la vie une ineffable félicité ou un supplice sans nom, selon qu’ils sont heureux ou malheureux.
Ah ! que de journées alors j’ai passées, à attendre et à épier celle que j’avais ainsi entrevue et qui ignorait jusqu’à mon existence, dont cependant elle était l’arbitre ! Et quelles palpitations insensées, quand après des heures d’impatiences dévorantes, je voyais, au détour de la rue, flotter un pli de sa robe. Je la revis souvent, toujours avec la même femme âgée, sa mère. Elles avaient adopté sur cette place, un banc, toujours le même, et elles travaillaient à des ouvrages de couture avec une assiduité qui me donnait à penser qu’elles vivaient de leur travail…
Brusquement, il fut interrompu par son compagnon.
Le vieux gentilhomme craignit que l’attention de Mme Favoral ne fût à la fin éveillée par des allusions trop directes.
– Prends garde, garçon ! dit-il à demi-voix, non si bas, toutefois, que Mlle Gilberte ne l’entendît.
Mais il eût fallu bien autre chose pour distraire Mme Favoral de ses tristes réflexions. Elle songeait à une scène qui avait eu lieu entre son mari et son fils. Elle pensait que Maxence lui avait demandé de l’argent la veille, et qu’elle n’en avait plus guère. Justement elle venait d’achever sa bande de tapisserie, et désolée de perdre une minute :
– Peut-être serait-il temps de rentrer, dit-elle à sa fille, je n’ai plus rien à faire.
Mlle Gilberte tira de son panier à ouvrage un morceau de canevas, et le donnant à sa mère :
– Voici de quoi continuer, maman, fit-elle d’une voix troublée. Restons encore un peu…
Et Mme Favoral s’étant remise à l’œuvre, Marius de Trégars reprit :
– La pensée que celle que j’aimais était pauvre m’enchantait. N’était-ce pas un rapprochement déjà, que cette communauté de situations ! J’avais des joies d’enfant, en songeant que je travaillerais pour elle et pour sa mère, et qu’elles me devraient une aisance honorable, mais modeste comme nos goûts…
Mais je ne suis pas de ces rêveurs qui confient leur destinée aux ailes des chimères. Avant de rien entreprendre, je résolus de m’informer. Hélas ! aux premiers renseignements que je recueillis, mes beaux rêves s’envolèrent. Je sus qu’elle était riche, très-riche même. On m’apprit que son père était un de ces hommes dont l’intègre probité s’enveloppe de formes austères et dures. Il devait sa fortune, m’affirma-t-on, à son seul travail, mais aussi à des prodiges d’économie et aux plus sévères privations. On me dit qu’il professait un culte pour cet argent qui lui avait tant coûté, et que jamais certainement il n’accorderait sa fille à un homme sans fortune.
Il était inutile d’ajouter cet avis. Au-dessus de mes actions, de mes pensées, de mes espérances, plus haut que tout, plane mon orgueil. À l’instant, je vis s’ouvrir un abîme entre moi et celle que j’aime plus que la vie, mais moins que ma dignité. Quand on s’appelle Génost de Trégars, on nourrit sa femme, fût-ce en servant les maçons. Et la pensée de devoir une fortune à celle que j’épouserais me la ferait prendre en exécration…
Vous devez vous rappeler, mon vieil ami, que je vous dis tout cela. Et il doit vous souvenir que vous me répondiez que j’étais singulièrement outrecuidant de me révolter ainsi d’avance, parce que bien certainement un millionnaire ne donne pas sa fille à un noble ruiné, aux gages de Marcolet, le brocanteur de brevets, à un pauvre diable de chercheur qui bâtit les châteaux de son avenir sur la solution d’un problème inutilement poursuivi par les plus beaux génies…
C’est alors que mon désespoir m’inspira une résolution extrême, folle sans doute, et à laquelle pourtant, vous, le comte de Villegré, le vieil ami de mon père, vous avez consenti à vous prêter…
Je me dis que je m’adresserais à elle, à elle seule, et qu’elle saurait du moins quel grand, quel immense amour elle a inspiré.
Je me dis que j’irais à elle, et que je lui dirais :
« Voici qui je suis et ce que je suis… Par pitié, accordez-moi trois ans de répit. À un amour tel que le mien, il n’est rien d’impossible. En trois ans je serai mort ou assez riche pour demander votre main… De ce jour j’abandonne mon œuvre pour des travaux d’une utilité immédiate. L’industrie a des trésors pour les inventeurs… Mon Dieu ! si vous pouviez lire dans mon âme, vous ne me refuseriez pas ce répit que je vous demande… Pardonnez-moi. Un mot, par grâce, un seul… C’est l’arrêt de ma destinée que j’attends !… »
Trop grand était le désarroi de la pensée de Mlle Gilberte, pour qu’elle songeât à s’offenser de cette démarche étrange…
Elle se dressa toute frissonnante, et s’adressant à Mme Favoral :
– Viens, maman, dit-elle, viens, je sens que j’ai pris froid… Je veux rentrer… réfléchir… Demain, oui, demain, nous reviendrons !…
Si abîmée en ses méditations que fût Mme Favoral, et à mille lieues de la situation présente, il était impossible qu’elle ne remarquât pas le trouble affreux de sa fille, l’altération de ses traits et l’incohérence de ses paroles.
