C’en était fait, Gilberte Favoral venait de disposer d’elle-même irrévocablement. Prospère ou misérable, sa destinée désormais dépendait d’un autre. Le branle donné à la roue, elle ne devait plus espérer en régler la direction, pas plus qu’on ne peut prétendre maîtriser la course de la bille d’ivoire lancée sur le plateau de la roulette.
Aussi, au sortir de ce grand orage de passion qui, tout d’un coup, l’avait enveloppée, ressentait-elle un étonnement immense mêlé d’appréhensions inexpliquées et de vagues terreurs.
Rien de changé, en apparence, autour d’elle. Père, mère, frère, amis, gravitaient mécaniquement dans leur orbe accoutumé. Les mêmes faits quotidiens se répétaient monotones et réguliers comme le tic-tac de la pendule.
Et pourtant un événement était survenu, plus prodigieux pour elle qu’un déplacement de montagnes.
Souvent, pendant les semaines qui suivirent, elle se surprenait à répéter à mi-voix :
– Est-ce vrai ? Est-ce seulement possible !
Ou bien elle courait se placer devant une glace, pour s’assurer une fois de plus que rien, sur son visage ni dans ses yeux, ne trahissait le secret qui palpitait en elle.
La singularité de la situation était bien faite d’ailleurs pour la troubler et confondre son esprit.
Dominée par les circonstances, elle avait, au mépris de toutes les idées reçues et des plus vulgaires convenances, écouté les promesses passionnées d’un inconnu, et elle lui avait engagé sa vie. Et le pacte conclu et solennellement juré, ils s’étaient séparés, sans savoir quand des circonstances propices les rapprocheraient de nouveau.
– Et cependant, se disait la pauvre jeune fille, devant Dieu, M. de Trégars est mon fiancé… Il est mon fiancé, et jamais directement nous n’avons échangé un mot. Si nous venions à nous rencontrer dans le monde, il nous faudrait feindre de ne pas nous connaître. S’il passe près de moi dans la rue, il n’a pas le droit de me saluer. Je ne sais où il est, ni ce qu’il devient, ni ce qu’il fait !…
Elle ne l’avait plus revu, en effet ; il n’avait pas donné signe de vie, tant fidèlement il se conformait à la volonté qu’elle avait exprimée. Et peut-être du fond du cœur, et sans se l’avouer, l’eût-elle souhaité moins scrupuleux. Peut-être n’eût-elle pas été bien irritée de le voir quelquefois, comme jadis, se glisser à son passage, sous les vieilles arcades de la rue des Vosges.
Mais tout en souffrant de cette séparation, elle en concevait du caractère de Marius une estime plus haute. Car elle était bien sûre qu’il souffrait autant et plus qu’elle de la contrainte qu’il s’imposait.
Aussi, occupait-il constamment sa pensée. Elle ne se lassait pas de repasser dans son esprit tout ce qu’il avait raconté de son passé ; elle cherchait à se rappeler ses moindres paroles, et jusqu’aux inflexions de sa voix.
Et, à force de vivre ainsi avec le souvenir de Marius de Trégars, elle se familiarisait avec lui, dupe à ce point de l’illusion de l’absence, qu’elle finissait par se persuader qu’elle le connaissait mieux de jour en jour.
Déjà, près d’un mois s’était écoulé, quand, une après-midi encore, en arrivant à la place Royale, elle le reconnut, debout, près de ce banc où ils avaient si étrangement échangé leurs promesses.
Et il la vit bien venir, lui aussi, elle le comprit à son geste. Mais quand elle ne fut plus qu’à quelques pas, il s’éloigna rapidement, laissant sur le banc un journal plié.
Pour bien peu, Mme Favoral l’eût rappelé, afin de le lui rendre. Mlle Gilberte l’en dissuada.
– Bast ! laisse donc, maman, dit-elle, est-ce que cela vaut la peine ?… Et d’ailleurs ce monsieur est trop loin, maintenant…
Mais tout en préparant la tapisserie qu’elle brodait, avec cette dextérité qui jamais ne fait défaut aux jeunes filles les plus naïves, elle glissa le journal dans son panier à ouvrage.
N’était-elle pas sûre qu’il avait été laissé là pour elle !
