XVIII

On venait d’apprendre, en effet, que le chemin de fer de l’Ouest, resté le dernier ouvert à la circulation, était définitivement coupé.

Paris était investi.

Et si rapide avait été l’investissement, que c’est à peine si on y pouvait croire.

C’est par bandes, que les gens se portaient sur les points culminants, sur les buttes Montmartre et sur les hauteurs du Trocadéro. Des loueurs de télescopes s’y étaient installés, et c’était à qui appliquerait son œil à l’oculaire pour interroger l’horizon et y chercher les Prussiens.

On ne découvrait rien. Les campagnes lointaines gardaient leur aspect tranquille et riant, aux rayons d’un tiède soleil d’automne.

De sorte que véritablement il fallait un effort d’imagination pour se pénétrer de la sinistre réalité, pour se persuader que véritablement Paris, avec ses deux millions d’habitants, était comme retranché du monde et séparé du reste de la France par un infranchissable cercle de fer.

On devinait le doute, et comme un vague espoir, à l’accent des gens qui s’abordant au milieu des rues se disaient :

– Eh bien ! c’est fini, nous ne pouvons plus sortir, les lettres mêmes ne passent plus, nous voilà sans nouvelles !…

Mais le lendemain, qui était le 19 septembre, les plus incrédules furent convaincus.

Pour la première fois, Paris tressaillit aux roulements sourds du canon tonnant sur les hauteurs de Châtillon.

Le siége de Paris, ce siége sans exemple dans l’histoire, commençait.

La vie des Favoral, pendant ces interminables jours d’angoisses et de souffrances, fut celle de cent mille autres familles.

Incorporé dans le bataillon de son quartier, le caissier du Crédit mutuel s’en allait, deux ou trois fois la semaine, de même que tous ses voisins, monter la garde aux remparts. Service inutile peut-être, mais que ne croyaient pas tel ceux qui le faisaient, service fort pénible, en tout cas, pour de pauvres bourgeois accoutumés au bien-être de leur boutique ou de leur bureau.

Assurément, il n’y avait rien d’héroïque à piétiner dans la boue, à recevoir la pluie sur le dos, à coucher à terre ou sur de la paille malpropre, à rester en sentinelle par des froids de dix degrés. Mais on meurt d’une fluxion de poitrine tout aussi sûrement que d’une balle prussienne, et beaucoup en mouraient.

Maxence, lui, apparaissait rarement rue Saint-Gilles.

Engagé dans un bataillon de francs-tireurs, il faisait le coup de fusil aux avant-postes.

Et quant à Mme Favoral et à Mlle Gilberte, leurs journées se passaient à se procurer de quoi vivre. Levées avant le jour, par la pluie ou par la neige, elles s’en allaient faire la queue à la porte de la boucherie, où après des heures d’attente, elles recevaient un mince morceau de viande de cheval.

Seules, le soir, au coin de l’âtre où fumaient quelques branches de bois vert, elles sursautaient à chacune des détonations lointaines du canon.

À chaque coup qui faisait grelotter les vitres, Mme Favoral se disait que c’était peut-être celui-là qui tuait son fils.

Mlle Gilberte, elle, songeait à Marius de Trégars.

Les jours maudits de novembre et de décembre étaient arrivés. On ne parlait que de batailles sanglantes autour d’Orléans…

Elle se représentait Marius, mortellement blessé, agonisant sur la neige, seul, sans secours, sans un ami pour recueillir sa volonté suprême et son dernier soupir.

Un soir, la vision fut si nette et l’impression si vive, qu’elle se dressa toute pâle en poussant un grand cri.

– Qu’est-ce ? interrogea Mme Favoral épouvantée. Qu’as-tu ?…

Plus clairvoyante, l’excellente femme eût facilement obtenu le secret de sa fille, car Mlle Gilberte était hors d’état de rien nier.

Elle se contenta d’une explication qui n’en était pas une. Elle n’eut pas un soupçon, quand la jeune fille lui répondit avec un sourire contraint :

– Ce n’est rien, chère mère, rien qu’une idée absurde qui m’a traversé l’esprit…

Chose étrange ! jamais le caissier du Crédit mutuel n’avait été pour les siens ce qu’il fut durant ces mois d’épreuves.

Pendant les premières semaines de l’investissement, il s’était montré inquiet, agité, nerveux, il errait dans la maison comme une âme en peine, il avait des accès d’inconcevable prostration pendant lesquels on voyait des larmes rouler dans ses yeux, puis des crises de colère sans motif.

Mais chaque jour qui s’était écoulé avait paru verser le calme dans son âme.

