C’était un curieux spectacle que le retour de ces braves, pour qui on avait enrichi la langue verte du significatif vocable de « franc-fileur. »
Ils n’étaient pas si fiers qu’on les a vus depuis.
Assez embarrassés de leur contenance au milieu d’une population toute frémissante encore des émotions du siége, ils avaient le bon goût de chercher des prétextes à leur absence.
– J’ai été coupé, affirmait le baron de Thaller. J’étais allé en Suisse, mettre en sûreté ma femme et ma fille ; quand j’ai voulu rentrer, bonsoir ! les Prussiens avaient fermé les portes. Pendant plus de huit jours, j’ai erré autour de Paris, cherchant une issue, je n’y ai rien gagné que d’être soupçonné d’espionnage, arrêté, et pour un peu plus, on me fusillait net.
– Moi, déclarait M. Costeclar, je prévoyais ce qui est arrivé. Je savais que c’était au dehors, pour organiser des armées de secours, qu’il faudrait des hommes. Je suis allé offrir mes services au gouvernement de la Défense, et tout Bordeaux a pu me voir botté, éperonné, prêt à partir…
Et en conséquence, il sollicitait la croix, et ne désespérait pas de l’obtenir, par la toute-puissance de ses relations financières.
– Un tel l’a bien obtenue, répondait-il aux objections. Et il nommait celui-ci ou cet autre, dont les faits d’armes se bornaient à s’être promené au soleil, galonné jusqu’aux épaules.
– Mais c’est moi qui la mériterais, cette croix, soutenait M. Jottras jeune, car moi, du moins, j’ai rendu des services.
Et il racontait qu’après avoir fouillé toute l’Angleterre pour y découvrir des armes, il s’était embarqué pour New-York où il avait acheté des masses de fusils et de cartouches, et jusqu’à des batteries de canons.
Il avait beaucoup souffert pendant ce dernier voyage, ajoutait-il, et cependant il ne le regrettait pas, puisqu’il lui avait fourni l’occasion d’étudier sur place les mœurs financières de l’Amérique. Et il en revenait avec assez d’idées pour faire la fortune de trois ou quatre sociétés au capital de vingt millions.
– Ah ! ces Américains, s’écriait-il, voilà des hommes qui comprennent les affaires ! Près d’eux, nous ne sommes que des enfants.
C’est par M. Chapelain, par les Desclavettes et par le papa Desormeaux que les nouvelles arrivaient rue Saint-Gilles.
C’était aussi par Maxence, dont le bataillon avait été licencié, et qui, en attendant mieux, s’était casé, à titre de commis auxiliaire, au chemin de fer d’Orléans, où il gagnait deux cents francs par mois.
Car M. Favoral, lui, ne voyait ni n’entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui. Son travail l’absorbait entièrement. Il partait de meilleure heure, rentrait plus tard, et en perdait le boire et le manger.
Il disait à ses amis que les affaires reprenaient d’une manière inespérée, qu’il y avait des fortunes à gagner pour tous les gens qui avaient de l’argent comptant, et qu’il fallait bien rattraper le temps perdu.
Il prétendait que l’indemnité énorme à payer aux Prussiens allait exiger un immense mouvement de capitaux, des combinaisons financières, un emprunt, et qu’il ne se remue pas tant de milliards sans qu’il tombe quelques petits millions dans les poches intelligentes.
Éblouis par la seule énumération de ces sommes fabuleuses :
– Ce diable de Favoral, disaient les autres, est bien capable de doubler ou de tripler sa fortune. Décidément, sa fille sera un fameux parti !…
Hélas ! jamais Mlle Gilberte n’avait eu au cœur tant de haine et de dégoût pour cet argent, la seule préoccupation, l’unique sujet de conversation des gens qui l’entouraient ; pour cet argent maudit qui s’était élevé comme une insurmontable barrière entre elle et Marius.
C’est que déjà deux semaines s’étaient écoulées depuis le complet rétablissement des communications, et M. de Trégars n’avait pas donné signe de vie.
C’est avec d’indicibles battements de cœur qu’elle attendait, chaque jour, l’heure de la leçon du signor Gismondo Pulci, et plus douloureuses à chaque fois étaient ses angoisses, quand elle l’entendait s’écrier :
– Rien, pas une ligne, pas un mot. L’élève a oublié son vieux maître…
Mais la jeune fille savait bien que Marius n’oubliait pas. Son sang se glaçait dans ses veines, quand elle lisait dans les journaux l’interminable liste de ces pauvres soldats qui, pendant l’invasion, avaient succombé, les plus heureux, sous les balles prussiennes, les autres, le long des chemins, dans la boue ou dans la neige, de froid, de fatigue, de misère, de besoin…
Elle ne pouvait écarter de son esprit le souvenir de cette vision funèbre qui l’avait tant épouvantée, et elle se demandait si ce n’était pas un de ces pressentiments inexplicables, dont on cite des exemples, et qui annoncent la mort d’une personne aimée.
Seule, dans sa petite chambre, le soir, elle retirait de la cachette où elle la conservait précieusement cette lettre que Marius lui avait confiée, en lui recommandant de ne l’ouvrir que lorsqu’elle serait sûre qu’il ne reviendrait pas.