Aussi, à peine rentrée, courut-elle s’enfermer dans sa chambre, et après d’assez longues recherches à travers les colonnes, elle lut :
« Un des plus riches et des plus intelligents industriels de Paris, M. Marcolet, vient de se rendre acquéreur, à Grenelle, des vastes terrains de la succession Lacoche. Il se propose d’y construire une fabrique de produits chimiques dont la direction serait confiée à M. de T… »
« Quoique fort jeune encore, M. de T… s’est fait un nom par ses remarquables travaux sur l’électricité. Peut-être était-il à la veille de résoudre le problème si controversé de la locomotion par l’électricité, quand la ruine de son père vint arrêter ses études.
« C’est à l’industrie qu’il demande aujourd’hui le moyen de poursuivre ses coûteuses expériences. Il n’est pas le premier à s’engager dans cette voie. N’est-ce pas à l’invention de l’injecteur qui porte son nom, que l’ingénieur Giffard doit la fortune qui lui permet de continuer à chercher la direction des ballons ? Pourquoi M. de T…, qui a le même courage, n’aurait-il pas le même bonheur ?… »
– Ah ! il ne m’oublie pas, se dit Mlle Gilberte, émue jusqu’aux larmes par cet article, qui n’était cependant qu’une réclame rédigée à l’insu de M. de Trégars par M. Marcolet lui-même.
Elle était encore sous cette impression, songeant que déjà Marius était à l’œuvre, lorsque son père lui annonça qu’il avait découvert un mari, lui signifiant d’avoir à le trouver à son goût, puisque lui, le maître, il le jugeait convenable.
De là l’énergie de ses refus.
Mais de là aussi l’imprudente vivacité qui avait éclairé Mme Favoral et qui lui faisait dire :
– Tu me caches quelque chose, Gilberte ?…
Jamais la jeune fille n’avait été aussi cruellement embarrassée qu’elle l’était en ce moment, par cette perspicacité si soudaine et si imprévue.
Devait-elle se confier à sa mère ?
Elle n’y avait en vérité aucune répugnance, bien certaine d’avance de l’inépuisable indulgence de la pauvre femme, sans compter qu’il lui eût été bien doux d’avoir enfin quelqu’un à qui parler de Marius.
Mais elle savait que son père n’était pas homme à renoncer à un projet conçu par lui. Elle savait qu’il reviendrait à la charge obstinément, sans paix ni trêve. Or, comme elle était résolue à résister avec une non moins implacable opiniâtreté, elle prévoyait des luttes terribles, toutes sortes de violences et de persécutions.
Informée de la vérité, Mme Favoral aurait-elle la force de résister à ces orages de tous les jours ? Un moment ne viendrait-il pas, où, sommée par son mari d’expliquer les refus de sa fille, menacée, terrifiée, elle confesserait tout ?…
D’un coup d’œil, Mlle Gilberte évalua le danger, et puisant dans la nécessité une audace bien éloignée de son caractère :
– Tu te trompes, chère mère, dit-elle, je ne t’ai rien caché.
Peu convaincue, Mme Favoral hochait la tête.
– Alors, fit-elle, tu céderas.
– Jamais.
– Il est donc une raison que tu ne me dis pas…
– Aucune, sinon que je ne veux pas te quitter. As-tu pensé, parfois, à ce que serait ton existence, si je n’étais plus là ?… T’es-tu demandé ce que tu deviendrais entre mon père, dont le despotisme se fera plus lourd avec l’âge, et mon frère ?…
Toujours empressée à défendre son fils :
– Maxence n’est pas méchant, interrompit-elle… Va, il saura bien me récompenser des quelques chagrins qu’il me cause…
La jeune fille eut un geste de doute.
– Je le souhaite, chère mère, dit-elle, et de toutes les forces de mon âme, mais je n’ose l’espérer… Son repentir, ce soir, était grand et sincère, mais se le rappellera-t-il demain ?… Ne sais-tu pas, d’ailleurs, que le parti de mon père est bien pris de se séparer de Maxence ?… Te vois-tu seule ici, avec mon père !…
À cette seule perspective, Mme Favoral frissonna.
– Je ne souffrirais pas longtemps, murmura-t-elle.
Mlle Gilberte l’embrassa.