Petit à petit, il était devenu pour sa femme si indulgent et si affectueux, que la pauvre idiote en était toute attendrie. Il avait pour sa fille des prévenances dont elle ne revenait pas.

Souvent, lorsque le temps était beau, il leur offrait le bras, et les promenait le long des quais, jusqu’au mur d’enceinte, vers un endroit occupé par un bataillon du quartier.

Deux fois il les conduisit à Saint-Ouen, où campaient les francs-tireurs dont Maxence faisait partie.

Un autre jour, il voulait absolument les mener visiter l’hôtel de M. de Thaller dont la surveillance lui avait été confiée. Elles refusèrent, et au lieu de se fâcher comme il n’eût pas manqué de le faire autrefois, il se mit à décrire les splendeurs des appartements, les meubles magnifiques, les tapis et les tentures, les tableaux de maîtres, les objets d’art, les bronzes, enfin tout ce luxe éblouissant dont les financiers se servent à peu près comme les chasseurs du miroir où viennent se prendre les alouettes.

D’affaires, il n’en était plus question.

S’il allait, le matin, jusqu’au Comptoir de crédit mutuel, c’était uniquement, disait-il, pour l’acquit de sa conscience.

– De loin en loin, M. Saint-Pavin et le plus jeune des MM. Jottras poussaient jusqu’à la rue Saint-Gilles.

Ils avaient suspendu, l’un les payements de sa maison de banque, l’autre la publication du Pilote financier.

Mais ils n’étaient pas inoccupés pour cela, et au plus fort de la détresse publique, ils trouvaient encore le moyen de spéculer, on ne savait sur quoi, et de réaliser des bénéfices. Ils raillaient d’ailleurs agréablement les imbéciles qui prenaient la défense au sérieux, et imitaient le plus plaisamment du monde, la tournure qu’avaient sous leur capote de soldat trois ou quatre de leurs amis qui s’étaient fait inscrire dans les bataillons de marche.

Ils se vantaient de n’endurer aucune privation, et de savoir toujours où prendre du beurre frais pour assaisonner les larges tranches de bœuf qu’ils avaient l’art de se procurer.

Mme Favoral les entendait rire aux éclats, et M. Saint-Pavin, le directeur du Pilote financier, s’écriait :

– Allons ! allons ! nous serions des sots de nous plaindre. C’est une liquidation générale sans risques et sans frais.

Même leur gaieté avait quelque chose de révoltant ; car on était à la dernière, à la plus aiguë période du siége.

Les plus optimistes disaient au début :

– Si Paris tient six semaines, ce sera tout le bout du monde.

Or, il y avait plus de quatre mois que durait l’investissement.

La population en était réduite à des aliments sans nom, le pain manquait, les blessés, faute d’un peu de bouillon, mouraient dans les ambulances ; c’est par centaines qu’on conduisait au cimetière les enfants et les vieillards ; sur la rive gauche, les obus pleuvaient, le froid était atroce et on n’avait plus de bois.

Et cependant nul ne se plaignait.

Du sein de cette ville de deux millions d’habitants, pas une voix ne s’élevait pour redemander le bien-être, la santé, la vie même, au prix d’une capitulation.

Les hommes clairvoyants n’avaient jamais espéré que Paris se débloquerait seul.

Mais ils pensaient qu’en tenant ferme, et en retenant les Prussiens sous ses forts, Paris donnerait à la France le temps de se reconnaître, de lever des armées et de se ruer sur l’ennemi.

Là était le devoir de Paris, et Paris devait le remplir jusqu’aux dernières limites du possible, comptant pour une victoire chaque jour qu’il gagnait.

Tant de souffrances, malheureusement, devaient être inutiles.

L’heure fatale sonna, où les vivres épuisés, il fallut se rendre.

Trois jours durant, les Prussiens campèrent dans les Champs-Élysées, dévorant du regard cette ville, l’objet de leurs ardentes convoitises, ce Paris où tout victorieux qu’ils étaient, ils n’avaient pas osé s’aventurer.

Puis les communications furent rétablies, et un matin, en recevant une lettre de Suisse :

– C’est du baron de Thaller ! s’écria M. Favoral.

Précisément, le directeur du Crédit mutuel était un homme prudent. Agréablement installé en Suisse, il ne s’y déplaisait pas, et avant de rentrer à Paris, il tenait à se bien assurer qu’il n’y courrait aucuns risques…

Sur les assurances que lui donna M. Favoral, il se mit en route, et presque en même temps que lui, reparurent l’aîné des MM. Jottras et M. Costeclar.

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