Elle était très-volumineuse, renfermée dans une épaisse enveloppe scellée de cire rouge aux armes de Trégars, et Mlle Gilberte, souvent, s’était demandée ce qu’elle pouvait bien contenir. Et maintenant elle frissonnait en se disant que peut-être elle avait le droit de rompre le cachet.
Et personne à qui demander une parole d’espoir ! En être réduite à cacher ses larmes et à essayer de sourire ! Être condamnée à inventer des prétextes, pour les gens qui s’étonnaient de voir se flétrir, en sa fleur, son exquise beauté ; pour sa mère, dont l’inquiétude était sans bornes, de la voir ainsi pâle et les yeux rougis, minée par une fièvre continuelle.
Marius, en partant, lui avait bien légué un ami, le comte de Villegré, et si quelqu’un savait quelque chose, c’était lui. Mais elle ne voyait nul moyen d’en rien apprendre sans risquer son secret. Lui écrire ? Rien n’était si aisé, puisqu’elle avait son adresse, rue Taranne. Mais où lui dire d’adresser sa réponse ? Rue Saint-Gilles ? Impossible ! Elle avait la ressource de l’aller trouver, ou de lui donner un rendez-vous aux environs. Mais comment se dérober une heure, sans éveiller les soupçons de Mme Favoral ?
Parfois la pensée lui venait de se confier à Maxence qui, avec une admirable constance, travaillait à racheter son passé. Mais quoi ! il lui faudrait donc avouer la vérité, lui avouer qu’elle, Gilberte, elle avait prêté l’oreille aux propos d’un inconnu, rencontré par hasard, dans la rue, et qu’elle l’aimait, et qu’elle n’attendait rien d’heureux ou de malheureux que de lui !… Elle n’osait pas. Elle ne pouvait prendre sur elle de surmonter la honte d’une telle situation…
Le désespoir la gagnait, le jour où le signor Pulci lui arriva rayonnant, et s’écriant dès le seuil :
– J’ai des nouvelles !…
Et tout de suite, sans s’étonner du trouble affreux de la jeune fille, qu’il attribuait à l’intérêt qu’elle lui portait, à lui, Gismondo Pulci :
– Je ne les ai pas eues directement, poursuivit-il, mais par un respectable seigneur à longues moustaches blanches et décoré, qui, ayant reçu une lettre de mon cher élève, a daigné venir chez moi, me la lire…
Le digne maëstro n’en avait pas oublié un mot de cette lettre, et c’est presque textuellement qu’il la rapportait :
Six semaines après s’être engagé, son élève avait été nommé caporal, puis sergent, puis sous-lieutenant. Il avait pris part à tous les combats de l’armée de la Loire sans recevoir une égratignure. Mais à la bataille du Mans, en ramenant ses soldats qui pliaient, il avait reçu deux coups de feu en pleine poitrine. Transporté mourant à une ambulance, il était resté trois semaines entre la vie et la mort, ayant perdu toute conscience de soi. Depuis vingt-quatre heures il avait repris connaissance et il en profitait pour se rappeler à l’affection de ses amis. Tout danger avait disparu. Il ne souffrait presque plus, on lui promettait qu’avant un mois il serait sur pied, et en état de rentrer à Paris.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Mlle Gilberte respira à pleins poumons.
Mais on l’eût bien surprise, si on lui eût affirmé qu’un jour approchait où elle bénirait ces blessures qui retenaient Marius sur un lit d’hôpital.
Il en fut ainsi cependant.
Mme Favoral et sa fille étaient seules, un soir, à la maison, lorsque des clameurs s’élevèrent de la rue, dominées par les refrains que hurlaient des voix avinées, accompagnées de roulements sourds et continus.
Elles coururent à la fenêtre. Des gardes nationaux venaient de s’emparer des canons déposés à la place Royale. Le règne de la Commune commençait.
En moins de quarante-huit heures, on en fut à regretter les pires journées du siége. Sans chefs, sans direction, les honnêtes gens perdaient la tête. Tous les braves revenus à l’armistice s’étaient envolés. Bientôt on en fut réduit à se cacher ou à fuir pour éviter d’être incorporé dans les bataillons de la Commune. Nuit et jour, autour de l’enceinte, pétillait la fusillade et tonnait l’artillerie.
De nouveau, M. Favoral avait renoncé à aller à son bureau. À quoi bon ! Parfois, d’un air singulier, il disait à sa femme et à sa fille :
– Pour le coup, c’est bien la liquidation, Paris est perdu !
Elles durent le croire, lorsque arriva la lutte de la dernière heure, quand aux détonations du canon et à l’explosion des obus, elles sentirent leur maison trembler jusque dans ses fondations, quand au milieu de la nuit elles virent leur appartement éclairé comme en plein jour par les flammes de l’incendie du Grenier de réserve et des maisons de la place de la Bastille et de l’Hôtel de Ville… Et dans le fait, le rapide mouvement des troupes sauva seul Paris de la destruction.
Mais, dès la fin de la semaine suivante, le calme commençait à renaître, et Mlle Gilberte apprenait le retour de Marius.