– Eh ! c’est parce que je veux que tu vives pour être heureuse, s’écria-t-elle, que je refuse de me marier. Ne faut-il pas que tu aies ta part de bonheur en ce monde. Va, laisse-moi faire. Sais-tu quels dédommagements l’avenir te réserve ? D’ailleurs, ce parti que mon père m’a choisi ne me convient pas. Un homme de Bourse, qui ne penserait qu’à l’argent, qui vérifierait mes comptes de ménage, comme papa vérifie les tiens, ou qui me chargerait de diamants et de cachemires comme Mme de Thaller, pour servir d’enseigne à sa boutique ?… Non, je n’en veux pas ! Ainsi, mère chérie, sois brave, prends bien le parti de ta fille, et nous serons vite débarrassées de cet épouseur.
– Oh ! ton père te l’amènera, il l’a dit.
– Eh bien ! s’il revient trois fois, il aura du courage…
Mais la porte du salon s’ouvrit brusquement.
– Qu’est-ce que vous complotez encore ? cria la voix irritée du maître. Et toi, madame Favoral, pourquoi ne viens-tu pas te coucher ?…
La pauvre esclave obéit sans mot dire. Et tout en regagnant sa chambre :
– De tristes jours se préparent, pensait Mlle Gilberte. Mais bast ! quand je souffrirais un peu, ne serais-je pas bien à plaindre ? Est-ce que Marius se plaint, lui qui renonce pour moi à ses plus chères espérances, lui qui, si fier et si désintéressé, se fait l’employé de M. Marcolet et ne se préoccupe plus que de gagner de l’argent !
Les tristes prévisions de Mlle Gilberte ne devaient que trop se réaliser.
Lorsque M. Favoral se montra, le lendemain matin, il avait le front assombri et les lèvres contractées de l’homme qui a passé la nuit à ruminer un plan dont il ne s’écartera pas.
Au lieu de partir pour son bureau sans mot dire à personne, selon son habitude, il appela au salon sa femme et ses enfants.
Et après avoir soigneusement poussé le verrou des portes, s’adressant à Maxence :
– Vous allez, lui commanda-t-il, me dresser la liste de vos créanciers… Tâchez de n’en oublier aucun, et que ce soit prêt le plus tôt possible.
Mais Maxence n’était plus le même.
À la suite des reproches si terribles et si mérités de sa sœur, une révolution salutaire s’était opérée en lui. Pendant cette nuit qui venait de s’écouler, il avait réfléchi à sa conduite, depuis quatre ans ; et il en avait été consterné et épouvanté. Son impression avait été celle de l’ivrogne, qui, revenu à la raison, se remémore les actes ridicules ou dégradants qui lui ont été inspirés par l’alcool, et, confus et humilié, se jure de ne plus boire.
Ainsi Maxence s’était fait le serment, et en se jurant bien que ce ne serait pas un serment d’ivrogne, de changer de vie. Et son attitude et son regard annonçaient la fierté des grandes résolutions.
Au lieu de baisser la tête sous le regard irrité de M. Favoral, et de balbutier des excuses et de vagues promesses :
– Vous donner la liste que vous me demandez, est inutile, mon père, répondit-il. Je suis d’âge à porter la responsabilité de mes actes. Je saurai réparer mes folies. Ce que je dois, je le payerai. Aujourd’hui même je verrai mes créanciers et je prendrai des arrangements avec eux.
– Bien, Maxence ! s’écria Mme Favoral ravie.
Mais il n’était pas de retour possible, avec le caissier du Comptoir de crédit mutuel.
– Voilà de belles paroles ! ricana-t-il, seulement je doute que les tailleurs et les chemisiers consentent à s’en payer. C’est pourquoi j’exige cette liste…
– Cependant…
– C’est moi qui payerai. Je n’entends pas que la scène d’hier, à mon bureau, se renouvelle. Il ne peut pas être dit que mon fils est un faiseur de dupes au moment où je trouve pour ma fille un parti inespéré…
Et se tournant vers Mlle Gilberte :
– Car je te suppose revenue à des idées plus raisonnables ? prononça-t-il.
La jeune fille secoua la tête.
– Mes idées sont ce qu’elles étaient hier soir.
– Ah ! ah !