– Qu’as-tu ? demanda-t-elle tout inquiète, que me dis-tu ?
– Je me sens souffrante, répondit la jeune fille d’une voix à peine distincte, très-souffrante… viens, rentrons !…
Elles s’éloignèrent, en effet, et à peine à la maison Mlle Gilberte se réfugia dans sa chambre. Elle avait hâte d’être seule, pour se ressaisir elle-même, pour rassembler ses idées, plus éparpillées que les feuilles sèches par un vent d’orage.
C’était un événement énorme qui venait de tomber soudainement dans sa vie si monotone et si calme, un événement inconcevable, inouï, et dont les conséquences devaient peser sur tout son avenir.
Étourdie encore, elle se demandait presque si elle n’était pas le jouet d’une hallucination, et si réellement il s’était trouvé un homme pour concevoir et exécuter ce projet audacieux, de venir, sous l’œil de sa mère, lui dire son amour et lui demander en échange un engagement solennel.
Mais ce qui la stupéfiait bien plus encore, ce qui la confondait, c’était d’avoir enduré une telle tentative.
Quelle influence despotique subissait-elle donc ! À quels sentiments indéfinissables avait-elle obéi !
Si encore elle n’eût fait que tolérer ! Mais elle avait fait plus, elle avait encouragé. Retenir sa mère qui voulait rentrer, et elle l’avait retenue, n’était-ce pas dire à cet inconnu :
– Poursuivez, je le permets, j’écoute.
Il avait poursuivi, en effet.
Et elle, au moment de s’éloigner, elle s’était engagée formellement à réfléchir, et à revenir le lendemain à une heure convenue, rendre une réponse. Elle avait donné un rendez-vous, en un mot.
C’était à mourir de honte. Et comme si elle eût eu besoin du bruit de ses paroles pour se convaincre de la réalité du fait, elle se répétait à voix haute :
– J’ai donné un rendez-vous, moi, Gilberte, à un homme que mes parents ne connaissaient pas, et dont hier encore j’ignorais le nom !…
Pourtant, elle ne pouvait prendre sur elle de s’indigner de l’imprudente hardiesse de sa conduite. L’amertume des reproches qu’elle s’adressait n’était pas sincère. Et elle le sentait si bien, qu’à la fin :
– C’est une hypocrisie indigne de moi, s’écria-t-elle, puisque maintenant encore, et sans l’excuse de la surprise, je n’agirais pas autrement.
C’est que plus elle réfléchissait, moins elle parvenait à découvrir l’ombre seulement d’une intention offensante dans tout ce qu’avait dit Marius de Trégars. Par le choix de son confident : un vieillard, un ami de sa famille, un homme d’une haute honorabilité, il avait, autant qu’il était en lui, fait excuser la témérité de la démarche et sauvé le plus scabreux de la situation. Et il était impossible de douter de sa sincérité, de suspecter la loyauté de ses intentions.
Pour Mlle Gilberte, plus que pour toute autre jeune fille, le parti extrême adopté par M. de Trégars était compréhensible.
Par son orgueil à elle-même, elle s’expliquait son orgueil à lui.
Pas plus que lui, à sa place, elle n’eût voulu s’exposer à l’humiliation d’un refus assuré.
Dès lors, qu’y avait-il de si extraordinaire à ce qu’il vînt à elle directement, à ce que franchement et loyalement il lui exposât sa situation, ses projets et ses espérances ?…
– Mon Dieu ! se disait-elle, épouvantée de cet examen de conscience et des sentiments qu’elle découvrait tout au fond de son âme, mon Dieu ! je ne me reconnais plus ! Ne voilà-t-il pas que je l’approuve !…
Eh bien ! oui, elle l’approuvait, attirée, séduite par l’étrangeté même de la situation. Rien ne lui semblait plus admirable que la conduite de Marius de Trégars, sacrifiant sa fortune et ses ambitions les plus légitimes à l’honneur de son nom, et se condamnant à vivre de son travail.
– Celui-là, pensait-elle, est un homme, et sa femme aura le droit d’en être fière !…
Involontairement, elle le comparaît aux seuls hommes qu’elle connût : à M. Favoral, dont l’âpre lésine avait été le désespoir des siens ; à Maxence, qui ne rougissait pas d’alimenter ses désordres avec le prix du travail de sa mère et de sa sœur…
Combien autre était Marius ! S’il était pauvre, c’est qu’il le voulait bien. N’avait-elle pas vu sa confiance en soi ! Elle la partageait. Elle était sûre que dans le délai qu’il demandait, il saurait conquérir cette fortune devenue nécessaire. Il se présenterait alors, hautement ; il l’arracherait à ce milieu d’âpres convoitises et de débats mesquins où elle semblait condamnée à vivre, elle serait la marquise de Trégars.