– Ainsi, je vous en supplie, mon père, n’insistez pas. À quoi bon des luttes et des déchirements ? Vous devez me connaître assez pour savoir que, quoi qu’il arrive, je ne céderai pas.
M. Favoral, en effet, avait pu constater la fermeté de sa fille, puisqu’en plusieurs circonstances déjà, il avait dû, selon son expression, baisser pavillon devant elle. Mais il ne pouvait se persuader qu’elle lui résisterait, quand il imposerait sa volonté d’une certaine façon.
– J’ai donné ma parole, fit-il.
– Mais je n’ai pas donné la mienne, mon père…
Il s’animait, ses petits yeux étincelaient, ses pommettes s’empourpraient.
– Et si je te disais, reprit-il, faisant du moins à sa fille l’honneur de maîtriser sa colère, si je te disais que je trouve à ce mariage des avantages immenses, positifs, immédiats…
– Oh ! interrompit-elle, révoltée, oh ! de grâce…
– Si je te disais que j’y ai un intérêt puissant, qu’il est indispensable au succès de vastes combinaisons…
Mlle Gilberte se redressa.
– Je vous répondrais, s’écria-t-elle, qu’il ne me convient pas de servir d’arrhes à vos combinaisons… Ah ! il s’agit… d’une affaire, d’une entreprise, de quelque grosse spéculation, et vous donnez votre fille en guise de pot-de-vin, par dessus le marché… Eh bien ! non. Vous pouvez dire à votre associé que l’affaire est manquée !…
À chaque mot grandissait la colère de M. Favoral.
– Je saurai bien te faire plier, interrompit-il.
– Me briser, peut-être. Me faire plier, jamais.
– Eh bien ! nous verrons. Vous verrez, Maxence et toi, s’il n’est pas de moyens pour un père de soumettre ses enfants révoltés contre son autorité !…
Et sentant qu’il n’était plus maître de lui, il sortit en jurant à faire tomber le crépi des murs de l’escalier.
Maxence frémissait d’indignation.
– Jamais, prononça-t-il, jamais comme en ce moment je n’avais compris l’infamie de ma conduite. Avec un père tel que le nôtre, Gilberte, je devrais être ton défenseur. Et je me suis ôté jusqu’au droit d’intervenir. Mais laisse faire, avec la volonté que j’ai, il ne me faudra pas bien du temps pour tout réparer…
Restée seule, l’instant d’après, Mlle Gilberte s’applaudissait de sa fermeté.
– Marius serait content de moi, pensait-elle…
La récompense ne devait pas se faire attendre. On sonnait à la porte. C’était son vieux professeur, le signor Gismondo Pulci, qui venait lui donner sa leçon quotidienne.
La joie la plus vive éclatait sur son visage plus ridé qu’une pomme à Pâques, et les plus magnifiques espérances riaient dans ses yeux.
– Je savais bien, signora, s’écria-t-il, dès le seuil, que les anges portent bonheur ! De même que tout vous réussit, tout doit réussir à ceux qui vous approchent.
Elle ne put s’empêcher de sourire de l’à-propos du compliment.
– Il vous arrive quelque chose d’heureux, cher maître ? demanda-t-elle.
– C’est-à-dire que je suis sur le chemin de la fortune et de la gloire, répondit-il. Ma renommée s’étend, les élèves se disputent mes leçons…
Mlle Gilberte connaissait trop l’exagération toute italienne du digne maëstro, pour s’étonner.
– Ce matin, poursuivit-il, visité par l’inspiration, je m’étais levé de bonne heure, et je travaillais avec une facilité merveilleuse, quand on frappa à ma porte. Je ne me souviens pas que personne y ait frappé, depuis le jour où votre excellent père est venu me chercher. Surpris, je dis cependant d’entrer, et je vois paraître un grand et robuste jeune homme, à l’air fier et intelligent…
La jeune fille tressaillit.
– Marius ! lui criait une voix.
– Ce jeune homme, continuait le vieil Italien, avait entendu parler de moi et venait solliciter des leçons. Je l’interrogeai et dès les premiers mots je reconnus que son éducation avait été effroyablement négligée, qu’il ignorait les plus vulgaires notions de l’art divin, et que c’est à peine s’il savait distinguer un dièse d’un soupir. C’était vraiment l’A, B, C, qu’il venait me demander de lui enseigner. Tâche laborieuse ! Besogne ingrate ! Mais il témoignait tant de honte de son ignorance et un si grand désir de s’instruire, que j’en étais ému. Puis, sa physionomie me prévenait en sa faveur, j’avais remarqué le timbre de sa voix d’un métal supérieur, enfin il m’offrait soixante livres par mois… Bref, il est mon élève.
Tant bien que mal, Mlle Gilberte abritait sa rougeur derrière un cahier de musique.
– Nous sommes restés plus de deux heures à causer, disait le bon et naïf maëstro, et je lui crois de très-grandes dispositions. Malheureusement, il ne peut prendre leçon que deux fois la semaine. Quoique gentilhomme, il travaille, et quand il s’est déganté pour me remettre un mois d’avance, j’ai vu qu’une de ses mains était noircie et comme brûlée par quelque acide. Mais n’importe, signora, soixante livres par mois, avec ce que me donne votre digne père, c’est la fortune. La fin de ma carrière n’aura pas les privations du début. Le lever du jour aura été sombre, mais le coucher du soleil sera beau…
Ainsi, plus de doutes pour la jeune fille, M. de Trégars avait trouvé ce moyen d’avoir de ses nouvelles et de lui donner des siennes…
L’impression qu’elle en ressentit ne contribua pas peu à lui donner la patience d’endurer l’obstinée persécution de M. Favoral, lequel, deux fois par jour, ne manquait pas de lui répéter :
– Apprête-toi à recevoir convenablement mon protégé, samedi. Je ne l’ai pas invité à dîner, il passera seulement la soirée avec nous.
Et il prenait pour un commencement de soumission le ton froid avec lequel elle lui répondait :
– Croyez bien que cette présentation est inutile.
Aussi, le fameux jour venu, disait-il à ses hôtes du samedi, M. et Mme Desclavettes, M. Chapelain et le papa Desormeaux :
– Eh ! eh !… Vous allez sans doute voir un futur gendre.
À neuf heures, on venait de passer au salon, quand un roulement de voiture réveilla la rue Saint-Gilles.
– Le voilà ! s’écria le caissier du Crédit mutuel.
Et ouvrant une fenêtre :
– Gilberte, ajouta-t-il, viens vite voir sa voiture et ses chevaux.
Elle ne bougea pas, mais M. Desclavettes et M. Chapelain accoururent. Il faisait nuit, malheureusement, et de tout l’équipage on n’apercevait que les lanternes, brillant comme des soleils.
Presque aussitôt, la porte du salon s’ouvrit, et la servante qui avait été stylée à l’avance, annonça :
– Monsieur Costeclar.
Se penchant à l’oreille de Mme Favoral assise près d’elle sur un canapé :
– Ah ! il est très-bien, ce jeune homme, murmura Mme Desclavettes, il est vraiment fort bien.
Positivement, il croyait l’être. Geste, attitude, sourire, tout en M. Costeclar trahissait la parfaite satisfaction de soi et l’assurance de l’homme blasé par le succès.
Sa tête, fort petite, n’avait plus guère de cheveux, mais ils étaient artistement ramenés vers les tempes, séparés par le milieu et coupés courts autour du front. Son teint plombé, sa lèvre blême et son œil morne n’annonçaient pas précisément une richesse exagérée du sang, mais il avait un grand diable de nez tranchant et recourbé comme une serpe, et sa barbe, de couleur indécise, taillée à la Victor-Emmanuel, faisait le plus grand honneur au perruquier qui la cultivait.
Même quand on le voyait pour la première fois, on s’imaginait le reconnaître, tant il ressemblait à trois ou quatre cents de ses pareils qui se croisent chaque jour dans les parages du café Riche, et qu’on rencontre partout où court la foule qui a la prétention de s’amuser, à la Bourse ou au bois, aux premières représentations, juste assez cachés pour être bien vus au fond des avant-scènes garnies de demoiselles à chignons surprenants ; aux courses, dans les voitures où l’on boit du vin de Champagne à la santé du vainqueur.
Il avait, pour la circonstance, arboré avec son plus grand air le costume de rigueur : l’habit noir à larges manches, la chemise décolletée et le gilet en cœur retenu vers le nombril par un unique bouton.