– Pourquoi donc ne pas répondre : oui ? pensait-elle, avec les émotions poignantes du joueur au moment de risquer sur une carte tout ce qu’il possède.
Et quelle partie pour Mlle Gilberte, et quel enjeu !
Si elle allait s’être trompée ? Si Marius n’était qu’un de ces misérables qui ont élevé la séduction à la hauteur d’un art ! S’appartiendrait-elle après avoir répondu ? Savait-elle à quels hasards l’exposait un tel engagement ? N’allait-elle pas courir les yeux bandés vers ces périls décevants où une jeune fille laisse sa réputation quand elle sauve son honneur !…
L’idée lui venait bien de consulter sa mère. Mais elle savait la timidité craintive de Mme Favoral, et qu’elle était aussi incapable de donner un conseil que de faire prévaloir sa volonté. Elle serait effrayée, approuverait tout, et à la première alerte avouerait tout…
– Suis-je donc si faible et si veule, pensait la jeune fille, que je ne sache pas, quand il s’agit de moi seule, prendre seule une détermination !…
Il lui fut impossible de fermer l’œil de la nuit, mais au matin sa résolution était prise.
Et vers une heure :
– Ne sortons-nous pas ? demanda-t-elle à sa mère.
Mme Favoral hésitait :
– Ces premières belles journées sont perfides, objecta-t-elle, tu as eu froid hier…
– J’étais vêtue trop légèrement… Aujourd’hui j’ai pris mes précautions.
Elles se mirent donc en route, munies de leur ouvrage, et vinrent s’établir sur leur banc accoutumé.
Avant même de franchir la grille, Mlle Gilberte avait reconnu Marius de Trégars et le comte de Villegré, se promenant dans une des contre-allées. Bientôt, comme la veille, ils allèrent prendre deux chaises et s’installèrent près du banc.
Jamais le cœur de la jeune fille n’avait battu avec une telle violence. Prendre une résolution est bien, mais encore faut-il avoir la force de l’exécuter. Et elle en était à se demander s’il lui serait possible d’articuler une syllabe.
Enfin, rassemblant tout son courage :
– Tu ne crois pas aux rêves, toi, maman ? interrogea-t-elle.
Sur ce sujet, pas plus que sur quantité d’autres, Mme Favoral n’avait d’opinion.
– Pourquoi, fit-elle, me demandes-tu cela ?
– C’est que j’en ai eu un, étrange, et qui m’a bouleversée.
– Oh !…
– Il m’a semblé, que tout à coup, un jeune homme que je ne connaissais pas se dressait devant moi… Il eût été bien heureux, me disait-il, de demander ma main, mais il ne l’osait pas, étant très-pauvre… Et il me suppliait d’attendre trois ans, pendant lesquels il ferait fortune…
Mme Favoral souriait.
– C’est tout un roman, dit-elle.
– Mais ce n’était pas un roman, dans mon rêve, interrompit vivement Mlle Gilberte… Ce jeune homme s’exprimait d’un accent de conviction si profonde, qu’il m’était comme impossible de douter de lui-même, je me disais qu’il serait incapable de cette odieuse lâcheté d’abuser de la crédulité confiante d’une pauvre fille…
– Et que lui as-tu répondu ?…
En dérangeant presque imperceptiblement sa chaise, Mlle Gilberte pouvait, de l’angle de la paupière, apercevoir M. de Trégars. Évidemment, il ne perdait pas une des paroles qu’elle adressait à sa mère. Il était plus blanc qu’un linge, et son visage trahissait une affreuse anxiété.
Cela lui donna l’énergie de dompter les dernières révoltes de sa conscience.
– Répondre était pénible, prononça-t-elle, et cependant j’ai osé lui répondre. Je lui ai dit : « Je vous crois et j’ai foi en vous. Loyalement et fidèlement j’attendrai votre succès. Mais jusque-là, nous devons être l’un pour l’autre des étrangers. Ruser, tromper et mentir serait indigne de nous. Vous ne voudriez pas exposer à un soupçon celle qui doit être votre femme ! »
– Très-bien ! approuva Mme Favoral, seulement je ne te croyais pas si romanesque…
Elle riait, la bonne dame, mais non si haut que Mlle Gilberte n’entendît la réponse de M. de Trégars.
– Comte de Villegré, disait-il, mon vieil ami, recevez le serment que je fais devant Dieu de consacrer ma vie à celle qui n’a pas douté de moi. Nous sommes aujourd’hui le 4 mai 1870 ; le 4 mai 1873, j’aurai réussi, je le sens, je le veux, il le faut…