– Tout à fait un homme du monde ! dit encore Mme Desclavettes.
M. Favoral s’était précipité à sa rencontre, mais il lui épargna, en se hâtant, la moitié du chemin, et lui prenant les deux mains :
– Vous ne sauriez croire, cher ami, commença-t-il, combien je suis sensible à l’honneur que vous me faites, en me recevant au milieu de votre aimable famille et de vos respectables amis…
Et il saluait à la ronde, en s’exprimant ainsi d’un ton sec où perçait la condescendance d’un grand seigneur en visite chez des bourgeois.
– Je veux vous présenter à ma femme, interrompit le caissier du Crédit mutuel.
Et l’entraînant vers Mme Favoral :
– Monsieur Costeclar, chère amie, fit-il, l’ami dont nous nous sommes si souvent entretenus.
M. Costeclar s’inclinait, bombant les épaules, arrondissant en cerceau sa maigre échine et laissant pendre ses bras en avant :
– Je suis trop l’ami de ce cher Favoral, madame, prononça-t-il, pour ne pas vous connaître dès-longtemps, pour ignorer vos mérites et ne pas savoir qu’il vous doit ce bonheur paisible dont il jouit et que chacun lui envie…
Debout, près de la cheminée, les hôtes ordinaires du samedi suivaient avec le plus vif intérêt les évolutions du prétendant.
Deux d’entre eux, M. Chapelain et le papa Desormeaux étaient fort à même de le juger à sa valeur, mais en affirmant qu’il gagnait cent mille écus par an, M. Favoral lui avait, en quelque sorte, jeté sur les épaules ce fameux manteau ducal qui cachait toutes les gibbosités.
– Il a la langue bien pendue, souffla la bonhomme Desclavettes à l’oreille de M. Desormeaux.
D’un coup de coude le chef de bureau lui imposa silence. C’était pour lui le moment le plus intéressant.
Sans attendre la réponse de sa femme, M. Favoral venait d’attirer son protégé devant Mlle Gilberte.
– Chère fille, dit-il, monsieur Costeclar, l’ami dont je t’ai parlé.
M. Costeclar s’inclina plus bas et bomba encore ses épaules, mais la jeune fille le toisa d’un regard si glacial, que sa langue, toute bien pendue qu’elle fût, restait comme gelée dans sa bouche, et qu’il ne trouvait rien à balbutier, sinon :
– Mademoiselle…, l’honneur…, le plus humble de vos admirateurs…
Heureusement, Maxence était debout à trois pas ; il se rejeta sur lui, et lui saisissant la main, qu’il secoua :
– J’espère, cher monsieur, dit-il, que nous serons bientôt amis intimes. Votre excellent père, dont vous êtes la plus chère préoccupation, m’a bien souvent parlé de vous. Les événements, à ce qu’il m’a confié, n’ont pas jusqu’ici répondu à vos désirs. Bast ! c’est un mince malheur à votre âge. Ce n’est pas du premier coup, à notre époque, qu’on trouve sa voie, celle qui mène à la fortune. Vous trouverez la vôtre. De ce moment, je mets à vos ordres mon influence et mon savoir-faire, et si vous voulez me prendre pour guide…
Maxence avait retiré sa main.
– Je vous suis fort obligé, Monsieur, répondit-il froidement, mais je me tiens pour content de mon sort et me crois assez grand pour marcher seul…
Tout autre que M. Costeclar eût été un peu décontenancé. Il l’était si peu que c’était à croire qu’il avait été prévenu et s’attendait à cet accueil.
Il pirouetta sur les talons et s’avança vers les amis de M. Favoral avec un sourire trop avenant pour qu’on n’y lût pas son désir de conquérir leur suffrage.
On était alors aux premiers jours de juin 1870. Nul encore ne pouvait prévoir les effroyables désastres dont devait être marquée la fin de cette année fatale. Et cependant, la France était en proie à cet indéfinissable malaise qui précède les grandes convulsions sociales. Le plébiscite n’avait pas rétabli la confiance ébranlée. Chaque jour les rumeurs les plus inquiétantes circulaient, et c’est avec une sorte de passion qu’on recherchait les nouvelles.
Or, M. Costeclar était excellemment renseigné.
Il avait dû, en venant, toucher au boulevard des Italiens, le terrain béni où chaque soir la petite Bourse travaille à la prospérité financière du pays. Il avait traversé le passage de l’Opéra qui est, comme chacun sait, l’entrepôt des informations les plus exactes et les plus sûres. Donc on pouvait le croire.
Il s’était adossé à la cheminée, et s’emparant de la conversation, il parlait, il parlait…
Étant à la hausse, il voyait tout en beau. Il croyait à l’éternité du second Empire. Il chantait les louanges du nouveau cabinet. Il était prêt à verser tout son sang pour Émile Olivier.
Des gens se plaignaient bien, avouait-il, du ralentissement et de la difficulté des affaires, mais ces gens, à son avis, n’étaient que des baissiers. Jamais les affaires n’avaient été si brillantes. En aucun temps la prospérité n’avait été si grande. Les capitaux affluaient. Les institutions de crédit prospéraient. Toutes les valeurs montaient. Toutes les poches étaient pleines à craquer…
Et les autres écoutaient, étonnés de cette intarissable faconde, de ce « bagout » plus pailleté d’or que l’eau-de-vie de Dantzig, dont les commis-voyageurs de la Bourse grisent leurs pratiques…
Tout à coup :
– Mais vous m’excuserez, dit-il, en se précipitant vers l’autre bout du salon…
C’est que Mme Favoral venait de se lever et de sortir, pour commander à sa bonne de servir le thé.
La place était libre au près de Mlle Gilberte, M. Costeclar s’y précipitait.
– Il sait son métier, grommela M. Desormeaux.
– Assurément, dit M. Desclavettes, si j’avais en ce moment des fonds disponibles…
– Je m’estimerais heureux de l’avoir pour gendre, déclara M. Favoral.
Il y tâchait de son mieux. Venu pour faire sa cour, il la faisait. Interloqué par le premier regard de Mlle Gilberte, il avait retrouvé toute sa verve.
C’est son portrait qu’il esquissait d’abord.
Il venait d’atteindre la trentaine, et avait expérimenté le fort et le faible de la vie. Il avait eu des succès, mais il s’en était dégoûté. Ayant sondé le vide de ce qu’on appelle le plaisir, il ne souhaitait plus rien que rencontrer une compagne dont les vertus et les grâces fixeraient le bonheur à son foyer…
Il ne pouvait pas ne pas remarquer l’air distrait de la jeune fille, mais il avait, pensait-il, des moyens de forcer son attention.
Et il poursuivait, disant qu’il se sentait du bois dont on fait les maris-modèles. D’avance son plan était fait. Sa femme serait libre. Elle aurait ses chevaux et sa voiture à elle, sa loge aux Italiens et à l’Opéra, et un compte ouvert chez Worth et Van Klopen. Quant aux diamants, il en faisait son affaire. Il tenait à ce que le luxe de sa femme fût remarqué et même cité dans les journaux.
Posait-il les termes d’un marché ?
C’était, en ce cas, si brutalement, que Mlle Gilberte toute ignorante qu’elle fût de la vie, se demandait dans quel monde ce pouvait bien être qu’il avait eu des succès.
Et révoltée :
– Malheureusement, dit-elle, la Bourse est perfide, et tel qui roule aujourd’hui voiture n’aura pas de souliers demain.
M. Costeclar s’inclina en souriant.
– Précisément, fit-il, un mariage met à l’abri de tels revers.
– Ah !
– Il n’est pas un homme dans les affaires, qui, en se mariant, ne reconnaisse à sa femme une fortune… raisonnable. Je reconnaîtrai à la mienne six cent mille francs.
– De sorte que s’il vous survenait un… accident ?
– Nous jouirions de trente mille livres de rentes à la barbe des créanciers…
Toute rouge de honte, la jeune fille se redressa.
– Mais alors, dit-elle, ce n’est pas une femme que vous cherchez, monsieur, c’est un complice !…
Il fut sauvé de l’embarras d’une réponse, par la servante qui entrait portant le thé. Il en accepta une tasse. Et après deux ou trois anecdotes, jugeant avoir assez fait pour une première fois, il se retira, et l’instant d’après on entendit le roulement de sa voiture, lancée au galop.